Diriger pour entendre
La Cheffe d'orchestre française, Nathalie Marin a dirigé de nombreux orchestres dans le monde, en particulier en Amérique Latine et en Europe.
Elle s’est produite dans des salles prestigieuses, comme la Fenice à Venise, le Teatro Colon à Buenos Aires… Ses activités de cheffe d'orchestre s'équilibrent entre le répertoire symphonique et lyrique. Elle a dirigé de nombreux opéras.
Nathalie Marin a été la directrice artistique de l’Orchestre Symphonique National de l’Équateur et de 1991 à 2010, elle fut directrice artistique de l’Ensemble orchestral de l’Isère. Parallèlement à cette carrière internationale, elle a également mené des actions de formation auprès d’enfants. Mais elle n’a pas choisi de travailler avec un public baignant déjà dans un environnement musical.
Nathalie Marin a accompagné des enfants d’écoles primaires ordinaires. Elle a également mené en Suisse des projets très intéressants avec des enfants sourds en collaboration avec le département de la formation de la jeunesse et de la culture du canton de Vaud.
Sur la pochette du CD, Pierre et le loup de Prokofiev, que tu as enregistré avec Jean-Claude Dreyfus comme récitant, on peut lire ta volonté de voir l’orchestre que tu diriges « porter une image conviviale, populaire au sens original du terme, de la musique classique et privilégier l’échange direct avec le public en proposant de rendre la musique classique accessible à tous à travers un répertoire très élargi. » Cette vision de la musique en tant qu’Éducation populaire a-t-elle une incidence sur la manière dont tu diriges tes musiciens et dont tu vois ton rôle au sein de l’orchestre ?
N.M: Cela n’a pas d’incidence sur mon travail avec les musiciens, ni sur mon rôle au sein de l’orchestre durant les répétitions ou les concerts. Par contre, cela influe directement sur mon travail en tant que directrice artistique, lorsque j’assume ce poste à la tête d’un orchestre : sur le choix des œuvres de la programmation annuelle, le choix des lieux des concerts, sur les projets spécifiques pédagogiques qu’ils soient scolaires ou péri scolaires. J’essaie dans la mesure du possible d’équilibrer les programmes de mes concerts entre des œuvres connues et des œuvres à découvrir. Je propose des programmes avec un thème ou bien des programmes « cross over » mélangeant les genres comme le cd enregistré « Danzas Sinfónicas »1 associant la musique française du XXe siècle et le flamenco pouvant susciter la curiosité d’un nouveau public. Bien entendu, ces choix de programmation doivent également apporter la dimension artistique nécessaire à la vie de l’orchestre. Ils se doivent de tenir compte du niveau musical de l’orchestre et permettre son développement et son épanouissement. Tendre à la perfection est le but de tout artiste et bien entendu celui d’un orchestre.
Quel lien vois-tu entre les œuvres que tu interprètes et le public ?
N.M: Le lien entre les œuvres et le public est constant, lorsqu’il s’agit des concerts. Les interprètes se produisent devant un public, pour le public. En tant que cheffe d’orchestre mon rapport avec le public est très particulier, puisque je lui tourne le dos. Je ne le vois physiquement qu’au début, lorsque je rentre sur scène et à la fin du concert lors des saluts. En revanche je le « sens » lorsque je dirige : je le sens attentif, chaleureux ou parfois plus distant. L’on peut percevoir si le public « décroche » lors d’une œuvre complexe ou très longue par exemple ou s’il est totalement captivé. Dans le cas des enregistrements sans public, c’est un autre type de travail. Nous avons la possibilité de reprendre des passages plusieurs fois. Je peux faire des remarques afin d’améliorer l’interprétation, écouter puis reprendre. Le résultat final c’est-à-dire la version choisie bien souvent « montée » est une version définitive, figée alors que le concert live est un moment éphémère. Le cd a son propre chemin, pouvant être écouté des dizaines de fois. Enfin c’est ce que l’on espère !
