Littérature enfantine et valeurs, que véhiculent les livres pour enfants ?
La lecture est une activité essentielle dans l’apprentissage des enfants et le développement de leur prise d’autonomie dans le domaine de la pensée et de la réflexion. Les livres ont donc une place majeure dans cette construction. Pourtant, lorsque l’on regarde certains ouvrages destinés à la jeunesse, on éprouve un malaise et on s’interroge sur leurs objectifs. Sont-ils faits pour aider l’enfant à construire sa perception au regard d’une morale et de valeurs, ou pour formater et instituer une forme de bienpensance. Ces articles amènent les adultes à s’interroger sur la littérature enfantine et sur les conditions dans lesquelles les enfants lisent. Des livres et un accompagnement qui contribuent à leur permettre de penser et se situer dans un univers complexe.
Des livres pour qui ?
Eduquer ou formater ?
Les livres de jeunesse poussent les enfants à réfléchir à des valeurs et à se construire grâce à ces interrogations. Mais parfois, surgit le sentiment que certains livres cherchent à inculquer des convictions de façon ludique et insidieuse. Où se situe la frontière entre éducation, partage de valeurs et endoctrinement ?
Il y avait autrefois dans les cahiers des écoliers, la phrase de morale quotidienne, qui était lue, servait de support à l’écriture en exhortant à une « bienpensance ». Pas de place au doute ou à des situations ambiguës. Le chemin était tracé. Dans la littérature enfantine, beaucoup d’histoires et de contes ont une approche des valeurs plus complexe et plus éducative. Au lieu d’affirmer, on aide à percevoir plus globalement, comprendre et construire. Comme dans les albums de Tomi Ungerer, dans lesquels les situations et les personnages présentés aux enfants sont plus équivoques et suscitent une vraie réflexion. Le Géant de Zéralda ou Jean de la lune évoquent le thème de la différence, mais sans dire aux enfants comment bien penser.
Penser dans un univers complexe
Dans ces histoires multiples, les enfants vont puiser matière à plaisir et à réflexion, en fonction de ce qu’ils sont. On peut trouver l’ogre effrayant, stupide ou rigolo, le plaindre ou le blâmer, être satisfait de le voir se normaliser et ne plus manger d’enfants. On peut également choisir de remarquer ou non, l’image ouverte et ambiguë de l'un des fils de l’ogre cachant un couteau et une fourchette dans son dos, comme un atavisme. On peut s’imaginer être Jean de la lune ou d’autres personnages.
Que ferions-nous à leur place ? Ces livres véhiculent des valeurs et ont une morale, mais la place est laissée à l’enfant pour s’en saisir, la comprendre et la construire. Les gentils et les méchants ne sont pas univoques et plusieurs angles de lecture sont possibles. Leurs attitudes et leurs valeurs amènent à s’interroger, à se positionner, mais ne figent ni ne modèlent la réflexion. Dans son livre Psychanalyse des contes de fée, Bruno Bettelheim décrypte ces histoires qui ont traversé le temps et les civilisations.
Elles nous confrontent aux grands problèmes humains, aux passages et difficultés à surmonter, à des choix de vie, d’acceptation de soi.Tous ces contes sont équivoques. Ils permettent aux enfants de se construire, d'acquérir des valeurs, grâce à des personnages et des situations complexes et multiples, dans lesquels ils peuvent se projeter.
Éduquer ou formater ?
Les livres font grandir et sont pour les enfants un outil merveilleux de développement humain. Mais parfois, la littérature enfantine est utilisée avec pour seule volonté d’inculquer des convictions et de formater. Lorsque l’on évoque ce type d’ouvrage, on a tendance à se projeter dans un passé lointain, comme Le Tour de France de deux enfants, conçu avant la Première Guerre mondiale pour préparer dans l’esprit des jeunes lecteurs la reconquête de l’Alsace-Lorraine.
On pense également à des livres ayant la volonté de promouvoir une conception de la société très réactionnaire et figée dans des clichés sociaux. Pourtant, je pense que ce type d’ouvrage dépasse largement ce contexte. Dans la multiplicité des publications jeunesse d’aujourd’hui, nous sommes régulièrement confrontés à des paradoxes, car on retrouve ce type de livres dans des registres où on ne les attendait pas : le respect de l’autre, l’antiracisme, l’écologie.
Avec la meilleure intention du monde de faire partager ces valeurs aux enfants, ils dérivent vers une volonté de formatage des esprits, en contradiction avec ce que devrait être leur démarche. Dans ces livres se mêlent des personnages et des situations simplistes, qui n’incitent pas à la réflexion et cherchent à inculquer des schémas.
Considérer le Prussien comme cruel et barbare parce qu’ennemi et étranger n’est pas plus vrai que considérer le SDF comme systématiquement gentil parce qu’exclu. Si les intentions en termes de valeurs et les situations ne sont évidemment pas comparables, cette volonté de systématisation et d’amalgame simpliste pour transmettre un message et inculquer une forme de pensée à l’enfant est la même. Dans ces livres, se retrouvent souvent des illustrations au service du message à faire passer. Il s’agit moins de créer un univers pour susciter les impressions et les sensations, que de mettre à disposition du message, les images qui permettront de le renforcer.
Des livres pour qui ?
Mais on peut s’interroger sur les véritables destinataires de ces livres «paradoxaux ». Ne seraient-ce pas les adultes prescripteurs et acheteurs, qu’ils soient parents, enseignants, animateurs ? Des livres écrits pour leur permettre de renforcer une forme d’engagement et se donner bonne conscience ? Des livres écrits par des adultes pour des adultes et dont les enfants ne sont en fin de compte que des lecteurs collatéraux ? Dans ces ouvrages, les adultes se parlent bien souvent à eux-mêmes en fonction de ce qu’ils pensent que devraient être les enfants. Je participe depuis plusieurs années avec des classes à des rallyes lecture ou à des prix littéraires et je suis régulièrement confronté au décalage entre les intentions visibles de l’auteur, qui parlent à l’adulte que je suis, et la perception que peuvent en avoir les enfants. Ils me renvoient alors un regard d’incompréhension plutôt salutaire sur ces stratégies d’adultes qui leur sont destinées.
Les livres contribuent formidablement à ces tâches complexes et de long terme que sont la construction et la transmission de valeurs. Mais il faut rester vigilant quant à la recherche d’instrumentalisation de la littérature de jeunesse , d'où qu'elle vienne.
Cet article est issu de la revue Les Cahiers de l'Animation Vacances - loisirs