L’animateur se refuse à toute leçon. Son travail obstiné consiste à s’assurer d’un climat de quiétude et des conditions matérielles de ceux qui peignent.
"Le Jeu de peindre" de Arno Stern
Ce qu'il y a de singulier dans l’approche de l’activité de peinture
La pratique est muette, le lieu aveugle. Des enfants d’âges divers peignent quiètement, tout à leur affaire, les uns à côté des autres, sur de grandes feuilles blanches punaisées aux murs d’une pièce sans fenêtre. Ces murs sont couverts de traces rectilignes de différentes couleurs, débordements accumulés et enchevêtrés des peintres qui se succèdent dans la pièce.
L’animateur se refuse à toute leçon. Son travail obstiné consiste à s’assurer d’un climat de quiétude et des conditions matérielles de ceux qui peignent. Il est le servant de l’activité. Il prend un soin particulier à punaiser à hauteur de regard de chacun les grandes feuilles blanches, à alimenter les godets de peinture. Il veille à ce que les enfants chargent et rechargent correctement l’un des trois pinceaux disponibles pour chacune des dix-huit couleurs proposées. Les godets de peinture sont disposés au centre de la pièce sur un étrange meuble, la table-palette. Les participants vont et viennent, de leur feuille au meuble, du meuble au mur.
Les enfants, les adolescents et même les adultes peignent ce qui sort de leur tête, en toute liberté, sans technique préalable ni commentaires autre qu’un soutien matériel bienveillant. Quand le tableau est terminé, Stern sort son couteau de sa blouse pour ôter les punaises et mettre la peinture à sécher. Une nouvelle feuille est punaisée. Le jeu de peindre reprend.
Arno Stern
Peindre un acte profondément humain
Au fil du temps, Arno Stern discerne, dans les milliers de réalisations produites, des figures récurrentes qu’il catégorise : figure ronde, carrée, croix, peignes, échelles… Pour lui, ce sont là des éléments d’un langage qu’il appelle la « formulation ». Il en repère les âges et étapes d’apparition, les évolutions, de la complexification à la réitération. Ce langage est naturel au petit humain. Stern insiste sur l’irrépressible nécessité auquel répond le jeu de peindre, celle de la trace, puisée à la source de la mémoire organique. La mémoire organique est un substrat, humus de nos premières années, inaccessible à l’intellect et que la formulation permet de retrouver et d’exprimer.
La « formulation » est un moyen d’expression que des voyages à l’étranger vont lui permettre d’affirmer comme universel par la récurrence des formes qu’il retrouve dans les productions d’enfants plongés dans des conditions similaires dans d’autres régions du monde. Il dit aussi que cette expression naturelle, cette faculté de peindre sans entrave disparaît bien souvent, passée l’enfance. Sous le poids des regards portés, des préjugés, d’occasions disparues, de conditionnement éducatif. Il dit encore que ce n’est pas irrémédiable et que nous pouvons retrouver ce plaisir en réunissant un certain nombre de conditions : une forme de lâcher-prise et de centration sur soi sans compromis pour le pratiquant, et la mise à l’abri par l’encadrant : Closlieu, absence de commentaires et d’exposition. Pour Stern, le langage de la trace est une constituante de notre humanité et sa disparition une fois l’âge venu est une forme d’amputation liée à la société de consommation et de compétition.
Citations
- Page 12 : La mémoire organique « ne livre pas son trésor à l'intellect, la réflexion n'y accède pas. Seule une impulsion irraisonnée est apte à s'en faire l'interprète. Elle dicte une trace délivrée d'un quelconque dessein, libre aussi de destin, car exempte de destination »
- Page 27 : « La Table-palette est le lieu de rencontre de tous les participants. Le Jeu de Peindre, dans le Closlieu, est un va-et-vient entre ce pôle du collectif et le pôle du particulier. Ils sont en parfait équilibre »
- Page 45 : « Sur mon passeport est écrit à la ligne "profession" : "Praticien d'éducation créatrice". [...] Dans l'intimité, je préfère dire que je suis le Servant du Jeu de Peindre »
- Page 109 : « L'art de peindre appartient aux artistes, le jeu de peindre à tous les autres »
Biographie
Arno Stern est né en 1924 à Kassel (Allemagne), dans une famille juive. En 1933, pour échapper au nazisme, ses parents s’installent en France. Rattrapés par la guerre, ils se réfugient en Suisse. Au sortir de la guerre, Arno Stern est animateur dans un orphelinat. En 1950, il ouvre un atelier de peinture récréative à Paris, l’Académie du Jeudi, qui deviendra en 1986 le Closlieu. Il a publié de nombreux ouvrages, traduits dans le monde entier.