Escalade : accompagner le risque
Grimper génère des émotions puissantes, diverses et souvent ambivalentes dans lesquelles se mêlent plaisir et déplaisir. L'intensité des émotions éprouvées n'est pas liée à la difficulté réelle ou « objective » de l’action. Elle ne peut s'apprécier qu'à partir de l’engagement affectif de celui qui « ose » prendre le risque, qu'il soit réel ou imaginaire ; le petit enfant qui s'aventure sur les branches d'un arbre à un mètre du sol peut éprouver des émotions plus fortes qu'un grimpeur aguerri s'engageant dans un surplomb loin du dernier point.
Les émotions, et principalement la peur de la chute qui règne en maître sur l’activité, sont tout à la fois le moteur et l’obstacle principal à la pratique de l’escalade. Elles donnent un sens symbolique à l’activité. Aller là-haut, prendre le risque, réel ou imaginaire, de la chute, oser engager son corps en équilibre, réussir l'ascension et revenir indemne, enrichi par l'épreuve traversée, voilà l'essence même du plaisir de la grimpe. Mais les effets de ce jeu avec la peur peuvent s’inverser. Comme pour l'enfant sur une balançoire, tout se joue dans le dosage. Pas assez de ballant et ce n'est pas amusant, trop d'élan, c'est la peur et très vite la panique.
La zone de confort et de plaisir est étroite 1 et surtout individuelle. Les injonctions sur le mode : « N'aie pas peur ! », « Tu ne crains rien », « C'est facile ! » sont non seulement inutiles mais elles sont aussi humiliantes pour qui est sorti de « SA » zone supportable. Cette notion de « zone supportable agréable » est capitale, car elle permet de libérer l’activité et les possibilités d’apprentissage du grimpeur.
Cliffhanger
Quand la fiction s’invite dans la réalité
Dans une activité « à risque », la chute est toujours possible ; elle fait partie de l'activité et elle peut même être dangereuse. Pour les futurs encadrants, le souci de sécurité est primordial. Deux approches se côtoient sans qu'il soit toujours facile d'opter pour l'une ou l'autre. Pour illustrer, décalons-nous des pratiques sportives avec le conte de la Belle au bois dormant. Une fée maligne prédit à un roi que sa fille, à l’âge de 15 ans, se piquera avec un fuseau et qu'elle en mourra. Pour éviter tout danger, le roi fait brûler tous les fuseaux du royaume. À l’âge prédit, la jeune fille trouve par hasard un fuseau oublié. La suite est connue. Ce conte propose deux idées qui peuvent inspirer les formateurs et plus largement tous ceux désireux d'accompagner les grimpeurs vers l’autonomie en grandes voies. Vouloir ôter tout danger est aussi impossible qu’inefficace1 car vivre en sécurité, c'est connaître les risques et les fréquenter pour les maîtriser. Il n’est ni possible ni souhaitable de protéger autrui ; la sécurité réelle est de lui apprendre à se protéger lui-même.
Formateurs, livres et sites spécialisés proposent à foison des protocoles pour l'assurance, les relais, le choix de l’itinéraire, les prises de décisions. Ils sont destinés à être appliqués scrupuleusement. Conçus par des experts, peaufinés au fil des ans et des évolutions, ils offrent théoriquement au pratiquant comme à l'encadrant la certitude de la sécurité. Ils permettent aux néophytes de profiter tout de suite du meilleur. Le protocole est donc une démarche utile et efficace et il serait dommage de s'en priver. Pour autant, il importe de garder une certaine vigilance. Le principal point faible réside dans une utilisation mécanique. La fiabilité quasi magique reconnue au protocole émousse l’attention du grimpeur – si je fais tout bien, pas besoin de réfléchir, je ne risque rien. Le danger est alors de faire sans comprendre et de centrer l’attention sur les gestes en délaissant le sens 2. Comme la situation réelle est toujours différente de celle des exercices d’apprentissage, le grimpeur préparé à appliquer se trouve démuni, contraint d'inventer et de réfléchir.
Intégrer les limites pour enrichir la pédagogie de l’initiation et de l’accompagnement
Comment redonner toute sa place à la dimension des émotions, promouvoir une conception active de la sécurité et utiliser à bon escient les protocoles et les apprentissages formels ? Regarder une paroi de plusieurs centaines de mètres engendre des réactions différentes d’un grimpeur à l’autre : excitation, inquiétude, appréhension, peur, joie… Reconnaître ses émotions, les exprimer, c’est commencer, non à les évacuer ce qui serait illusoire, mais plus simplement à les apprivoiser, « à faire avec ». Les progrès du débutant proviennent d’abord de cet accommodement avec l’affectif. Pour un grimpeur agile, cela suffit souvent pour passer du troisième au quatrième voire au cinquième degré. La technique gestuelle et les capacités physiques ne pourront jouer à plein que lorsque les émotions ne viendront plus les inhiber ou les limiter. Il ne faut pas sous-estimer les mécanismes de prestance, d’évitement et déplacement qui empêchent l’expression des émotions. « Mes chaussons sont trop petits, ma tendinite s’est réveillée, j’ai mal dormi cette nuit, l’équipement m’a l’air douteux… » Parfois à son insu, parfois par fierté mal placée, le grimpeur va nier ou taire les émotions, lesquelles n’en influenceront que davantage sa conduite. « L’affectivité est la clef des conduites motrices1 » trouve dans les activités dites à risque une pertinence accrue. Les initiateurs et les accompagnants peuvent se donner deux buts simples : parler avec les pratiquants de ce qu’ils ressentent pour les aider à conscientiser leurs émotions ; c’est là le plus grand impensé de la pédagogie de l’escalade et peut-être aussi de bien d’autres domaines et faire évoluer les débutants dans des zones d’émotion supportables – le fameux ni trop, ni trop peu – cette zone étant nécessairement subjective.
