La chère n'est pas triste, heureusement

Inspirée des délicieuses recettes des plaisirs minuscules de Philippe Delerm, une parabole sans prétention appétissante, croustillante où l'on découvre que d’une certaine façon, les enfants mangent pour reconstituer la part dévorée par leurs parents. À savourer sans modération.
Média secondaire

Aujourd’hui, la plupart des enfants et des adolescent·es déjeunent à la cantine (ce mot dégage un parfum vieille France un peu rance) ou plutôt au restaurant périscolaire. Et leur façon d’appréhender la nourriture et le fait de s’alimenter donne lieu à une réflexion teintée de malice mais non dénuée de bien-fondé. Et si les mots qui disent l’action de manger s’approchait de la langue de l’ogre ?

Cemea

Manger, quelle drôle d’idée !

La bouffe, la bâfre, la croûte, le frichti, la popote, la boustifaille, la tambouille, la criave (je me suis renseigné pour bien choisir les mots, les énoncer clairement) quand on est enfant, quand on est adolescent, c’est à la fois sacrément important et tellement insignifiant. On aime manger comme on aime l’école, ou pas. On ingère avec délectation récrés, interclasses, absence des professeurs comme on s’enfile kébabs, beignets, pizzas, tacos ou autres sucreries, mais on rechigne à absorber formules mathématiques, conjugaisons ou leçons de géographie comme il est difficile d’avaler, du bout des lèvres et en faisant la grimace, légumes verts et crudités. L’amertume et l’astringence de ces matières (le même mot pour dire le savoir et l’alimentaire, la tête et les jambes) nous rebutent de prime abord. Et on fait un véritable effort pour les engloutir.

On est gros mangeur, on a un appétit d’oiseau, on n’est jamais rassasié ou très vite rempli, on se nourrit d’inutiles denrées et on refuse celles qu’on nous dit nécessaires. On se remplit la panse, on se vide le bide, on exagère, on choisit, on décide, on se plie, on refuse, tout est lié à notre éducation, aux croyances de nos parents, à nos habitudes de camarades, nos pactes tacites ou dûment certifiés, officiellement s(a)ignés. On se nourrit d’amour et d’eau fraîche, de rêves, d’utopie, d’idéal. On anorexe, on boulime et on en oublie l’essentiel : « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger. » Affirmation ou interrogation ? Vivre parce que manger et manger parce que vivre ? Molière fait des émules. Et Shakespeare n’est pas loin. « To be or not to be, to eat or not to eat ?»

Cemea

À midi il faut bien qu’on se restaure

Et le midi, à la cantine, la cantoche, au restaurant scolaire (faux ami, parce que le restaurant de la pause méridienne n’est pas scolaire, on le sait et on y tient, mais périscolaire) ou tout simplement au restaurant, on prend nos repas. Le midi on se pose pour un temps, pour la graille, pour s’causer aussi et voir nos potes, frelots, frangines. On profite de cet espace théorique de calme et de repos pour reprendre des forces après une matinée de classe. Et si on n’aime pas ce qui est proposé, on s’en fiche, on a un Mars ou un Snickers dans la poche et quelques pièces si on est au collège pour s’acheter notre junk food, la malbouffe qui nous caractérise, comme disent des adultes, irréprochables comme toujours bien entendu.

Perdre du temps à table, c’est bon pour les usuriers du savoir, les décrocheurs, les vieux tuyaux. Et puis cinq fruits et légumes par jour, comment s’y retrouver lorsqu’il faut démêler les arguties de chacun, alors qu’on désire juste faire du mieux possible, c’est quoi un légume, à partir de quand ça compte pour un ? Et les patates, c’est un légume ? Et les glaces, le fromage, ce sont des légumes ? On n’est pas tout à fait ignares, un peu d’humour ça fait padmal.

On déjeune sur le pouce, comme quatre, comme un cochon ou comme un moineau parce qu’on a un petit creux, pour que se radine l’appétit. On minaude ou on s’tape la cloche. On mange, quoi ! Et on est mangé des yeux, parfois. Parce que le verbe manger convient autant aux quinquets qu’à la brioche, et ici on constate que ce qui nous sert de réservoir à carburant est aussi une viennoiserie. La boucle est bouclée, pas d’alternative, pas d’échappatoire, on est condamné à manger et à être mangé, l’équation est simple mais tellement complexe. D’ailleurs, on ne tient pas à la résoudre, même si elle tonitrue dans nos intérieurs tête et corps.

On pense alors aux paroles de notre entourage. Un ange passe. La mémoire ouvre sa vanne aux souvenirs.

