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"Les ados en quête de sens et d’humanité face au numérique"

Peut-on parler d’addiction aux écrans chez les ados ? Ne peut-on pas expliquer cette relation aux écrans autrement ? Interview de Sophie Maes, pédopsychiatre et thérapeute de famille.
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Média secondaire

Qu’est-ce qui vous a amené à travailler avec des ados dans le champ de la santé mentale ? 

Sophie Maes : Je suis passionnée par le fonctionnement mental d’autrui et les adolescents m’ont toujours touchée par leur capacité à mettre le doigt là où la mécanique ne fonctionne pas, à nous interpeller par rapport au sens des positions qu’on peut prendre en tant qu’adulte : je les trouve intègres et sans concessions. Cela peut nous mettre mal à l’aise, parce qu’il faut pouvoir s’expliquer, tout en reconnaissant ses failles et ses limites. Les ados amènent à un questionnement spirituel, existentiel. 

Le numérique occupe une place de plus en plus grande dans la vie des jeunes. Avez-vous constaté des évolutions face à cette omniprésence ? 

S.M. : Il faut d’abord signaler que mon regard est biaisé puisque je suis en contact avec des jeunes qui se trouvent dans une situation de travail thérapeutique. Pendant la crise Covid, j’en ai rencontrés plus que d’habitude qui disaient n’avoir plus aucune motivation à vivre mais sans savoir pourquoi. Ils étaient en défaut d’élaboration, de capacité à pouvoir se dire. 

C’était parfois des jeunes avec des idées suicidaires, culpabilisés parce que conscients de leur chance au regard du milieu dans lequel ils évoluaient et qui ne se donnaient pas le droit d’être en souffrance. Ils arrivaient en hospitalisation, se retrouvaient dans un groupe d’ados et, très vite, allaient mieux du fait d’être de nouveau en contact avec leurs émotions et avec eux-mêmes ! 

Car les ados ne se confient pas facilement à leurs parents et ont plutôt tendance à se confier les uns aux autres : ils n’ont pas encore l’autonomie psychique de l’adulte capable d’introspection personnelle. Ils ont encore besoin de pouvoir être soutenus dans le fait de se raconter, de se dire et de trouver du sens. Pendant la période Covid, les adolescents étaient particulièrement isolés. Les réseaux sociaux n’offrent pas une proximité psychique suffisante pour pouvoir se confier, partager véritablement des émotions avec d’autres jeunes et ainsi pouvoir petit à petit se comprendre soi-même. On voit ici les limites des outils numériques : le discours d’inconscient à inconscient ne passe pas par écrans interposés. 

Le numérique ne détourne-t-il pas les jeunes de réels contacts sociaux ? 

S.M. : Je pense qu’il y a un appauvrissement chez certains jeunes de la connaissance de l’autre et donc, de la connaissance de soi, par un usage effectivement trop important des réseaux sociaux. En tant qu’adulte, on a pu croire que les jeunes allaient “kiffer” la période Covid durant laquelle il ne fallait pas aller à l’école et où il était permis de passer plein de temps sur les écrans. Pendant que les parents télétravaillaient, on leur demandait de rester dans leur chambre. Mais on s’est rendu compte des dégâts. 

Spontanément les jeunes ont tendance à être les uns avec les autres. Comme les amitiés “adolescentaires” sont très fluctuantes, ainsi que leurs amours, les liens des groupes se font et se défont. Les ados ont besoin de beaucoup socialiser. Durant la période Covid, un jeune pouvait se retrouver très isolé, parce que les amitiés se défont et c’est normal, mais la possibilité d’en faire de nouvelles était limitée. Les ados ont tendance à être grégaires, à se chercher et se coller comme des chatons dans un panier, dans un besoin d’une proximité psychologique et physique avec leurs pairs, non seulement pour avoir des supports identificatoires, mais aussi pour penser ensemble

L’addiction numérique est contextuelle. Si vous changez le contexte, il n’y a plus d’addiction.

 

Sophie Maes

Les outils numériques suggèrent de se mettre en scène, de construire son image. Cela ne viendrait-il pas affaiblir encore le rapport à soi ? 

