Mais, pour que tout cela soit possible à l’école, il faut faire confiance aux enseignants, à leur liberté et à leurs initiatives pédagogiques, au lieu de les caporaliser en systématisant les évaluations et en découpant les programmes en segments de plus en plus techniques qui font perdre de vue le sens des savoirs.
Autoritarisme, obscurantisme, Philippe Meirieu sonne l'alerte
VEN : Les dernières élections européennes ont placé le Rassemblement National largement en tête avec un électorat jeune qui a voté majoritairement pour lui. Les éducateurs et les éducatrices ont-ils manqué quelque chose ?
Philippe Meirieu : Oui, sans doute. Même si les raisons de ce vote sont multiples. Elles vont du ressentiment face à la montée des inégalités et à la déshérence de nombreux territoires, jusqu’à la fascination pour une jeune tête de liste qui a su habilement utiliser les réseaux sociaux. Et je crois que beaucoup d’électeurs du RN ignoraient l’histoire de ce parti, son idéologie xénophobe et ses complicités avec les régimes illibéraux* comme celui d’Orban. C’est peut-être là une première erreur des éducateurs et éducatrices. Ils ont cru que le caractère fascisant du RN était de l’ordre de l’évidence, que les leçons de l’histoire récente étaient suffisamment claires et démontraient le caractère profondément dangereux de l’extrême droite… Alors que, pour une bonne partie des jeunes générations, il s’agit d’un parti comme un autre qui incarne une forme de révolte contre l’ordre établi et représente la meilleure garantie possible contre d’hypothétiques ''envahisseurs'' qui menaceraient notre niveau de vie et la paix sociale.
VEN : Les leçons de l’histoire n’ont donc pas été retenues ?
Ph. M. : Il me semble que les multiples commémorations de la Résistance et autres cérémonies du souvenir apparaissent aux jeunes générations comme des vieilleries sympathiques mais complètement déconnectées de notre situation actuelle. Cela doit nous interroger sur la façon dont nous enseignons l’histoire, peut-être trop abstraite, insuffisamment reliée à ce qui se vit aujourd’hui, aux tensions qui traversent notre société. C’est pourquoi j’aime beaucoup le travail des collègues réunis dans le collectif Territoires vivants de la République, du nom de leur premier ouvrage collectif**. Ils montrent comment un enseignement rigoureux de l’histoire, en évoquant l’esclavage et la colonisation, les guerres et les souffrances infligées à des peuples, mais aussi toutes les formes de domination ou d’aliénation, permet aux élèves de se découvrir solidaires de toutes les oppressions et de se vivre ainsi comme frères et sœurs en humanité. Grâce à une véritable pédagogie de projet dans laquelle chacun et chacune s’implique de manière active, ils se découvrent profondément semblables malgré leurs différences. La concurrence mémorielle et les replis communautaristes s’estompent. On comprend que, face à tous ceux qui veulent dégrader l’humain, la solidarité s’impose. Hélas, ce travail, authentiquement pédagogique et républicain à la fois, fidèle à l’enseignement des Lumières et aux principes de l’Éducation Nouvelle, est encore bien trop rare.
VEN : Justement, dans votre dernier livre, vous expliquez que nous avons trahi les idéaux des Lumières. En quoi consistent ces derniers ?
Ph. M. : Les Lumières, c’est d’abord le refus de toute forme de prédestination et de fatalisme : nul n’est assigné à résidence dans une identité psychologique, culturelle ou sociale ; chacun et chacune peut s’émanciper, choisir sa vie, penser par lui-même et participer comme citoyen à la construction du bien commun. C’est donc le refus d’une vision pessimiste de l’être humain, marqué par le péché originel et condamné à être gouverné par la peur de la sanction, de la répression, de l’exclusion.
Les Lumières, c’est en réalité le choix de l’éducation : tout humain est éducable et peut accéder aux formes les plus élevées de la culture et de la socialité. Et tous les êtres peuvent « faire preuve de leur raison », comprendre les enjeux auxquels ils sont confrontés et agir pour un monde plus solidaire. Mais ils ne le peuvent que s’ils sont éduqués, c’est-à-dire s’ils sont mis dans des situations à la fois apaisantes et stimulantes conçues pour leur permettre de s’émanciper. Il faut qu’ils disposent d’un ''écosystème'' de ressources et de contraintes, d’un milieu favorable grâce auquel ils pourront se dépasser pour mieux comprendre le monde, agir de manière plus lucide, s’inscrire dans des collectifs solidaires et coopérer à une œuvre commune. Parce que ce qui nous rassemble est plus important que ce qui nous divise et nous n’aurons jamais fini d’explorer notre commune humanité. Les Lumières, c’est donc l’affirmation que, face à toute question humaine, toute difficulté sociale, toute transgression et toute violence, il y a toujours aussiune réponse possible en termes d’éducation et de prévention et qu’il faut la chercher obstinément.*** Bref, avec les Lumières, on remplit un devoir premier à l’égard de l’avenir et de l’humain : on fait le pari de l’avenir. Or, à regarder ce qui se passe aujourd’hui dans le champ idéologique et politique, on est bien obligé de constater que ce pari, qui peut paraître insensé mais qui est absolument nécessaire au progrès de l’humanité, n’est plus de mise.