On échappe de peu au syndrome de mère-grand

On n’est pas à croquer, ne vous en déplaise, chers aîné·e·s ! On n’est pas si stupides que vous voudriez bien qu’on soit, car si nous savons que croquer est ici voisin de l’univers du dessin, c’est néanmoins un verbe qui rappelle l’action des mâchoires et qui réveille d’autres démons sémantiques.

« On en mangerait », trois mots cannibales, traduction d’un inceste fantasmé et anthropophage, qui s’accompagne de « il est délicieux, elle est à croquer, je les dévorerais tout cru·e·s » et qui se matérialisent à minima par une déglutition des yeux, d’un geste de la langue, voire par la manifestation de tendres câlins, protecteurs, envahissants et même étouffants. Il y a dans ces vociférations manifestes de l’amour un sabir d’adulte qui assimile, le métaphorisant, le corps à de la nourriture et fût-il fictif, ce rapprochement maladroit, qui confine à la confusion mais qui se veut tendre à souhait, est bien l’illustration que nous, petit·es d’homme, sommes objets de la faim des grand·es et de leur soif de nous consommer, nous dévorer.

Comme si on faisait partie de leur alimentation, à ces ogres et ogresses adultes qu’ils et elles sont devenu·es, et comme le petit cochon ne les a pas mangé·es, ni leurs aïeux et aïeules, ils et elles parlent en connaissance de cause. Et que dire de « il est trognon, elle est trognonne ! », qui signifie quand même qu’il manque un bout à ce « il » ou à cette « elle », mordu·e, entamé·e, grignoté·e, rogné·e, ces bouts de chou. Et si notre peau est salée, est-ce pour mieux nous assaisonner ?

On passe notre temps à tenter de rester entier. Et ce n’est pas une mince affaire !

On est éduqués en pleines floralies de ces expressions qui nous bercent et que souvent on ne comprend pas ou de travers, et qui comme un aliment mal avalé nous encombrent la pensée, les oreilles, nous prennent aux tripes et nous empêchent de grandir en toute liberté, en pleine autonomie.

Frôlant parfois l’hubris, ce tropisme des parents qui relèvent dans leur mémoire les pièges d’une langue qui va les lier à leur descendance frise la corne d’abondance et confine (c’est d’actualité) à l’idée fixe.

Et si le fait d’être haut comme trois pommes (c’est pas bien haut, trois pommes, même grosses, ça va chercher dans les cinquante centimètres maxi, alors on peut être haut comme neuf pommes ou même comme douze, et si elles sont petites, les pommes, il en faut vingt au moins pour atteindre la king adult size, et on vous raconte pas des salades), si ce fait, donc, donne la possibilité de nous consommer, alors il y a manifestement violation du respect auquel on a droit ainsi qu’outrepassement des prérogatives des parents.

Cemea

Retour à la parole de l’adulte

Comment les enfants mangent-ils chez eux·elles et comment apprivoise-t’on  leurs manières de table dans cet ici, d’où nous sommes les gardiens mais où il·elles viennent d’arriver ? En quoi le déterminisme tissé dans la famille de chacun·e ne fait-il pas obstacle à une découverte maximale d’autres coutumes, d’autres usages culturels ? Mais l’essentiel est-il là ? Ne se niche-t’il pas plutôt dans le fait d’accepter que certain·es aient du mal face à ce dépaysement, à cet exil culinaire et dans la tentative d’y porter attention puis de les prendre en compte en proposant des compromis qui permettront l’acclimatation, l’apprentissage de nouvelles règles, de nouvelles façons de table. Obliger les enfants à manger avec une fourchette alors qu’ils mangent depuis toujours avec des baguettes semble d’abord vain, puis proche de la violence éducative, voire institutionnelle et d’une forme de maltraitance. Manger avec les doigts peut être une règle chez les un·es, et chez les autres il sera nécessaire d’attendre que tout le monde soit servi pour commencer à manger, il  serait ridicule de vouloir que tous·tes les enfants coupent parfaitement bien leur viande alors que beaucoup tiennent le manche de leur fourchette à pleine main et verticalement comme il·elles l’ont appris. Il est contre-productif de vouloir que l’égalité à table soit de règle, il est plus raisonnable de prendre en compte les habitudes de chaque enfant en toute équité, il leur sera alors plus loisible de se restaurer en toute sécurité. À quelles valeurs se réfère t’on si on prétend le contraire ? Et quels objectifs poursuit-on ? D’où nous viennent ces injonctions que nous voudrions universelles ? Ce qui importe au premier chef c’est bien que le collectif dans son ensemble indivisible permettre à chacun·e de se comporter comme il·elle l’entend sans que ce qui conforte la sécurité de l’individu sans que  rien n’empêche le bon fonctionnement du collectif.