S.M. : C’est l’avènement de la superficialité et de l’individualisme soutenu par un fonctionnement sociétal néo-libéral : nous cherchons à nous satisfaire de ce que nous pouvons nous acheter plutôt que d’être dans une relation avec autrui. Et les réseaux sociaux ne reflètent pas ce que nous vivons au quotidien. J’ai souvent des jeunes qui déclarent que leur vie est nulle, alors que leurs potes ont des vies extraordinaires. Je leur demande s’ils croient vraiment que leurs potes vont se filmer dans les moments de doute, de tristesse ? Évidemment que non. Les réseaux sociaux donnent une image biaisée de l’autre... et de soi aussi. Les jeunes sont finalement plus en contact avec l’image de l’autre qu’avec l’autre. 

Les réseaux sociaux n’offrent pas une proximité psychique suffisante pour pouvoir se confier, partager véritablement des émotions avec d’autres jeunes et ainsi pouvoir petit à petit se comprendre soi-même.

 

Sophie Maes

Dans votre travail, avez-vous déjà rencontré des jeunes qui étaient littéralement dépendants aux outils numériques ? 

S.M. : Jamais. L’addiction numérique est contextuelle. Si vous changez le contexte, il n’y a plus d’addiction. J’ai eu des jeunes qui m’ont été adressés par des juges de la jeunesse dans une obligation de soins par rapport à des addictions aux écrans. Ils ne sortaient plus, n’allaient plus à l’école, pouvaient poser des actes délictueux ou violents pour pouvoir continuer sur leur écran. Bref, ils manifestaient tous les symptômes d’une addiction et arrivaient terrifiés dans l’unité à l’idée de ne plus avoir leur écran. Mais jamais aucun n’a montré un symptôme de sevrage quelconque. Très rapidement, on est accueilli par le groupe : on râle, surtout contre les adultes, mais très vite, on trouve des liens avec les autres et on s’en réjouit. Et il suffit souvent de quelques jours pour commencer à avoir un regard critique sur ses anciens comportements. Cela traduit une tendance à psychiatriser un problème : c’est plus facile de pointer ces jeunes en tant “ qu’addicts aux écrans ” plutôt que de réfléchir à leur contexte de vie. Ces jeunes sont victimes de vivre dans une société qui leur dit combien ils vont être heureux d’avoir un écran et de jouer en ligne. Les jeux en ligne sont particulièrement addictifs et certains ados peuvent s’y révéler extrêmement performants : pour celui ou celle qui ne suit pas à l’école, performer sur Fortnite, c’est une sacrée valorisation sociale ! Mais ce n’est pas normal qu’un jeune doive être champion d’un jeu vidéo pour se sentir valorisé. 

Quels conseils de prévention pourriez-vous donner à l’égard des jeunes relativement aux dangers du numérique ? 

S.M. : Il faudrait que les écoles interdisent l’usage du portable pendant le temps scolaire pour refaire place à la relation, que les jeunes se parlent dans la cour de récré plutôt que chacun soit sur son téléphone. Dans la plupart des unités de soins, le téléphone portable est interdit pendant la journée ; pour que ces jeunes puissent aller mieux, il ne faut pas qu’ils se ferment aux autres en se réfugiant sur leur téléphone. Il faut que les ados puissent construire les liens dont ils ont besoin. On formule donc un interdit, mais on propose le contexte qui permet d’établir le lien. On ne peut pas juste interdire sans rien proposer. Si c’est supprimer pour supprimer, les jeunes se révoltent, à juste titre. 

 

Biographie

Sophie Maes, pédopsychiatre et thérapeute de famille. Pendant plus de 20 ans, elle a dirigé le service hospitalier pour adolescent·es du centre psychiatrique « Le Domaine-ULB » à Braine-l’Alleud, en Belgique. Elle a fondé la première équipe mobile psychiatrique en Brabant wallon et a participé à la mise en place du centre de jour de l’hôpital de Tubize. 

Elle est également à l’origine de la première équipe de liaison en milieu pédiatrique au sein du service de pédiatrie de l’hôpital de Braine-l’Alleud suite à la crise du Covid-19. 

Dossier "Comprendre et accompagner les ados"

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