Tout-petits et handicap
Le handicap n’attend pas que les enfants grandissent pour se manifester. L’accueil des bébés et des tout-petits et toutes petites en collectivité est légitime et bénéfique pour chacune et chacun (enfants, familles, équipe…).
Ce qui n’est pas sans poser question aux personnes qui en auront la responsabilité. Appréhensions, inquiétudes de ne pas assurer la qualité de l’accueil s’ajoutent à l’absence de formation. Dans cet exemple, nous voyons comment une équipe s’est emparée de la question pour co-construire en partant des représentations du handicap une expérience positive et mettre en place différents outils propres à évaluer et revisiter le projet si nécessaire.
Accueillir les enfants en situation de handicap dans les quatre établissements (crèches, halte-garderie, multi accueil) du service petite enfance est une des orientations du projet de service que je coordonne. Dès lors que cette orientation a été écrite, parlée, posée, un certain nombre d'appréhensions se sont exprimées au sein des équipes de professionnelles de la petite enfance. Ces inquiétudes portaient sur l'absence de formation « spécifique » ou spécialisée, sur le doute de notre "capacité à", sur les contraintes de l'accueil, la tension entre individualiser et accueillir en collectivité. D'un autre côté, nous observions que les situations s'imposaient à nous : les demandes d'accueil pour des enfants en situation de handicap dont le diagnostic était posé ; la découverte du handicap d'un enfant accueilli dans un de nos établissements ; ou l'observation par l'équipe elle-même de troubles ou de difficultés importantes de l'enfant posant la question d'une possible pathologie.
Nous ne pouvions pas non plus ignorer l'absence ou le manque de places spécialisées pour les enfants de moins de trois ans en situation de handicap. Ceci ayant pour conséquence des familles et des enfants laissés à eux-mêmes, dans des situations parfois impossibles, fatigués et inquiets pour l'avenir. Parmi nos questions, se posait aussi celle de notre place d'établissement d'accueil du jeune enfant (EAJE) dans ce contexte : que souhaitions-nous proposer qui ne soit pas l'illusion d'une réponse au manque de structures spécialisées et/ou de soins ? Que souhaitions-nous construire qui ne laisserait pas à penser que cette absence de places serait absorbée ou compensée par un accueil en milieu dit « ordinaire », comme si l'inclusion pouvait être la réponse à tous les maux ?
Partir des représentations du handicap
La première étape a consisté à faire émerger les représentations du handicap chez les professionnelles de la petite enfance du service (animatrices, auxiliaire de puériculture, éducatrice de jeunes enfants). Lors de journées de concertation pédagogique, des temps de brainstorming suivis d'échanges collectifs ont permis l'émergence des questions, idées et inquiétudes.
Un questionnaire individuel a également permis une expression personnelle. Une des premières questions posée par les personnes est celle de la formation : sommes-nous suffisamment formées pour répondre aux besoins spécifiques?
En creux vient la question du réseau, du lien avec les professionnels médicaux et paramédicaux et les possibilités de réfléchir ensemble, d'être soutenues, conseillées, rassurées, mais aussi prises en compte. Viennent ensuite les questionnements relatifs au temps de l'accueil et au taux d'encadrement.
La crainte que ces accueils prennent beaucoup de temps, que le temps passé par l'enfant au sein de la structure dépasse notre capacité à lui accorder l'attention dont il a besoin, et l'idée en toile de fond qu'on ne pourrait accueillir qu'en « faisant du un-pour-un ». Il est question du bien-être de l'enfant, mais aussi de la charge de travail des équipes.
S'ouvrir à des réalités multiples
Des temps de réunion consacrés à la connaissance du handicap ont ensuite été proposés. Où l'on découvre qu'il n'existe pas un handicap, mais des handicaps, des multitudes de situations, de nuances, à plus forte raison dans la petite enfance. Des échanges sur des situations d'accueil vécues permettent de dépasser l'idée du « un-pour-un », de la « charge » supposée de ces accueils. Ces échanges ouvrent la possibilité d'envisager que le handicap n'est pas un frein à toute activité, toute relation, tout désir, toute autonomie. Alors on peut commencer à imaginer tout ce que la démarche d'accueil en milieu ordinaire peut avoir de riche, de positif, de constructif pour l'enfant lui-même, sa famille, le groupe et les professionnelles. Ces temps, ainsi que la participation à quelques réunions ou colloques sur la question, nous aident à définir ce que pourraient être la ou les limites de notre accueil, de nos compétences et à approfondir la question des moyens nécessaires. Finalement il n'est pas tant question de moyens matériels que de la définition nécessaire d'une organisation et d'un déroulement des accueils qui prennent en compte les réalités de chaque acteur : enfant, famille, équipe, établissement. Nous définissons aussi collectivement notre place et notre rôle aux côté des structures et professionnels médicaux, paramédicaux. L'EAJE n'est pas un lieu de soins. C'est un lieu de vie, où l'enfant est accueilli et pris en charge de façon globale dans un projet de socialisation, de garde, d'éveil et de jeu. Nous avons le souhait de pouvoir travailler avec les autres intervenants pour partager observations et compétences.
C'est ainsi qu'un groupe de travail s'est constitué. Composé d'au moins une professionnelle volontaire par établissement et de l'infirmière puéricultrice, ce groupe a été chargé de synthétiser les questions et d'élaborer une proposition de formalisation d'un parcours d'inscription et d'accueil des enfants porteurs de handicap. Ce fut également l'occasion de construire des repères pour les situations où l'équipe est la première observatrice des signes de handicap chez l'enfant.
