Quelques réflexions de Gisèle De Failly sur le besoin d'expression
L’enfant est actif et l’activité est le ressort même de son développement. Mais l’activité est un phénomène complexe qui risque, comme tout phénomène vivant, d’être faussé par l’analyse. Tout en engageant globalement et entièrement l’enfant, l’activité peut prendre de nombreuses formes qui s’entremêlent et résistent au classement.
Ainsi, une activité comme le jeu de ballon avec des camarades fait appel au mouvement, à la force, à l’adresse, à l’intelligence, à l’ingéniosité, au sens social, à l’expression. Elle met en jeu tout l’individu. Cependant, nous lui reconnaissons, dans le langage courant, une dominante physique. Ce même jeu s’il donne lieu à des inventions ou des recherches personnelles pourra avoir un autre caractère. Certaines activités manifestent plus particulièrement l’expression de l’enfant, ce qui n’exclut pas que de nombreuses composantes - habilité manuelle ou corporelle, imagination, par exemple - y aient leur place.
En effet, l’expression est une des formes du besoin plus général d’activité. Elle est si importante qu’elle mérite d’être étudiée en elle-même et que de nombreux et remarquables ouvrages lui sont consacrés. Mais ces ouvrages, écrits par des artistes qui relatent leur expérience, se rapportent pour la plupart à un type particulier d’expression (dramatique, musicale, corporelle, plastique, écrite, orale, poétique) et l’envisagent habituellement du point de vue de la forme d’art familière à l’auteur.
Pour nous, écrire sur le besoin d’expression aurait été une entreprise ambitieuse et même téméraire si nous n’avions accepté à l’avance de n’en aborder que quelques aspects très liés à notre pratique pédagogique quotidienne. Nous nous en tiendrons à ce que notre expérience a pu nous apprendre et à ce que tant d’éducateurs éclairés, tant de psychologues, d’écrivains ou d’artistes ont pu, par leur exemple ou leurs écrits, nous aider à comprendre.
Les pionniers de l’éducation nouvelle, dès la fin du siècle dernier, considéraient le besoin d’expression comme vital pour les enfants et revendiquaient une place prépondérante pour l’expression à l’école en tant que moyen de formation et de culture. Mais l’enseignement traditionnel, hors l’école maternelle, restait sourd et même un peu méprisant à ces appels. La notion d’ « arts d’agréments » subsistait et subsiste encore. Pouvait-on enlever aux apprentissages de base un temps qui semblait perdu ?
L’éducation telle qu’elle a été conçue jusqu’à aujourd’hui considère l’expression comme une technique à acquérir, et bien que l’expression orale et écrite ait une place de choix dans les programmes scolaires, les enfants, il faut le constater, n’ont pas le droit de s’exprimer : l’école exige le silence. « Taisez-vous, dit le maître, afin que je puisse parler et vous instruire ». Il pourrait ajouter : et aussi m’exprimer moi-même. « Communiquer » est l’une des fautes les plus répréhensibles de l’écolier. Le terme nous fait sourire aujourd’hui alors que le besoin de communication entre les êtres est universellement reconnu.
Depuis de nombreuses années pourtant, les psychologues, les médecins, les sociologues ont apprécié l’importance de l’expression dans notre vie : l’idée première de la psychanalyse n’est-elle pas la recherche et la libération de soi-même par l’expression ? La psychologie des groupes l’envisage sous un angle un peu différent et, par des expériences et études multiples, en a mis au jour des éléments nouveaux, eux-mêmes points de départ de nouvelles découvertes. Mais le besoin d’expression, dont l’étude restait limitée à nos milieux éducatifs ou médicaux, a explosé soudain sur la place publique en mai 1968 comme une des premières exigences de tous ceux - enfants, jeunes et adultes - que leur situation place en état de dépendance et qui n’ont que « le droit de se taire » en face d’autres, plus forts ou mieux pourvus, et de s’insérer dans des structures solidement établies. La vague a déferlé avec une force qui marque la violence développée et contenue par notre organisation scolaire et sociale et pose à tous les niveaux un problème qui, s’il n’est pas nouveau, est du moins mis en évidence de telle manière qu’on ne peut plus l’ignorer. La nécessité d’aller à sa source, le besoin d’expression de l’enfant, est évidente.
Il est hors de doute que ce phénomène collectif a été en grande partie la manifestation d’un besoin fondamental non satisfait et même interdit pendant toute l’enfance et l’adolescence. Les affiches et graffiti portant le mot « expression » furent nombreux, allant jusqu’à l’absurde.
« Je n’ai rien à dire, mais je veux le dire ». Dans son ironie, qui n’a certainement pas échappé à son auteur, ce mot dénote un sentiment confus d’idées, de sensations, de revendications insuffisamment conscientes pour être traduites en paroles mais qui témoignent d’un puissant besoin de s’exprimer, c’est-à-dire « d’être », « d’exister par rapport à soi et aux autres ».
