Tout Petit tu Lis, un projet partagé de lecture individualisée à voix haute...

Pour grandir avec les récits, il suffit que la lecture soit mise en avant et qu’une dynamique s’enclenche et, à force d’expérimentations et de formation, transforme le quotidien des tou·te·s petit·e·s et leurs familles. À Elbeuf, c’est le cas du projet «Tout Petit Tu Lis».
En Seine maritime, à Elbeuf sur une boucle de la Seine la lecture à haute voix a toute sa place dans le grandir des tou·te·s petit·e·s et permet à leurs familles d’appréhender les albums et les livres un peu partout dans la ville, jusque peut-être dans les parcs l’été prochain. Ces actions favorisent la familiarisation des enfants avec l’objet livre mais aussi avec les histoires, portées par des voix diverses, surtout féminines, et aux intonations invitantes. Démarche novatrice s’il en est et volonté partagée d’approcher l’enfant comme sujet et par le biais des récits et des bouquins. La lecture individuelle offre une palette de relations diverses entre l’enfant et l’adulte qui lit. Et souvent celui·celle-ci se retrouvent à piloter la lecture.
Média secondaire

En 2017, le service petite enfance de la ville d’Elbeuf, composé de trois établissements d’accueil du jeune enfant, intègre le comité de pilotage du Contrat Territoire Lecture (CTL) porté par la médiathèque municipale La Navette. C’est la rencontre entre les objectifs du CTL et les pratiques des équipes petite enfance qui visent à promouvoir la lecture et les histoires auprès du jeune public et du public familial. Une volonté commune existe pour déployer la lecture en tout lieu et de permettre aux publics les plus éloignés d’y avoir accès plus facilement et dès le plus jeune âge.

Partir des pratiques

Il est constaté qu’au sein du service petite enfance, les pratiques professionnelles privilégient les lectures adressées au groupe sur un modèle un peu « descendant ». Des temps de lecture individuelles existent de manière disparate, peu valorisées, souvent mises au second plan par rapport à d’autres gestes professionnels plus centrés sur les soins, la vie quotidienne. Néanmoins les équipes de professionnelles de la petite enfance manifestent un intérêt pour le livre, la pratique de lecture. Des espaces inégalement aménagés et des livres inégalement mis à disposition des enfants existent également. Par ailleurs, les enfants accueillis ne bénéficient pas tous d’environnements propices aux livres, à la lecture, au langage, au récit. 

Les quelques professionnelles qui pratiquent la lecture individuelle à voix haute observent que ces temps de lecture individuelle au sein du groupe répondent à des besoins de l’enfant : individualisation, langage, symbolisme, relation privilégiée à l’adulte au sein du collectif. Elles permettent aux enfants de se faire lire les albums mis à disposition. Chaque lecture est ainsi celle de l’enfant qui a choisi le livre, à l‘occasion d‘un moment où l’adulte se rend entièrement disponible pour lui. Ainsi proposée, chaque lecture est un moment unique, une improvisation dont l’enfant est le guide.

À la faveur des échanges interprofessionnels au sein du CTL, l’envie de promouvoir la lecture individuelle à voix haute comme un moyen d’agir contre les inégalités culturelles, une manière d’encourager l’observation des enfants dans les pratiques, de soutenir les relations enfant-adulte, a fait son chemin. 

Une expérimentation autour de la lecture individuelle à voix haute

En 2018, à l’appui du soutien permis par le CTL, l’équipe de lectrices volontaires du service petite enfance s’étoffe. Autant de binômes que d’EAJE (Équipements d’Accueil du Jeune Enfant) se forment. Puis un calendrier est établi par la référente du projet qui le coordonne (une directrice de structure). Ces binômes se déplacent alors dans un des EAJE du service (pas le leur) au cours de 22 séances annuelles de lecture d’1h15, d’octobre à juin, selon un roulement prédéfini. La démarche intègre des temps de préparation, de bilan intermédiaire, de débriefing après chaque séance, elle fait une place aux écrits également. Elle prévoit en outre un partage des objectifs et de la démarche entre les éducatrices de jeunes enfants du service et au sein de l’équipe de direction. 

