LA MÉDIATHÈQUE ÉDUC’ACTIVE DES CEMÉA

Résister au protocole pour retrouver un espace de liberté dans nos métiers. Entretien avec Roland Gori

Publié le 24/11/2025 sur Yakamédia. Article original paru dans la revue VEN n°599, octobre-décembre 2025, sous le titre "Retrouver du temps pour se parler et résister à l’isolement des individus"
VEN interroge Roland Gori, auteur de "Décivilisation, les nouvelles logiques de l’emprise" (2025), sur l’impact de l’hyper-normalisation dans les métiers de l’aide et de l’accompagnement. Des pistes pour résister et se ressaisir du pouvoir de décision.
Média secondaire

Ven : Qu’est-ce que la taylorisation du travail et en quoi impacte-t-elle le travail en équipe ? 

Roland Gori : La taylorisation s’est appliquée aux débuts de l’industrialisation notamment dans les usines Ford aux États-Unis. C’est une organisation scientifique du travail qui s’appuie sur des séquences optimales observées par des experts, sur un cahier des charges des conduites et des comportements, ce que raconte Chaplin dans Les Temps modernes. Son but est d’accroître le rendement en encourageant les ouvriers par des primes, ce qui a pour conséquence premièrement de les faire renoncer à la liberté d’organiser leurs tâches et donc à leur pouvoir de décision, deuxièmement d’amoindrir la solidarité entre les salariés puisque leur évaluation est individuelle. Cette dépossession de la liberté d’agir qui transforme les gens en exécutants se manifeste autrement aujourd’hui. Ce qu’analysait Marx en décrivant le prolétaire comme celui qui se fait confis- quer son savoir-faire par la machine est toujours d’actualité sauf que ce ne sont plus les machines qui gouvernent les personnes au travail mais des normes et des protocoles standardisés. La valeur du travail n’est plus liée aux finalités de l’acte mais à son accomplissement selon les règles imposées par le protocole, selon des normes qui constituent la somme des exigences imposées à des existences. Elle n’a cessé de croître au fil du temps, de s’étendre et d’insérer nos existences dans un réseau de plus en plus serré de contraintes qui limitent les libertés et les initiatives des personnes mais aussi des équipes ! Cette « extension sociale de la norme », que décrit aussi très bien l’œuvre de Michel Foucault, constitue la nouvelle façon d’exercer le pouvoir, de gouverner les individus et les équipes.

« Ce ne sont plus les machines qui gouvernent les personnes au travail mais des normes et des protocoles standardisés »

Roland Gori

Ven : Dans quelle mesure les pédagogues, les personnels soignants et du travail social sont-ils concernés ? Pouvez-vous donner des exemples ?

 R.G. : Depuis le début des années 2000, les métiers de l’humain sont embarqués dans un mode de gestion technocratique où l’on gère les ressources humaines, où le salarié est donc vu d’abord comme une ressource à gérer plutôt que comme une personne qui a un vécu, est en lien avec d’autres, des collègues et des publics qu’il soigne ou accompagne. Quand il faut remplacer un éducateur parce qu’il est absent, regarde-t-on d’abord les plannings ou se demande-t-on avec quel éducateur l’enfant entretient des liens privilégiés ? À l’université, quand on évalue le travail des professeurs, regarde-t-on d’abord comment ils accompagnent leurs étudiants vers le savoir, leurs capacités oratoires et leurs compétences pédagogiques ou compte-t-on le nombre de leurs publications ? Toutes ces questions se retrouvent de façon aiguë à l’hôpital avec la tarification à l’activité, au lycée où l’on évalue le nombre de mentions au bac et les résultats de Parcoursup plutôt que la qualité de la relation pédagogique et la capacité d’accompagner l’émancipation des élèves. C’est la même chose dans l’économie sociale et solidaire, avec les mesures d’impact imposées à chaque projet associatif qui déterminent les financements. Mais sont-elles fiables ? Quel est leur coût en termes de temps pris sur l’activité elle-même et sur la relation avec les patients ou les personnes accompagnées ?

« C’est oser faire bouger les lignes en refusant d’être des automates exécutants de ce qui est prescrit et notamment au nom de l’efficacité... »

Roland Gori

Ven : Quelles sont alors les marges de manœuvre des équipes pour retrouver de la liberté et du sens ? 

R.G. : Simone Weil disait que la première condition pour sortir de la condition servile du travail est de faire valoir la finalité sur les moyens. C’est oser faire bouger les lignes en refusant d’être des automates exécutants de ce qui est prescrit et notamment au nom de l’efficacité... J’ai bien conscience que ce n’est pas simple ! Comment faire pour détourner les protocoles au lieu de s’y adapter, comment les bousculer pour créer ce qui correspond non pas au besoin de l’évaluation mais au besoin de cas singuliers et au désir d’une équipe ? Être un opérateur de l’action publique ne peut se résumer à l’exécution d’une planification ou d’une prescription d’autorité basée sur des scores et des protocoles. C’est ce qui amène tant de souffrance chez les professionnels. Faut-il accepter de se laisser façonner, d’avoir une logique de gestionnaire comptable dans les métiers de l’humain ou alors résister ou ruser pour faire émerger quelque chose de vivant ?

« Faut-il accepter de se laisser façonner, [...] ou alors résister ou ruser pour faire émerger quelque chose de vivant ? »

Roland Gori

Ven : Mais la plupart des opérateurs publics ne sont-ils pas pris dans des contingences matérielles et le besoin d’être financés ? 

R.G. : Oui et c’est sans doute ce qui explique la souffrance des professionnels de l’aide et de l’accompagnement qui ont besoin de ces financements et sont les premiers impactés par cette mise au pas. Leur imposer une curatelle technico-financière qui prend en compte leschiffres plutôt que l’humain, alors qu’ils accompagnent des situations singulières, relève de la maltraitance. Mais ce qui se passe pour eux présage de ce qui est en train de se passer dans notre société qui contrôle tout, favorise la discipline et l’obéissance : un isolement des personnes qui ne sont plus en capacité d’être en lien et une sorte de sidération des individus. 

Ven : Alors quelles réponses les équipes peuvent-elles apporter ? 

R.G. : Je pense qu’elles ont urgemment besoin de retrouver du temps pour se parler, non pas du temps prédéfini pour des tâches morcelées, mais du temps pour parler de ces injonctions, questionner leurs positionnements et retrouver la façon d’être ensemble au travail. Le travail à flux tendu que l’on observe dans tous les secteurs, et singulièrement dans les métiers de l’humain, établit justement des conditions qui empêchent la pensée et qui bloquent ce dialogue. Or une démocratie a besoin de cette confrontation pacifique. Quand les tâches administratives mordent sur ce temps de la parole, il faut se battre pour trouver ce temps qui permet de discuter depuis des points de vue différents sur chaque cas singulier et concret. Retrouver ce temps pour se parler est devenu un combat que je qualifie volontiers de révolutionnaire.