Le repas, un outil thérapeutique pour les jeunes en institution

En institut thérapeutique, éducatif et pédagogique, le temps du repas peut s’avérer efficace et positif pour échanger avec les jeunes et leurs éducateurs selon une psychologue clinicienne.
Juliette Chéron est psychologue clinicienne. Au cours de son parcours professionnel elle a exercé en ITEP (Institut éducatif, thérapeutique et pédagogique) où elle a tenu à partager certains repas avec les jeunes et les éducateurs. Elle nous explique ce choix en répondant à trois questions.
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Délié : Une psychologue qui mange avec les jeunes, cela peut sembler étonnant de la part d'un métier qu'on imagine se faire dans un cadre individuel et discret, intime. Pourquoi ce choix ?

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Lorsque je suis arrivée sur cette structure en 2013, j’ai pu observer un fonctionnement bien installé, chaque professionnel étant affecté à des tâches bien particulières, sans transversalité et avec une communication, certes toujours présente dans la mesure où l’équipe s’entendait bien, mais souvent peu efficace, notamment entre les différents corps de métier, avec une sensation de hiérarchie entre les acteurs du quotidien (éducateurs, ME, AS, maîtresse de maison, infirmière) et les « cadres » (cadre socio-éducatif, psychiatre, psychologue). 

Les éducateurs n’osaient même pas me questionner sur les suivis, ayant essuyé de violents refus de la part de mes prédécesseurs .euses. De même, il était difficile d’avoir des informations pertinentes à propos des jeunes. La représentation du psychologue juché dans sa tour d’ivoire était vraiment très présente, et ne correspondait absolument pas à ma conception du métier. De plus, j’avais déjà expérimenté les repas psycho-éducatifs au SESSAD, et j’avais pu en apprécier la valeur.

Je souhaitais également casser cette image d’inaccessibilité qui entravait mon action thérapeutique auprès des jeunes. Il me semblait important d’apporter une vision plus unifiée de l’équipe professionnelle, dans la mesure où la problématique en ITEP concerne la discontinuité du lien, l’insécurité relationnelle et la mise à l’épreuve des limites.

Une équipe soudée et cohérente, apportant une même réponse me semblait être pertinente et nécessaire pour rassurer ces enfants et leur famille dans un premier temps, puis faciliter l’adhésion aux différents soins et accompagnements. Pour cela, il me semblait judicieux d’intégrer l’équipe en termes de dynamique, de mouvement, et de faire corps. Je n’avais pas de références théoriques particulières à l’époque, j’étais davantage dans une démarche intuitive alors, et dans une recherche de mise en place de ma pratique professionnelle telle que je la concevais.

 


 

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Comment cette idée a a-t-elle été accueillie ?

J’ai questionné mon éventuelle présence lors du repas du midi tout d’abord en équipe. Une fois la question admise (je suis passée pour une extra-terrestre), j’ai pu le proposer aux enfants, en leur expliquant ma démarche très simplement : être présente lors des temps d’échange, partager avec eux un repas, pouvoir échanger avec eux dans un autre contexte.

Cette proposition a été accueillie avec enthousiasme par les jeunes… un peu, voire beaucoup moins par certains éducateurs, dans un positionnement résistant et une crainte de jugement de leurs aptitudes professionnelles. Fort heureusement, les professionnels étaient majoritairement favorables à cette démarche, et les résistances ont vite cédé au fil des repas, les professionnels étant rassurés quant à mon action tournée vers les enfants.

Il y avait une psychothérapeute sur la structure en même temps que moi, et elle avait questionné plutôt négativement ma démarche, justifiant son point de vue par l’importance d’une neutralité du thérapeute qui ne voit et donc ne sait rien de ce qu’il peut se passer sur la structure, lui permettant d’offrir à l’enfant un espace d’expression libre, neutre et dénué de tout jugement. Prenant en compte sa pensée sur le sujet, je m’étais dit que je pourrais toujours réajuster ma posture si ma présence aux repas interférait négativement dans mes accompagnements. J’étais alors dans un tâtonnement expérimental.

La direction de l’institution n’a pas été opposée à ma présence aux repas, mais m’a tout de même demandé d’écrire un projet thérapeutique.

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Qu’est-ce que cela a apporté ?

Le repas est un moment de partage, d’échange, lors duquel les personnes sont réunies autour d’une même table et partagent un même plat dont la fonction première tient à la survie : s’alimenter. C’est donc un moment très particulier, puisqu’il met aussi en jeu toute une dimension affective en lien à la famille et aux fonctionnements familiaux (dont les repas sont révélateurs).

 

Lors des repas, certaines problématiques se rejouent et peuvent s’exprimer très violemment, très bruyamment, d’autant plus qu’elles se jouent en collectivité, souvent dans le bruit qui peut avoir un effet désorganisateur supplémentaire pour certains enfants, et dans un cadre éducatif attentif à toutes ces problématiques.

Dans la mesure où le contexte est plus détendu, les repas ont donné l’occasion aux enfants (et aux éducateurs) de voir le thérapeute autrement, et surtout comme quelqu’un d’accessible. Les relations thérapeutiques ont été beaucoup plus investies de la part des jeunes, plus riches, et les repas ont donné lieu à des discussions en groupe, presque comme des groupe d’expression (la situation repas faisant office de médiation). Ils ont donc été pour moi l’occasion d’observer la dynamique du groupe, de déceler la place de chacun, les attitudes, les réactions, la communication verbale et non verbale, la distribution de la parole... En termes d’interactions, ces moments étaient très riches et ont nourri mes observations, m’apportant des éléments cliniques supplémentaires contribuant à la compréhension du fonctionnement psychique de mes jeunes patients. Car ils ne se comportaient pas de la même manière en individuel dans le bureau et à table avec 11 autres jeunes et un ou deux éducateurs.

Les enfants pouvaient s’ils le souhaitaient reprendre certaines choses passées lors des repas en entretien individuel, comme des crises par exemple. Cela permettait de reprendre et de décortiquer les dites crises, que ce soit avec son auteur comme avec les spectateurs (certaines crises étaient si violentes qu’elles pouvaient faire trauma chez les jeunes et chez les éducateurs parfois).

Ces repas donnaient donc matière à élaboration, à l’analyse, à la mise en route de la pensée, de l’appropriation d’un événement de la métabolisation d’un choc émotionnel… …en individuel, mais aussi en réunion clinique, dans un travail pluridisciplinaire et une analyse commune via le regard croisé, une mise en commun des observations, des ressentis permettant de conscientiser le contre-transfert . Souvent, dans un second temps, les éducateurs venaient spontanément échanger sur le déroulé du repas.

Certaines fois, le repas fut l’occasion de noter une réaction inappropriée d’un référent éducatif, souvent par épuisement ou bien par manque de formation ou de connaissances théoriques.

Ces temps de repas ont également été l’occasion de connaître l’ensemble des jeunes accueillis sur la structure. Cela m’a permis de pouvoir apporter un éclairage différent en réunion, basé sur mes observations, mais aussi auprès de ma consœur (qui me questionnait finalement sur ce que j’avais pu remarquer lors des repas à propos de tel ou tel enfant dont elle était la référente thérapeutique).

Lors de certains repas, les enfants ont tenu à me faire goûter le dessert qu’ils avaient préparé la veille lors d’un atelier cuisine avec la maîtresse de maison et l’institutrice (recherche de valorisation, et de partage aussi).

Ces moments ont aussi donné l’opportunité de prendre plaisir à être ensemble, tout simplement, à apprendre à mieux se connaître, à échanger, à communiquer, à élaborer en groupe, et à se faire davantage confiance.