Des temps de réflexion en interne, des réunions supports à l’analyse ont été mis en place pour inciter à une démarche exploratoire. En appui sur les travaux de l’A.C.C.E.S (Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations) et de Lire à Voix haute Normandie, de l’ouvrage « les livres c’est bon pour les bébés », des travaux sur la Petite enfance et la construction de la langue orale » (notamment ceux d’Evelio Cabrejo Parra), l’équipe de lectrices petite enfance s’est inspirée des préalables suivants :

  • Avant 3 ans, les enfants sont tous égaux dans leur rapport au livre, aux récits, aux comptines, et cela que leur famille soit ou non « lectrice ».
  • Dans tous les milieux, les tout-petits manifestent un vif appétit pour les livres et les histoires, pour peu que ceux-ci fassent partie de leur environnement, et que les adultes qui les entourent puissent être disponibles pour les lire avec eux.
  • Les très jeunes enfants ont un grand besoin de temps partagés avec les adultes qui les entourent, dans la disponibilité, la bienveillance, et avec une attention soutenue.

La formation, un maillon essentiel de la démarche

Lorsque le groupe petite enfance du CTL rencontre l’association Lire à Voix Haute Normandie, c’est dans l’intention de réfléchir à la pertinence et la faisabilité d’une formation décloisonnée. Une formation pour créer un socle commun de savoirs et de pratiques entre les acteurs intervenant auprès de jeunes enfants et de leurs familles (ATSEM, assistant.e.s maternel.le.s, professionnel.le.s exerçant en EAJE, bénévoles, animateurs-trices, ). 

La formation proposée est une expérience. Un voyage personnel. Elle met en lien le développement du jeune enfant et le sens des temps de lecture proposés, articulant pourquoi et comment. Elle traverse les thèmes de l’exploration nécessaire au tout-petit, son sens de l’esthétique, la qualité des ouvrages proposés ; la qualité de la présence de l’adulte, les questions de disponibilité, d’écoute et d’observation. 

Trois sessions ont lieu en 2018 et 2019. Elles accueillent les lectrices de Tout Petit Tu Lis (service petite enfance) mais aussi une intervenante du programme de Réussite Éducative, des animateur.trices de l’accueil de loisirs, une lectrice bénévole de la médiathèque (élue au conseil municipal), l’animatrice du Relais Assistant.e.s Maternel.le.s, des bibliothécaires.

Faire de la complexité une richesse

Au sein des structures petite enfance, la lecture individualisée fait son chemin. Les pratiques se nourrissent de l’expérimentation Tout Petit Tu Lis. C’est un projet avec ses complexités organisationnelles, qui fait néanmoins « socle ». Les lectrices du projet représentent un chaînon d’un projet plus large, qui dépasse les seuls temps de lecture inter-structures.

La complexité de l’organisation que nécessite le détachement de professionnelles est le premier frein à lever. Cela suppose une bonne préparation en amont, une excellente coordination entre les directions et une adhésion au projet. Cela nécessite d’être convaincus collectivement de l’intérêt de cette démarche pour dépasser la difficulté de devoir adapter les plannings. Cela demande aussi parfois de renoncer, d’accepter qu’à certains moments, ce n’est pas possible sans mettre à mal le fonctionnement quotidien. Ça demande beaucoup de communication, de confiance réciproque. « Plein de fois on n’a pas pu le faire à cause de ça. On ne peut pas partir et laisser les collègues dans la galère»; « Quand on annule parce qu’il y a d’autres projets en place c’est très frustrant. » Mais, il est observé au fil des trois années une meilleure connaissance et une meilleure prise en compte du calendrier du projet dans les structures. Les dates du projet sont affichées. Les lectrices se sentent attendues. 

Être en binôme avec une personne d’une autre équipe est également un point fort ; Aller dans un autre établissement « ça fait un bien fou ». Voir l’effet que ça fait lorsqu’on arrive : « les enfants décident où je dois m’installer », « lorsqu’ils me voient avec ma valise à livres, c’est l’évènement ». « Je prends une autre posture.»; « J’ai mis en place mon organisation, mes habitudes, il n’y avait pas de stress. ». « J’ai à peine le temps de poser les sacs que j’ai déjà des demandes de lecture. » Une respiration dans le quotidien du travail, avec une autre casquette. Beaucoup de plaisir, la venue des lecteurs est aussi « le petit évènement de la semaine »

Une montée en compétence des professionnelles quant à leur regard sur la littérature jeunesse et le choix des livres est observée : La formation a aidé, elle a permis une remise en question, et de se réajuster.