Désacraliser les protocoles
Chaque fois que nous enseignons un protocole, demandons à l’apprenant de bien différencier l’intangible du variable : présentons la sécurité comme la résultante de paramètres multiples – le casque protège efficacement des petites pierres pas des séracs. Le protocole n'est qu'un point d’appui, pas une assurance absolue ; chacun doit pouvoir expliciter pourquoi il agit de cette manière et en quoi cela garantit sa sécurité.
Il importe de bien séparer les principes de sécurité des techniques à mettre en œuvre. Installer un système autobloquant sur la corde de rappel est un principe de sécurité indispensable qui permet tout aussi bien de palier un évanouissement que de faciliter le démêlage de la corde en aval. En revanche, que ce blocage résulte de l’utilisation d’un nœud « machard », « français » ou « prussik » et que la pose de ce nœud se fasse au-dessus ou au-dessous du frein est tout à fait accessoire. Savoir différencier principe et technique n’est pas une coquetterie, c’est au contraire une garantie. L’enfant citadin qui respecte scrupuleusement : « bonhomme rouge j’attends, bonhomme vert je passe » est davantage à la merci du chauffard que celui qui a appris, au-delà du code, à faire attention à la circulation.
Promouvoir une pédagogie de l’accompagnement
Pour débuter en grandes voies d’escalade, les apprentissages formels sont autant indispensables qu’insuffisants. C’est par une pratique accompagnée que l’on accède progressivement aux différents paliers d’autonomie. L’accompagnement est une forme pédagogique qui se situe entre la prise en charge complète – je t’emmène, je te ramène et je m’occupe de tout – qui ne permet que peu d’acquisitions et le laisser faire – débrouille-toi, tout seul – où les acquisitions sont lentes, incertaines, souvent anxiogènes et parfois dangereuses.
Quatre dimensions d’égales importances permettent de présenter l’accompagnement en escalade de grandes voies.
– L'échange. L’accompagnement est fondé sur un échange entre accompagnateur et accompagné. Il permet aux deux de bien apprécier la marge d’autonomie souhaitable et supportable pour l’accompagné. Il permet à ce dernier de dire où il en est dans la pratique mais aussi quels sont ses goûts, ses préférences, ses craintes, ses attentes. Une séance en école d’escalade est essentielle avant de se lancer dans les grands espaces.
– Garantir la sécurité et la réussite de la course. L’accompagnateur étant garant de la sécurité de la cordée il doit évoluer dans des voies et des conditions qu’il maîtrise aisément pour que l’accompagné se sente en sécurité et que se fassent les acquisitions.
– Initiative maximum de l’accompagné. « Pour apprendre, j’ai besoin d’entreprendre et de réussir. 3 » Sur une base d'échange préalable, accompagné et accompagnateur vont se mettre d’accord sur ce qui sera pris en charge par l’apprenant : trouver le chemin d’accès, trouver l’attaque de la voie, organisation de la cordée ; qui fait quoi et quand : longueurs, relais rappel… L’accompagnateur se gardera d’intervenir trop tôt ; un certain tâtonnement est nécessaire pour l’accès à l’autonomie.
– Engagement affectif supportable. L'accompagnant veillera à ce que l'accompagné évolue dans une zone émotionnelle positive 4, « ni trop, ni trop peu » grâce à un choix judicieux des initiatives qui lui seront laissées. Parfois il devra reprendre la main, parfois il pourra proposer d’élargir l’autonomie, délicat dosage dans lequel il s’agit essentiellement d'éviter les peurs préjudiciables à l’apprentissage .
L'attitude de l’accompagnant
Cette dimension est peut-être la plus délicate à appréhender. Ce qui se passe entre un accompagnant et un débutant ne se limite pas à la transmission d’une technique. L’accompagnant doit générer de la tranquillité et de l’assurance. Il est fréquent de croiser des cordées où l’expérimenté étant lui-même débordé par ses émotions est incapable de rassurer ceux qu’il accompagne. Il importe qu’il soit convaincu des possibilités de réussite de ceux qu’il accompagne. Cette confiance lucide dans les possibilités des apprenants est la base de la relation pédagogique. Il est indispensable qu’il souligne et valorise les réussites, car le besoin de reconnaissance est présent chez tous les apprenants et particulièrement dans les activités comme l’escalade qui demande un fort engagement. Pour apprendre il faut tout à la fois entreprendre et réussir.
notes
1. Roger Caillois, Des Jeux et des hommes, Collection «Folio essais» n° 184, Gallimard. 1991.
2. Sans parler de la tristesse et de la fadeur d’une vie sans risque.
3. Bernadette Aumont et Pierre-Marie Mesnier, L’Acte d’apprendre, Paris, Puf. 2006.
4 Roger Caillois op.cit. supra, parle de panique voluptueuse pour définir les émotions engendrées par les activités fonctionnant sur la fréquentation du vertige : ilinx.