Comment ton choix de travailler avec des enfants néophytes, voire désignés comme « inaptes » à la musique entre-t-il dans ce projet d’ouverture culturelle ?
N.M: Cela me parait essentiel d’intégrer des enfants néophytes à certains de mes concerts. J’aime initier les enfants à la musique, leur faire découvrir et partager ma passion. J’aime aussi les rencontres insolites et j’ai le goût de l’aventure. Sur certains points l’approche entre le travail avec un orchestre professionnel et un groupe d’enfants est assez similaire. Certes, les musiciens professionnels ont choisi d’intégrer un orchestre, mais il faut également les convaincre et les fédérer lorsque l’on commence à travailler une œuvre avec eux. Si les enfants comme les adultes « n’adhèrent » pas à ce que vous souhaitez leur transmettre, « la magie » de la musique ne s’opérera pas et le résultat musical ne sera pas excellent. D’autre part, les enfants représentent un public et ils sont aussi le public adulte de demain. En multipliant les expériences en tant qu’acteurs participant à des concerts, les enfants se familiarisent avec le monde musical, le répertoire. J’espère qu’ils pousseront plus facilement les portes bien souvent trop fermées et hermétiques des salles de concerts ou des opéras. Malheureusement ces expériences restent trop rares dans le parcours scolaire d’un écolier.
Musique et silence au-delà des préjugés. Ce projet avec les enfants sourds est un beau paradoxe humain. Il amène à penser non pas en termes d’incapacités mais d’adaptations. Peux-tu nous décrire le fonctionnement mis en place ?
N.M: Je souhaite situer le contexte dans lequel est né ce projet. Moi qui adore la musique, savoir que des êtres ne pouvaient partager le plaisir de l’écoute, ressentir les sensations et les émotions que provoque la musique me paraissait injuste. J’ai aussi constaté, que les personnes malentendantes apprécient la musique et aiment danser. Au cours d’une discussion avec George Hoefflin, alors directeur de l’Ecole Cantonale pour Enfants Sourds de Lausanne, je lui en ai fait part. Avec un brin de provocation, je lui ai lancé : « les sourds et malentendants aiment la musique, je suis sûre que je pourrais faire faire de la musique aux élèves de ton école ». Quelques mois plus tard, George Hoefflin m’a demandé un projet. J’ai donc imaginé passer par la direction d’orchestre pour initier ces enfants à la musique: le chef d’orchestre communique avec ses musiciens par des gestes codifiés. L’on répète d’ailleurs souvent, lors des cours de direction d’orchestre, qu’il faut savoir transmettre ses intentions aux musiciens sans l’usage de la parole, uniquement avec les gestes. J’avais donc un point commun avec les personnes sourdes ou malentendantes: le langage des signes. Certes, les codes gestuels sont très basiques par rapport aux diverses langues des signes2 mais j’avais un point de départ. J’ai donc placé les élèves dans la position du chef d’orchestre, les autres dans le rôle de musicien. Les élèves avaient des instruments de percussion. Le but étant de commencer ensemble, de ressentir un tempo, de s’exprimer avec un instrument : jouer forte, piano, crescendo, diminuendo. Les élèves ont adhéré tout de suite. Leur capacité à reproduire les gestes du chef d’orchestre est très développée. N’ayant pas ou peu l’usage de l’ouïe, les enfants ont développé plus intensément leur sens visuel. Ils ont découvert un autre monde, un autre mode de communication pour faire de la musique. Parallèlement deux classes d’écoles dites ordinaires ont étudié quelques chants; la finalité du projet étant de les interpréter avec l’orchestre symphonique à l’occasion d’un concert : les enfants de l’ECES3 jouant des percussions, les enfants de l’école ordinaire chantant. A la fin du projet (qui s’étala sur plusieurs mois) les enfants sourds ou malentendants ont pu diriger l’orchestre quelques minutes chacun et jouer des percussions dans l’orchestre, lorsque les enfants des classes ordinaires chantaient. La volonté de Mr Hoefflin était d’intégrer les enfants de l’ECES dans le système de l’école ordinaire. L’idée d’un projet culturel commun fut une belle opportunité de démontrer qu’il était possible d’associer les enfants de l’ECES et de l’école ordinaire autour d’un projet musical. Ce fut une véritable réussite.