Concernant les outils, le suivi, l’observation, le fait de garder des traces pour en reparler, il arrive que la prise de notes se fasse entre deux portes, ou qu’elle n’ait pas lieu. Il semble important de formaliser, d’officialiser ce temps pour s’assurer qu’il puisse être réalisé. Identifier un lieu dans chaque structure où se poser en binôme et échanger après la séance est nécessaire.

La question des binômes fixes par structure a été discutée. Le groupe a fait le choix de maintenir cette continuité pour favoriser le lien avec les enfants et les repères enfants/adultes.

Transformer le quotidien et regarder autrement l’enfant

Les observations faites auprès des enfants montrent à quel point ces moments sont d’une grande richesse : Lorsque c’est l’enfant qui « te lit » l’histoire parce qu’il la connaît ; lorsque d’une séance à l’autre, un enfant s’autorise de nouvelles choses, s’exprime… Les enfants se rappellent et accueillent les lectrices avec enthousiasme. 

La subtilité des échanges et des interactions se vit plus qu’elle ne se décrit. Mais la détermination à laisser des traces des séances, à partager nos observations, souligne le sens de ces moments et leur importance essentielle dans les temps de l’enfant : un temps individuel dans le quotidien ; un temps de relation duelle privilégié dans le collectif ; un temps de langage qui dépasse les mots ; des échanges portés par les illustrations des livres choisis et leurs mots. C’est de l’enfant que part la lecture et l’échange car celui-ci choisit à la fois le livre et son lecteur, la temporalité, la répétition (parfois lire 5 fois le même récit ou la même page). C’est alors un changement de posture radical pour l’adulte. Être là, simplement être là, parfois non sollicité, parfois happé. Lire ce qu’on lui offre à lire, une fois deux fois, dix fois.  Relire la même page une fois, deux fois, dix fois ; Lire le livre en commençant par la fin, s’interrompre au milieu ou avant la fin. Laisser l’enfant libre d’aller venir, d’écouter assis, blotti ou plus lointain, ou en mouvement. Dépasser la dichotomie si tentante motricité/lecture ; approcher la globalité de l’enfant, sa singularité et son unicité.

Vers une culture commune et décloisonnée de la lecture à voix haute

Il y a encore beaucoup de pistes à explorer. Nous aimerions donner plus de place pour les parents dans le projet et la crise sanitaire ne nous a pas permis de développer cette dimension. Nous aimerions aller lire hors les murs, en juillet 2021 d’abord, dans les parcs de la ville. 

La formation ressort comme un maillon fort de ce projet. L’enjeu de son renouvellement, de l’élargissement du nombre de professionnels formés dans le service et au-dehors apparaît comme une condition à l’intensification du projet global : la lecture à voix haute partout, en tous lieux : crèche, périscolaire, accueils de loisirs, PMI, parcs... Le renouvellement de temps de formation permis par la reconduction du CTL en 2020 semble une perspective pour la diffusion, le fait « d’infuser » cette culture de la lecture individualisée dans les lieux d’éducation de la commune.

Tout Petit Tu Lis est à la fois simple et complexe. C’est une démarche qui demande finalement assez peu de moyens mais beaucoup de paroles, de confiance, de volonté commune. La lecture individuelle à voix haute est un outil incroyable d’approche des pratiques en petite enfance, de l’observation, de la parole, du langage, du symbolique. C’est une manière d’approcher l’enfant en tant que sujet ; c’est une manière d’approcher le récit comme accès au symbole, à la culture. 

La formation est un des maillons fort du projet. Le temps est essentiel. Celui que l’on accorde à la préparation, à la concertation, au temps pour regarder des conférences en ligne, pour se nourrir, écouter Evelio Cabrejo Parra par exemple, ça ne laisse pas indifférent. Ça nous traverse dans notre humanité. Ça permet un dépassement de nos pratiques.

« On a réussi à trouver notre place dans le service. On se sent attendu et en même temps la vie (du service) continue. » témoigne une lectrice.