Adapter les repas au handicap, c’est ne pas renoncer !
Il y a quelques années, j’étais éducatrice-coordinatrice dans un foyer pour adultes en situation de handicap mental. Le groupe avec lequel je travaillais regroupait principalement des personnes avec des troubles importants associés à la déficience intellectuelle ou un polyhandicap (troubles psy, déficience importante, troubles neuromoteurs et/ou sensoriels coesitant).
Pour ces derniers, il était difficile de trouver des idées de sorties tant les handicaps se cumulaient : circulation en fauteuil, grand besoin de ritualisation, angoisses se manifestant par divers comportements « inappropriés » dans l’espace public. Pourtant, tous les étés, des sorties étaient organisées à la journée pour les différents groupes du foyer, sur la journée, avec un repas à l’extérieur : resto, Mc Do, piques-niques … en fonction de l’activité. Restaient Mathieu, Yves-Marie, Christophe … pour qui cela semblait impossible.
Un jour, lors d’une réunion de préparation des activités d’été, une collègue, Sonia, a lancé : « et pourquoi pas organiser un « pique-nique mixé ? » .
Pourquoi mixé ? Parce que 5 résidents n’avaient pas la capacité de manger des aliments solides. Pour ceux-là, nous devions mixer les aliments et même, pour Christophe, l’aider à manger en tenant sa cuillère. Sonia avait dit cela un peu en plaisantant, un peu en provoquant, un peu avec l’espoir, peut-être, que quelqu'un oserait avec elle. Pourquoi pas eux ? J’ai été cette personne. Nous l’avons organisé. C’est ainsi que nous sommes partis, avec notre petit groupe, pique-niquer à un plan d’eau à quelques kilomètres de là. C’est peu, mais pour les résidents, c’était la grande aventure : manger dehors.
Et personne jusque là n’avait jamais essayé.
Peux-tu résumer en quelques mots l’aménagement que vous avez réalisé autour du repas ?
On peut voir les aménagements à plusieurs niveaux :
- la nourriture mixée. Non pas celle qu’ils mangeaient habituellement, mais achetée pour l’occasion en supermarché : hoummous, tzaziki, caviar d’aubergine, terrines … à manger à la cuillère ou, pour ceux qui le pouvaient, sur des petits morceaux de pain de mie. Un choix de jus de fruits comme boissons. Compotes et yaourts comme dessert.
- le matériel pour ne pas trop se salir et se laver : des serviettes, des torchons, du gel hydroalcoolique, de l’eau
- les lieux : espace public, mais pas trop fréquenté, où cris et autres comportements bizarres seraient acceptés … et avec des toilettes.
- le matériel pour s’asseoir, une table, des bancs (on avait aussi amené quelques chaises de jardin) puisqu’aucun des résidents n’étaient en capacité de manger debout, ou assis par terre.
- une possibilité de revenir rapidement au foyer si cela ne se passait pas bien.
- deux encadrantes expérimentées.
D’où est venue cette idée du pique-nique mixé ?
Sonia l’avait dit très spontanément, j’ai adhéré tout aussi vite. Pour en avoir discuté après avec Sonia, c’était l’idée qu’il pouvait y avoir de « l’exclusion dans l’exclusion » et que même au sein d’un foyer, les plus fragiles restaient ceux à qui on proposait le moins de choses.
Parce que les professionnels sont vite découragés par l’importance du handicap et le peu d’éléments permettant de voir si les résidents appréciaient (aucun n’avait de communication verbale). Pourtant, on avait tous repéré dans l’équipe que les aspects sensoriels pouvaient leur convenir, en particulier quand il s’agissait du goût et de l’alimentation.
A-t-elle été facilement acceptée par l’équipe et mise en œuvre ?
Oui. L’ensemble de l’équipe a soutenu le projet, même si peut-être certains doutait de sa réussite. Du côté de la hiérarchie, le projet a aussi été soutenu. Nous avons en particulier, eu un budget conséquent pour acheter les aliments.
Qu’est-ce que ça a changé pour l’équipe et pour le groupe ?
D’abord, il faut préciser que tout changement, pour ces personnes, est difficile et doit être organisé avec beaucoup de sécurisation. Ce que, je crois, nous avons fait. Tout a pris beaucoup de temps : monter dans le véhicule, s’installer au plan d’eau …
Le repas a été très apprécié, mais il a fallu temporiser, leur expliquer que nous avions le temps. Après le repas, certains ont été faire un tour du plan d’eau à pieds. Nous sommes rentrés au foyer vers 16 h mais pour un des hommes, il y avait beaucoup d’impatience : il est remonté dans le véhicule sitôt le repas terminé et voulait rentrer.
Là encore, il a fallu trouver l’équilibre entre ce qu’ils pouvaient accepter comme changement et le souhait des autres qui était … de rester là, au grand air.
Cette sortie a montré que c’était possible ! Elle l’a montré aux collègues et aussi aux premiers concernés : les résidents eux-mêmes, ouvrant ainsi des possibilités de sorties … et des possibilités gastronomiques.
Quels enseignements tires-tu de cette expérience ?
Qu’il faut toujours tenter quelque chose, essayer mais toujours avec l’équipe derrière. Toujours aussi en s’assurant de la sécurité physique et psychique des personnes. C’est facile à dire parce quon peut tous être amené à une forme de découragement, ou d’impuissance, avec des personnes ayant un handicap très important. Il faudrait qu’il y ait une Sonia à chaque réunion d’équipe : quelqu'un qui amène une idée nouvelle, même si cela paraît être une idée folle au départ.
Des conseils pour des éducateurs et éducatrices qui voudraient innover, changer le quotidien de leur public ?
De rester créatif, d’être cette « Sonia » mais toujours en situant l’action dans le double cadre de l’équipe d’une part, de la sécurité physique et psychique des personnes d’autre part. Innover, c’est bien, mais nous accompagnons des personnes vulnérables pour qui des changements trop brutaux sont dommageables et peuvent même être dangereux. Mais si la confiance est là, si on prend le temps, des petits pas sont faisables. Ce sont parfois de grandes avancées pour les résidents. Un simple pique-nique peut devenir leur meilleur souvenir de l’été.