Quels retours as-tu eus de la part des enfants ?
N.M: J’ai reçu parmi les plus beaux témoignages de ma carrière et vécu des moments intenses et d’une profonde émotion. En quelques exemples : la surprise et les éclats de rire et de bonheur des enfants sourds tenant un ballon gonflable sur leur ventre lorsque un chanteur lyrique commença à chanter pour eux. Leur joie, leurs regards émerveillés lorsqu’ils ont dirigé l’orchestre symphonique et qu’ils ont constaté « que cela marchait », que les musiciens répondaient à leurs gestes. Je souhaiterais vous faire partager un moment qui m’a particulièrement marqué. Tiago, un des enfants de l’ECES atteint d’aphasie verbale4 souffrait également d’épilepsie. Il s’était beaucoup impliqué et avait fait des progrès considérables. Il dirigea l’orchestre lors de la répétition l’après-midi du concert. A la pause avant le concert, les professeurs de l’ECES m’ont demandé de ne pas le faire diriger durant le concert craignant que trop d’émotion lui provoque une crise d’épilepsie. J’insiste mais rien à faire, les professeurs mettent leur véto. La salle est pleine, tous les parents, amis, familles sont aux rendez-vous. J’invite un à un les enfants assis dans l’orchestre à diriger. Je n’invite pas Tiago et j’enchaine en dirigeant moi-même l’orchestre. Je croise le regard de Tiago, d’abord surpris puis triste. Il ne comprend pas pourquoi lui, n’a pas dirigé. Pierre et le loup me semble interminable, je dirige le cœur serré. A la fin du concert je prends la parole et annonce que Tiago va diriger. Je n’oublierai jamais son regard, sa joie lorsqu’il monta sur le podium et que, se retournant il lança, avant de diriger, un regard fier à son papa assis dans les premiers rangs au côté de sa maman et son frère. Tout se passa bien. Il fut applaudi et très heureux. J’ai présenté des excuses aux professeurs, heureux eux aussi. Aujourd’hui encore je suis encore très émue par ce moment fort.
Quelles différences vois-tu avec les interventions que tu as faites dans des classes dites ordinaires ?
N.M: Le travail a été plus suivi et plus personnel. Le défi était plus important, les enjeux également dont celui de démontrer que l’intégration des enfants atteints de surdité était possible et positive pour tous. Mais chaque projet m’a apporté des moments de bonheur, de satisfaction qu’ils soient avec des enfants ayant un handicap ou non.
Un des objectifs de ce projet de l’École Cantonale des Enfants Sourds de Lausanne était de favoriser l'insertion des enfants sourds dans les classes d'enfants sans handicap. Comment cela s’est-il passé ?
N.M: Madame la Ministre de l’Education du Canton de Vaud présente au concert ayant été convaincue, j’imagine qu’une réforme a été mise en place. En tout cas à la rentrée suivante les enfants de l’ECES ont été intégrés avec leur accompagnant à l’école ordinaire. Le concert n’a bien entendu pas été l’unique démarche pour l’intégration des enfants de l’ECES à l’école ordinaire. Il a peut-être été l’élément déclencheur de la phase finale.
Lorsque nous avions travaillé ensemble il y a quelques années pour faire chanter une classe ordinaire de CE2, après le concert un enfant avait écrit : « l’orchestre, la musique, le bonheur ». Dans un reportage vidéo, tu as déclaré : « La musique renforce les liens et permet de communiquer et partager des émotions. » En quoi ces interventions avec des enfants et ce partage d’émotions te semblent-ils essentiels dans ta fonction de cheffe d’orchestre ?
N.M: Au-delà de ma fonction de cheffe d’orchestre, ces expériences avec les enfants, le partage, la transmission de savoir, l’échange sont essentiels à mon parcours d’être humain.
Vers l'Education nouvelle (n° 574, avril 2019)