Educateurs : Expérimenter le numérique pour une médiation éducative

La pratique du numérique comme forme de médiation sociale et éducative ? Hervé, formateur coordinateur des moniteurs-éducateurs propose différentes actions à expérimenter avec les stagiaires pour provoquer la relation et faire du numérique un outil de rencontre et de coopération.
Média secondaire

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Hervé Chambrin est formateur, coordinateur de la formation des moniteurs-éducateurs, DEME CEMEA-Occitanie.


 

Quel est le rapport au numérique des jeunes étudiants dans les formations au travail social ?

Accompagner de jeunes collègues en formation de moniteur éducateur de la « génération Z » ou « digital native » comme désignée par une certaine sociologie laisserait supposer que le rapport de ces jeunes au numérique ne pose aucune question.

Selon une enquête conduite au CEMEA-Occitanie fin 2020, la quasi-totalité des stagiaires en formation de moniteur éducateur sont équipés en PC portable, en PC fixe ou au pire uniquement de téléphone cellulaire pour quelques-uns. Il est vrai que le Conseil Régional de l’ex région Languedoc Roussillon avait équipé tous les lycéens d’un PC portable, mesure reconduite par le Conseil Régional Occitanie depuis 2015. Par ailleurs peu sont ceux qui ne bénéficient pas d’un accès correct aux réseaux. 

Nos jeunes collègues en formation sont donc équipés, connectés et performants, mais s’ils maîtrisent aisément les accès aux réseaux sociaux et à de multiples sources d’informations et de détentes liées à leurs pratiques régulières, les premières difficultés apparaissent dès lors que le numérique devient outil d’étude, de recherche et de rédaction. Les plus jeunes ne maîtrisent pas toujours les logiciels de traitement de texte (mise en page, correcteurs d’orthographe, insertion de documents, etc.,) et c’est auprès de leurs collègues plus âgés qu’ils trouvent les appuis nécessaires. Par ailleurs, ils sont souvent démunis pour effectuer une recherche sélective afin d’étayer leurs réflexions. Internet offre l’illusion de réponses rapides et adaptées, ce qui est vrai en réponse à une question précise : horaire de cinéma ou de train, adresse de restaurant, morceau de musique, prix d’une paire de baskets, mais l’est moins lorsque l’on cherche à comprendre le sens d’un concept dans une profusion de champs sémantiques distincts ; la rapidité doit alors laisser place à une recherche studieuse et parfois fastidieuse très éloignée des usages habituels d’internet. Des temps de méthodologie de recherche ont donc été proposés pour que soient dépassés les découragements. Si certains d’entre eux sont des passionnés de l’érudition et de patients chercheurs, renoncer à trouver une réponse rapide ne va pas de soi pour de nombreux jeunes collègues en formation.

Le recours à la formation ouverte à distance (FOAD) durant les périodes de confinement a-t-il révélé des questions particulières ?

Les mesures sanitaires de confinement ont obligé l’équipe pédagogique à développer les formations à distance. Nous disposions d’un espace numérique de travail qui s’est avéré mal adapté à des promotions réunissant de 80 à 95 stagiaires, l’équipe a dû improviser pour contourner les difficultés techniques.  Les cours magistraux se sont déroulés sous formes de visioconférence ainsi que les instances de témoignages de professionnels. Puis nous avons proposé que les instances d’échanges en petits groupes portant sur l’élaboration des expériences professionnelles ou sur la rédaction d’écrits se déroulent en visioconférence (dont celles accueillant des stagiaires malentendants accompagnés d’interprètes LSF). Par ailleurs, depuis très longtemps, nous proposions lors des périodes où les stagiaires sont en stages des accompagnements à distances personnalisés notamment dans la rédaction des écrits de certifications. Aujourd’hui l’équipe pédagogique travaille sur un nouvel ENT pour concevoir de futures instances de formation. Mais de cette première expérience, la grande majorité des stagiaires a pu exprimer la difficulté à suivre un cours magistral en visioconférence, car au-delà d’une attention vite dissipée dès lors que l’on est à son domicile, l’isolement interdit l’appui sur le groupe et les échanges spontanés -notamment lors des pauses- qui permet de mieux s’approprier les apports théoriques en les reliant aux expériences concrètes des uns et des autres. Par ailleurs, le travail de recherche et de rédaction s’avère vite décourageant dès lors qu’il ne se réalise pas dans un espace de travail collectif où accompagnements et échanges sont possibles. Peut-être devrions-nous envisager des espaces de « coworking » afin d’offrir une alternative à l’isolement ? Ce qui annulerait le principe même de formation à distance ! L’appropriation de savoirs qui permettent de penser les pensées qui ne s’expriment pas, qui permettent de se laisser travailler par les complexités des possibilités humaines, qui permettent de donner sens à des relations d’accompagnement malmenées et de se coltiner à la vie collective sont difficilement appréhendables hors de l’échange collectif qui se déploie lentement au sein d’un groupe, et c’est bien de cela que la FOAD ne peut répondre. Nous pourrions affirmer schématiquement que la formation à distance assistée par les outils numériques peut être un outil d’information objective mais ne participe pas suffisamment à une formation qui engage la subjectivité. Un chantier de recherche et de conception est donc engagé par l’équipe pédagogique sur ce point.

Et le numérique dans les pratiques éducatives ?