Rencontrer la famille
La demande d'accueil ne doit pas obligatoirement passer par la commission d'admission annuelle. La famille en demande peut contacter directement une directrice d'établissement. Ce choix permet d'établir un contact rapide et personnalisé afin d’échanger et de se rencontrer au-delà des mots qui pourraient désigner le handicap sur un dossier d'inscription. C'est une façon de faciliter les démarches pour des familles qui craignent parfois le refus d'un accueil ou qui ont été confrontées à des échecs précédents. Ce moment permet aux acteurs du projet d'accueil de se rencontrer, au-delà de considérations purement médicales. La directrice rencontre avant tout un enfant et ses parents. Elle peut observer et communiquer avec eux et commencer à réfléchir au type d'accueil que nous pourrions proposer en fonction des besoins de l'enfant, de son histoire, de son âge, de la pathologie dont il souffre, des éventuelles expériences de garde déjà vécues. Quant aux parents, ils peuvent exprimer leur demande, leurs attentes, leur besoin de garde. La structure et les locaux sont présentés, le projet, la démarche d'accueil. Ainsi la famille peut apprécier les moyens possibles de cet accueil et les confronter à ses attentes ou à ses inquiétudes.
Le médecin référent d'établissement donnera par la suite un avis favorable ou non à l'accueil selon des critères médicaux (soins, association de différents partenaires).
De l'inscription au projet d'accueil individuel
Le groupe de travail a réaffirmé la place du référent et de son rôle. Pour tout enfant accueilli, un référent est défini, puis présenté à la famille dès l'inscription. Il assure les accueils de l'enfant, en particulier lors de la période d'adaptation. Le référent pourra, face à une situation de handicap, être l'interlocuteur privilégié de la famille, le « fil rouge » de l'histoire de l'enfant au sein de l'établissement, le garant du projet individualisé d'accueil, le lien entre les différents interlocuteurs. Dans des prises en charge souvent multiples, il nous semble important que puisse s'établir un lien stable et privilégié avec une personne. Lors de sa première rencontre avec la famille, le référent est présenté et participe aux échanges concernant les informations nécessaires afin de préparer l' adaptation de l'enfant. Il propose un déroulement de journée respectant le rythme de celui-ci en lien avec la capacité d'accueil et les attentes et disponibilité des parents.
Le projet d'accueil est formalisé après quelques moments vécus au sein du groupe par l'enfant. Il s'appuie sur les observations des professionnelles : fatigabilité, capacités, compétences, relations, besoins identifiés, difficultés, etc. La réflexion autour de ce projet passe enfin par l'identification des autres intervenants (orthophoniste, kinésithérapeute, médecin, institutions...). Les temps de l'enfant s'organisent peu à peu. Nous prenons en compte les différents rendez-vous liés à la prise en charge et les déplacements souvent nombreux vers les lieux de soins, afin de ne pas alourdir l'agenda souvent très chargé de l'enfant et de sa famille. Nous sommes vigilants à la fatigue de l'enfant et faisons en sorte, dans la mesure du possible, que les accueils soient mis en place à des moments de disponibilité de l'enfant. Il est possible d'accueillir une heure ou un jour, chaque jour ou une fois par semaine, avec les parents ou sans eux, etc. Chaque rencontre donnera lieu à la construction d'un projet individualisé et évolutif.
Co-Construire une expérience positive
Différents outils sont utilisés tout au long de l'accueil pour que le projet soit régulièrement évalué, revisité si nécessaire. Ces outils ont pour objectif de faire circuler les informations. Ils sont aussi indispensables pour que l'équipe se sente soutenue, puisse prendre du recul sur les situations, les difficultés rencontrées. Une fiche de suivi permet aux différentes professionnelles d'écrire leurs observations quotidiennes. Cette fiche sera un appui lors des réunions d'équipe et lors de réunions avec d'autres partenaires. Des rendez-vous ont lieu de façon régulière avec la directrice et/ou l'éducatrice, éventuellement le médecin. Nous sollicitons également les structures médicales et paramédicales pour être associées aux synthèses et réunions, ce qui ne va pas toujours de soi. Ces collaborations sont pourtant toujours riches de partage et de regards croisés. Si l'enfant voit un spécialiste une heure par semaine, l'observation de celui-ci sera complémentaire au regard de la professionnelle de la petite enfance, non spécialiste, certes, mais partageant peut-être 20 heures par semaine avec l'enfant dans un contexte de socialisation. Ces approches, lorsqu'elles sont vécues sereinement, sont vraiment le socle du projet au service de l’enfant et de son développement.
Waled, Ali, Amina, Abdou, Enzo, des histoires et des parcours d’enfants que nous avons accueillis ces dernières années. Ces enfants confrontés à une pathologie, à des troubles importants ayant un retentissement sur leur développement, leur santé, leurs relations, ont été accueillis quelques heures par semaine, quelques jours, durant quelques semaines, mois ou années. Certains ont été accompagnés par un éducateur spécialisé, certains avaient pu bénéficier d'un diagnostic, certains étaient inscrits dans un parcours de soin... La singularité de chaque parcours rend difficile l’énonciation d'une réalité qui serait la réalité de ces accueils. Accueillir la différence, les différences, est avant tout une rencontre avec ces enfants et ces familles. C'est l'invention commune, entre eux et nous, des modalités d'accueil possibles. C'est le tissage entre la nécessaire prise en compte des besoins particuliers de l'enfant, la demande de la famille et les potentialités d'un accueil individualisé au sein du collectif. C'est enfin, le nécessaire décloisonnement entre les structures de la petite enfance et celles du médical ou du paramédical. À l'entrecroisement de toutes ces préoccupations, le projet d'accueil formalise des propositions et des aménagements nécessaires, un rythme, une fréquence, pour une prise en charge à la fois globale, entière et toujours extraordinaire.
Cet article est issu de la revue des Cahiers de l'animation