Espérons que cet événement étonnant parviendra à renverser les habitudes séculaires – ou millénaires - et que les intéressés finiront par réussir là où les efforts des éducateurs les plus avancés n’ont rencontré qu’indifférence, incompréhension ou hostilité. Déjà, des instances de dialogues sont ouvertes où lycéens, parents, étudiants « peuvent parler » et l’on sait qu’il faudra de plus en plus tenir compte de ces « usagers ». Mais les méthodes pédagogiques, elles aussi, devront inéluctablement changer ; l’expression verbale et toutes les formes d’expression devront avoir leur place dans la vie scolaire avec la même valeur que les disciplines actuellement privilégiées. Du point de vue pédagogique, le mot « expression » recouvre des notions très diverses que nous tenterons d’éclaircir. Son usage est parfois impropre : il s’applique souvent, actuellement, dans les cercles qui se préoccupent de l’éducation des enfants et des adultes, aux activités de loisir, par opposition aux activités de caractère scolaire.
Cette distinction nous paraît inexacte. Ce n’est pas tant la nature de l’activité qui est en jeu dans « l’expression », car toute activité est, dans une mesure plus ou moins grande, une manifestation de soi : sa valeur expressive dépend surtout des conditions dans lesquelles elle s’exerce. De toute façon le mot a fait fortune. Des stages « d’activités d’expression », très différents dans leur contenu, sont annoncés par de nombreux organismes.
Sous le nom d’expression, il est d’usage fréquent de désigner des travaux qui n’en ont que l’apparence ou qui sont guidés, retouchés, voire imposés par le maître avec, maintes fois, le but d’une exposition ou d’une démonstration. Le respect par l’adulte de la création enfantine libre est rare.
Certains pensent que le besoin d’expression est uniquement lié au besoin de contact avec les autres, de communication. L’expression chantée, dessinée, gestuelle et plus généralement encore le langage et l’expression écrite sont bien le moyen de la communication, mais il convient ici de différencier les âges de l’enfance. Dans la première période de la vie, le besoin d’expression fait partie du développement de l’enfant et nous pensons qu’il existe indépendamment du besoin de « communiquer » : l’enfant babille, puis parle, se parle, dessine, chantonne, fait des constructions, joue d’abord pour lui-même, pour sa propre joie et sa propre satisfaction. C’est seulement lorsqu’il a ressenti le plaisir, puis le besoin de l’échange avec « l’autre » qu’il cherche à trouver l’instrument de cette communication. Et même plus tard, la première enfance passée, nous voyons les enfants serrer contre eux leurs travaux et les emporter, non pas tant pour les montrer que pour vivre avec eux comme avec une partie d’eux-mêmes qui s’en est détachée mais lui appartient encore. On peut observer ce même fait dans certaines circonstances de la vie à des âges où cependant, l’expression a pour but essentiel la communication : de nombreux adolescents (et même des adultes) tiennent un journal que nul ne verra jamais, simplement parce qu’ils ont besoin de parler. De même nous éprouvons une grande joie à réciter pour nous-même et dans le secret de la solitude, des poèmes que nous aimons. De nombreux peintres ou sculpteurs refusent de se dessaisir, quel que soit le prix qu’on leur en offre, de celles de leurs œuvres auxquelles ils sont le plus attachés. Certains musiciens de l’époque contemporaine affirment composer uniquement parce qu’ils ont quelque chose à exprimer et non pour un public dont l’opinion les laisse indifférents.
Ces remarques étant faites, il n’en reste pas moins vrai que notre besoin d’expression est très lié au besoin de communiquer avec autrui. Dans le domaine artistique, bien des œuvres sont des actes. Le Guernica de Picasso était destiné à soulever l’émotion devant l’horreur de la guerre et à porter l’indignation dans la conscience du public. Nous serons amenés à faire des incursions dans la vie des adultes. Elles peuvent nous éclairer car le besoin d’expression existe chez nous tous et à tout âge.
Si d’autre part, nous faisons souvent des références à l’art, c’est que l’effort de l’artiste consiste à rechercher les moyens les plus vrais, les plus personnels de son expression, et que son analyse met en lumière des points communs avec la recherche, inconsciente d’abord, puis, de plus en plus consciente, de l’enfant et de l’adolescent. On peut voir une similitude dans les tâtonnements et les essais des uns et des autres. Ce point appelle d’ailleurs des précisions exposées dans un des paragraphes de notre brève étude.
Nous nous efforcerons donc de situer et de préciser la notion de «besoin d’expression» dans la vie des enfants. Nous espérons ainsi aider les éducateurs à favoriser chez eux et chez les jeunes une expression réelle et authentique. Les bienfaits s’en feront sentir dès le présent par l’enrichissement et la libération qu’elle apporte aux enfants et se retrouveront plus tard dans leur équilibre personnel comme dans leur action au sein de la communauté...
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Cet article est paru pour la première fois dans les VEN 236, 237, 238 en 1971, il a été republié, en partie, dans le dossier VEN « Toujours nouvelle » en 2005.