VEN : En quoi consiste la dérive des politiques publiques que vous observez dans tous les domaines éducatifs ?
Ph. M. : Que ce soit dans le registre de la parentalité ou de la laïcité, sur les questions d’immigration ou d’emploi, comme dans le domaine de l’école, on privilégie systématiquement la répression. Certes, il ne faut pas être angélique : aucun État ne peut se passer d’un système judiciaire et pénitentiaire qui le protège contre celles et ceux qui le menacent. Mais le projet de la Révolution française, celui de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 comme celui de la Convention internationale des droits de l’enfant deux siècles plus tard, c’est précisément celui d’une société qui s’efforce de prendre les problèmes à la racine, de lutter contre toutes les formes d’inégalité et d’injustice afin de faire reculer les transgressions et la délinquance. Pour les Lumières, il faut certes punir, mais il faut toujours faire de la punition un moyen de réintégration dans le collectif. Car il s’agit bien d’ « ennoblir les humains », comme le disait Pestalozzi, afin de faire reculer, autant que possible, les ''solutions'' purement répressives… Or, c’est à tout le contraire que nous assistons : on supprime des postes d’éducateurs à la Protection judiciaire de la jeunesse et on développe les enfermements de plus en plus tôt. On remet en question les subventions au Planning Familial ou aux associations d’aide aux familles et l’on propose de sanctionner les parents qui manqueraient d’autorité. On diminue les droits d’accès au Congé personnel de formation et on réduit la durée de l’indemnisation du chômage, etc. A l’école, avec le ''Choc des Savoirs'', on installe des groupes de niveau au collège alors qu’on en connaît le caractère stigmatisant et dangereux pour les élèves les plus fragiles. On brandit la menace du redoublement, de l’exclusion, de cours obligatoires pendant les vacances, quand il conviendrait au contraire de montrer le caractère désirable et émancipateur des savoirs scolaires, porteurs d’infiniment plus de satisfactions, à long terme, que celles auxquelles on demande aux enfants et adolescents de renoncer dans l’instant. Car, n’en doutons-pas, c’est bien là l’enjeu essentiel de tout exercice légitime de l’autorité : on ne peut exiger le sacrifice du caprice immédiat, on ne peut exiger de fournir un effort sur soi-même pour affronter l’inconnu, que si, en même temps, on est porteur de la promesse d’un futur qui en vaut la peine. Ce que doit transmettre le professeur, c’est le désir d’apprendre, le plaisir de la recherche et la joie de la découverte. C’est ainsi qu’on mobilise vraiment et durablement les élèves et non en les menaçant. Car la menace n’encourage jamais que la débrouillardise, la dissimulation, la fraude et le mensonge ! Mais, pour que tout cela soit possible à l’école, il faut faire confiance aux enseignants, à leur liberté et à leurs initiatives pédagogiques, au lieu de les caporaliser en systématisant les évaluations et en découpant les programmes en segments de plus en plus techniques qui font perdre de vue le sens des savoirs.
La menace n’encourage jamais que la débrouillardise, la dissimulation, la fraude et le mensonge !
VEN : Pourquoi toutes ces mesures ? Tout cela fait-il partie d’une sorte de complot réactionnaire ?