Leurs manières de table ne regardent qu’eux·elles, ne peuvent être prohibés que les gestes et les comportements qui mettraient en danger la sécurité (de quelque ordre qu’elle soit) ne serait-ce que d’un· enfant.  Quand je sortais de table au lycée avec une quinzaine de morceaux de pain dans ma poche parce que j’avais encore faim je ne gênais nullement mes copains et copines et pourtant il fallait que je ruse pour accomplir ce qui me semblait légitime. Et si ce petit garçon se gave de purée parce qu’il adore ça, s’il ne se met pas en danger grave, de quel droit puis-je priver de ce plaisir . De même si cette adolescente refuse

Respecter les enfants en tant qu’individus uniques, c’est leur reconnaître une histoire personnelle et familiale, c’est accepter en conséquence qu’ils puissent avoir des habitudes et des manières de table qui ne sont pas celles de notre cadre mononormé. Respecter chacun avec ses particularités, son particularisme même, c’est accorder de l’importance à la personne, pour qu’elle ne soit pas noyée dans la masse du groupe, prisonnière de sa nasse. Et de fait l’encourager à peu à peu découvrir d’autres comportements alimentaires.

Florilège d’expressions alimentaires

On a parfois ces expressions sur le bout des lèvres. Les voici servies sur un plateau, de quoi nous mettre l’eau à la bouche !

Et la langue (qui est un abat raffiné, quand elle est accommodée, coupe suisse, à la sauce piquante) s’empare de circonvolutions toutes plus emberlificotées les unes que les autres et s’en donne à cœur joie dans une logorrhée pseudo-alimentaire qui, comme un élastique de Jokari, ramène tout à la nourriture, perdant l’auditeur bien souvent dans ce labyrinthe lexical.

Un exemple édifiant quant à l’illustration de ce qui précède : « copains comme cochons ». Que signifie cette expression pour des enfants dans un aujourd’hui où le cochon est un animal banni, exclu, ostracisé dans bon nombre de foyers ? Il y a fort à parier que l’utilisation de ces mots désoriente nombre d’oreilles si on ne prend pas le temps de les désosser. En effet, le cochon de l’expression n’a rien à voir avec le porc subodoré, l’étymologie nous dit que le mot « cochon » est une déformation de « soçon », qui conduit à « compagnon ». On est très loin alors de la viande citée, qui peut être proscrite.

Et celui-ci : « ne pas être dans son assiette », soit se sentir mal, tourner de l’œil. L’idée que l’assiette signifie autre chose que le récipient qui accueille la nourriture élargit le spectre de ce mot. Il faudrait plutôt regarder du côté des fesses.

Ou encore « compter pour du beurre », le beurre fond et disparaît à terme et c’est son côté fusible qui est mis ici en abvant. .

De même enfin, « faire bonne chère », expression digne d’intérêt parce que l’homonymie introduit du questionnement, une énigme pour celui qui ne sait pas que dans « La Chanson de Roland », la chère signifie le visage. Entre chair et chère il n’y a même pas un son de différence.

Cemea

Le chou à toutes les sauces

Que dire de la litanie de la famille des Brassicaceae, des choux plus simplement ?

« Faire chou blanc, bête comme chou, ménager la chèvre et le chou, être dans les choux, mon pauvre chou, faire ses choux gras, mi-chèvre mi-chou, feuille de chou, je vais lui rentrer dans le chou, tu m’prends le chou, bout d’chou », etc. Florilège non exhaustif des intrusions de ce légume vert dans l’inconscient collectif des expressions imagées de la langue française.

Et que dire des significations de ces expressions ! Entre le fait de ne pas arriver à ses fins, la bêtise, la posture de celui qui pèse le pour et le contre, le profiteur, et celui qui est aux pâquerettes, il y a un éventail de profils qui pourraient chacun presque trouver son alter égo dans la famille « chou ».

il faut reconnaître que la famille des choux, légumes honnis ou vénérés, sont nombreux et peuvent être mis à toutes les sauces. Comme il y a le romanesco, il peut se montrer pommé, fleur, de Bruxelles, rouge, blanc, frisé, kale, chinois, rave, ou encore se nommer « brocolis ».

Il y a une mise en bouche riche en images-calories très parlantes. Et un dessert pour terminer le festin avec le fameux chou à la crème. Mettez-moi un chou par jour de la semaine en plat principal et une expression comme dessert. Les parallèles sont assez exquis à établir. Un exercice qui s’apparente à de la littéranourriture comparée. Et une petite dernière pour la route : « c’est du flan », comme la jelly britannique qui tremblote, qui valse, qui peut à tout moment verser dans le fossé de l’assiette, s’effondrer, s’étaler, ça tient pas c’que tu dis, c’est du Flamby !
Version modifiée d'un texte publié dans le n° 571 des Cahiers Pédagogiques daté de septembre 2021 et intitulé "la langue de l'ogre pour savourer mets et mots"