Faire équipe : un acte pédagogique et politique. Dossier
Dans les métiers de l’éducation, de l’intervention sociale ou de la culture, le mot « équipe » semble aller de soi. Pourtant, à l’heure où le travail est piloté par des normes, des indicateurs et des protocoles d’évaluation, faire équipe n’est pas un simple aménagement organisationnel : c’est un acte pédagogique et politique. La question n’est plus seulement de travailler ensemble, mais de construire du commun là où la logique managériale fragmente les liens. Comment créer des collectifs capables de conjuguer liberté individuelle, conflit fécond et cadre partagé, tout en s’inscrivant dans des cadres sociaux et professionnels normés, qui posent leurs propres exigences ? En articulant regards académiques et regards pratiques, à travers l’analyse de l’agir dans les différents milieux que nous allons présenter, ce numéro explore plusieurs registres du faire équipe.
Son diagnostic résonne avec les préoccupations éducatives : lorsque la valeur du travail se mesure seulement au respect d’un cahier des charges et au respect de la procédure plus qu’au sens de l’action, l’équipe se réduit alors à un alignement de tâches. Gori appelle à reprendre du temps pour se parler, condition d’un véritable agir collectif. Ce temps, dit-il, a une dimension « révolutionnaire » : il ouvre la possibilité d’inventer d’autres ma- nières de décider.
Se former à se parler
Mais apprend-on à se parler, existe-t-il des formations à la parole ? Dans « Le Travail coopératif », Philippe Meirieu explique qu’« il doit exister des lieux de parole que l’on puisse réguler avec des rituels, parce que la parole ne se construit pas sans rituels. Trop souvent on pense que l’accès à la parole n’est pas objet de formation. Or, permettre à des gens de ne pas se battre, mais de se parler, cela se forme. Et la formation aux droits de l’homme passe fondamentalement par la formation à ces lieux de paroles régulés, annoncés, organisés, avec des présidents de séance, avec des notes, avec des minutes, avec toute une série de conditions que les pédagogues connaissent bien et qui permettent à la parole d’être une vraie parole, de ne pas être du bavardage. »
C’est ce que le reportage sur un stage Bafa déplie. Ici, l’équipe n’est pas un idéal abstrait, mais une expérience vécue : les stagiaires négocient leurs désaccords, inventent des règles, font tourner les responsabilités ; les formateurs font le point chaque soir, partageant ce qui a été efficient, ce qui a perturbé ou troublé dans le déroulé initialement prévu, inventant des solutions pour le lendemain. On apprend à faire équipe en la vivant.
Cette pédagogie de l’expérience, proche de la pédagogie institutionnelle de Freinet ou d’Oury, montre qu’une décision collective ne relève pas d’un consensus mou mais d’une construction quotidienne, où le conflit devient ressource et stimule aussi la recherche de solutions créatives ainsi que les apprentissages. De Célestin Freinet à Fernand Deligny, de Jean et Fernand Oury à Paul Fustier et Tony Lainé, tous montrent que le collectif est un outil d’émancipation : il s’agit de partager le pouvoir, d’oser la diversité, de traiter les non-dits, explique Élisabeth Le Bris, responsable de l’antenne Ceméa de Béziers où sont formés de futurs travailleurs sociaux. Mais elle avertit aussi : un faux partage, quand on consulte sans jamais dé- léguer, provoque désengagement et retrait. Son analyse éclaire la tension décisive entre autorité et coopération, cœur battant de toute équipe éducative.
S'émanciper collectivement
À travers ces contributions, une problématique se dessine : comment instituer des collectifs capables de transformer, plutôt que subir les normes et les instruments de gestion qui organisent le travail ? Car si la résistance à la taylorisation est indispensable, si elle n’est pas inscrite dans une dialectique permettant l’émergence d’alternatives viables, alors elle peut conduire à des impasses politiques et pratiques. Le défi, aujourd’hui, est d’inventer des cadres souples et contenants : protéger la délibération, reconnaître le conflit, mais aussi dialoguer avec les financeurs, s’approprier les outils d’évaluation et faire reconnaître la valeur éducative des temps non directement productifs. L’éducation n’est pas un patrimoine à commémorer, mais une boîte à outils pour notre temps. Il s’agit de créer des institutions vivantes, où le conflit peut devenir un moteur pour penser, où la parole circule et le pouvoir se partage. À l’heure de la fragmentation, instituer du commun n’est pas un supplément d’âme, c’est une condition de l’émancipation collective.