Ph. M. : Je ne crois pas au complot. En revanche, je crois que nous assistons en France, comme dans de nombreux pays européens, mais aussi en Argentine, en Inde ou dans les États-Unis de Donald Trump, à la montée d’une forme de révolution conservatrice qui, comme dans les années 1930, est liée à une idéologie du bouc émissaire. Face à l’inquiétude à l’égard de l’avenir, à la peur du déclassement et de la décadence, on se replie sur des conceptions identitaires. Au lieu de s’interroger sur les défis et les chances qui s’offrent à nous, on se donne un ennemi : l’étranger-immigré-délinquant-profiteur des prestations sociales-menace pour notre culture et porteur d’un radicalisme mortifère. Attention, je ne dis pas que le radicalisme islamiste n’existe pas et qu’il ne constitue pas un danger majeur. Je dis qu’au lieu de le combattre en incarnant une promesse positive pour celles et ceux qui sont tentés de le rejoindre, on pratique un amalgame désastreux et l’on gouverne exclusivement ''à la peur''. Or, la peur, que les médias Bolloré entretiennent en montant en épingle le moindre fait divers à charge, justifie le recours à la répression et légitime des mesures à caractère sécuritaires censées rassurer immédiatement l’électorat. Mais ces mesures, en réalité, ne résolvent rien. Elles entretiennent, en fait, ce qu’elles sont censées combattre.
VEN : Qu’est-ce alors concrètement qu’une politique éducative qui maintient vivant notre projet démocratique ?
Ph. M. : C’est une politique qui donne une priorité absolue à la prévention et cela dans tous les domaines. En matière d’éducation familiale, par un soutien à la parentalité. En matière de petite enfance, en offrant à tous les enfants des structures où découvrir un usage exigeant du langage. En matière d’école, en promouvant systématiquement la pédagogie coopérative, en abolissant « le préjugé antique qui sépare les manuels et les intellectuels », comme le préconisait le Plan Langevin-Wallon. En matière de loisirs, en offrant à toutes et tous des activités de qualité permettant de se découvrir et d’apprendre à prendre des responsabilités. En matière de médias et d’information, avec un service public digne de ce nom. En matière de formation continue, avec la possibilité d’apprendre tout au long de la vie et pas seulement pour garantir l’employabilité. En matière de vie citoyenne, en soutenant fortement le tissu associatif qui est bien plus fraternel dans ses pratiques que les gouvernants actuels. Autant de perspectives apparues avec l’Éducation populaire et qu’il faut réinvestir de toute urgence.
Les Lumières, c’est d’abord le refus de toute forme de prédestination et de fatalisme : nul n’est assigné à résidence dans une identité psychologique, culturelle ou sociale.
VEN : Pour définir la posture éducative, vous parlez de confiance exigeante. En quoi peut-elle soutenir un projet qui développe le goût de m'autre, la joie de faire ensemble tout en étant différents, de débattre, la capacité à vivre le conflit ?
Ph. M. : C’est la confiance dans la possibilité pour chacun et chacune de se dépasser : interroger ses préjugés, ne jamais se satisfaire de l’à-peu-près, être toujours en quête de précision, de justesse et de vérité… Grâce à une exigence de l’éducateur qui est la marque la plus forte du respect qu’il doit à celles et ceux qu’il éduque : une exigence qui se traduit par l’invention de « belles contraintes », des contraintes que l’on pose non pour ''avoir la paix'' mais pour favoriser l’expression d’une liberté authentique, dégagée de toute forme de fatalité et d’emprise. Une exigence qui se traduit par une forme d’évaluation particulière, une évaluation qui, comme le disait Albert Jacquard, « ne permet pas de savoir si l’on est meilleur ou moins bon que les autres, mais permet de devenir meilleur que soi-même. » Une exigence qui se traduit aussi par le refus de toutes les formes de domination dans les collectifs, avec un travail permanent et simultané pour que chacun et chacune soit reconnu tout à la fois dans ses ressources – il ou elle a des richesses infinies dont on peut faire profiter le groupe – et ses besoins : pouvoir être aidé par les autres pour pouvoir se dépasser. « De chacun selon ses ressources et à chacun selon ses besoins », voilà un principe formulé il y a bien longtemps par les philosophes utopistes des Lumières et qui reste une ligne d’horizon qu’il ne faut jamais perdre de vue. C’est difficile et on n’y parviendra peut-être jamais complètement. Raison de plus pour ne pas tarder à se mettre au travail et rallumer les Lumières.
* Opposé au libéralisme, à la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice. (Larousse)
** Ouvrage collectif présenté par Benoît Falaize, Éd. La Découverte, 2018. Un second ouvrage a été publié sous le titre Parce que chaque élève compte, Éd. de l’Atelier, 2022.
*** Philippe Meirieu a, depuis le début de ses travaux, insisté sur l’apport fondateur des Lumières, le postulat d’éducabilité. Voir : www.meirieu.com, mot clé Educabilité. Et son ouvrage Le Choix d’éduquer, Éd. ESF Sciences Humaines, 1991.