Au-delà de ces questions techniques liées à la formation, je reste parfois très surpris de la position de nombreux jeunes collègues en formation quant à la place du numérique dans les pratiques d’accompagnement éducatif. Le numérique est plutôt synonyme de menace et de risque : « addiction aux écrans », « jeux vidéo sources de violence », « réseaux sociaux sources de conflits et de harcèlements », etc., et donc trop rarement perçu comme occasion d’inventions et de relations en tant que médiation éducative. La notion « d’addiction aux écrans » est très discutable, elle peut exister dans un tableau clinique plus large lorsqu’un jeune louvoie entre recours aux écrans, aux consommations anxiolytiques de cannabiniques et à d’autres symptômes pour conjurer des angoisses qui le submergent, mais elle n’est bien souvent qu’un aménagement temporaire qui s’estompe au sortir de l’adolescence. Penser que la pratique de jeux vidéo mettant en scène la violence influence les comportements est un raccourci hâtif. La nécessité de recourir à la violence chez un sujet s’origine d’autres causes que de la simple identification aux personnages et aux actions d’une fiction. Par ailleurs, la possession d’un téléphone mobile et son usage excessif sont aussi marqueur d’émancipation et d’intégration sociale pour de nombreux adolescents et l’usage des réseaux sociaux permet aussi des formes de socialité.  Nos camarades du réseau des Promeneurs du Net, depuis bientôt 10 ans, ont développé des formes de présence éducative pour réduire les effets délétères des pratiques. Les équipes de lutte contre les addictions et celles d’accompagnement des adolescents (Maison des Ado) ont conduit des recherches très nuancées et ont développé des approches passionnantes et créatives sur le numérique.

 Il y a fort longtemps, au mitan des années 1990, alors que j’étais éducateur dans un Service d’Accompagnement à la Vie Sociale, l’équipe éducative avait équipé le « lieu de rencontre » d’ordinateurs avec jeux vidéo et d’une télé avec console de jeux. Les femmes et les hommes qui fréquentaient le service venaient au cours de la journée, ou en sortant de l’ESAT ou de l’hôpital de jour partager un moment de jeux avec nous et mes initiateurs furent donc les usagers du SAVS qui m’enseignèrent avec indulgence et patience les techniques de manipulations et de jeux entre deux entretiens. Contempler ensemble un écran sans se dévisager permettait d’aborder de multiples questions au prétexte de ce qui se déroulait sur l’écran. Nous avions aussi créé un journal dont la rédaction et surtout la composition sur un ordinateur nous offrait l’occasion d’échanges très riches. C’était il y a plus de 25 ans. D’autres collègues, plus audacieux utilisaient les logiciels de création photo, musicale, cinéma pour concevoir des œuvres avec les personnes accompagnées. De régulières publications ont commencé à paraitre sur les médiations éducatives et les médiations thérapeutiques par le numérique et des rencontres professionnelles présentant les œuvres vidéo réalisées dans des espaces d’accueil médicosocial, socioéducatif ou de soin psychiatrique se sont développées. Si les jeunes collègues en formation qui pratiquent assidument le numérique à usage récréatif à titre personnel (parfois même lors des temps de formation) reprennent à leurs comptes les lieux communs sur les dangers du numérique, c’est peut-être un peu par ignorance des initiatives heureuses conduites depuis plus de 30 ans, c’est peut-être aussi car ils entendent lors de leurs stages des propos disqualifiant le numérique par des professionnels restés réticents, mais c’est aussi car dans leur quête d’une posture professionnelle ils reprennent à leurs comptes les désapprobations qu’ils ont eux-mêmes subies de la part d’adultes. Je ne saurais donc que trop les encourager à expérimenter le numérique comme médiation éducative dans les relations qu’ils construisent avec les personnes accompagnées et à renoncer aux discours correctifs et normalisateurs.

Et le numérique dans les pratiques d’accompagnement social ?

Reste un dernier point, source de souffrance et d’injustice sociale, rencontré par les collègues en formation, c’est celui de la fracture numérique que vivent au quotidien de nombreuses personnes en situation de grande désaffiliation sociale qu’ils accompagnent lors de leurs stages professionnels en CHRS, auprès de mineurs non accompagnés, de jeunes confiés à l’ASE, d’ouvriers d’ESAT, etc. ,  (dans le secteur médicosocial « adulte », la question est moins prégnante car souvent déléguée aux mandataires chargés de tutelle et de curatelle). Ces personnes ne peuvent accéder à leurs droits faute de pouvoir maitriser les outils numériques qui aujourd’hui sont les seuls points d’accès à de nombreuses administrations. Tout ayant droit aux prestations de la CAF ne dispose pas d’un écran numérique adapté, ensuite au-delà d’une maitrise minimum de la langue française, il lui faut se familiariser avec « l’ergonomie » singulière du portail numérique de chaque administration. Il y a là une forme d’accompagnement à développer et donc des méthodologies pédagogiques à inventer pour que les futurs travailleurs sociaux puissent réduire la fracture numérique dont souffrent les plus vulnérables. Mais là où les administrations ont « rationalisé » leurs coûts par le numérique en supprimant de multiples postes d’agents et de cadres chargés de recevoir les usagers afin de traiter leurs demandes, ce sont les travailleurs sociaux qui doivent s’engager pour accompagner individuellement chaque personne afin qu’elle puisse accéder à ses droits. Recevoir une personne pour traiter avec elle d’une question administrative et pour ce, renseigner avec elle un dossier numérique, constitue aussi une belle occasion de rencontre et donc offre une forme de médiation à la relation.