LA MÉDIATHÈQUE ÉDUC’ACTIVE DES CEMÉA

« Les jeunes sont attirés par la nouveauté et la transgression »

Entretien avec Rémi Soulé, docteur en sciences du langage à Sorbonne Université et fondateur de l'association Néolectes.
Média secondaire

Les jeunes ont un langage bien à eux, est-ce un phénomène nouveau ? 

Il est abusif de dire que les jeunes ont un langage bien à eux. Le langage courant a souvent tendance à utiliser les expressions “langage jeune” ou “parler jeune” mais en réalité en linguistique, on n’utilise pas ces termes qui sont trop excluants. Il ne s’agit pas d’un langage à part entière mais du français avec quelques traits un peu spécifiques, un peu saillants qui vont pouvoir être reconnus et identifiés comme plutôt utilisés par les jeunes. Ce phénomène n’est absolument pas nouveau. Depuis qu’on a des données sur la façon de parler des jeunes, on sait qu’ils sont un moteur dans le changement linguistique mais ils ne sont pas les seuls, c’est aussi le cas du langage professionnel, scientifique ou encore militant. C’est ce qu’on appelle les habitudes linguistiques porteuses de changements. Phénomène tout à fait normal car toutes les langues vivantes évoluent en permanence. Les mots ou expressions des jeunes sont souvent source de stigmatisation voire sont parfois accusés de mettre la langue française en péril. On trouve des discours de ce type depuis au moins le 17ème siècle. Un paradoxe car si depuis plusieurs siècles les jeunes menaçaient la langue française, celle-ci devrait s’être éteinte depuis très longtemps. 

 

Pourquoi les jeunes inventent une autre façon de parler ? 

Il y a plein de raisons d’inventer des mots ou expressions : pour nommer des choses nouvelles, s’amuser, faire rire ou être compris uniquement par le groupe en cryptant les messages. L’adolescence est un moment fort dans la construction identitaire, qu’elle soit individuelle ou collective. Parler comme ses pairs, c’est se distinguer de ses parents et de ses petits frères ou petites sœurs et signifier son appartenance à un groupe. 

 

Les jeunes sont un peu plus sensibles au changement linguistique parce qu’ils sont attirés par la nouveauté et la transgression. C’est stimulant de parler d’une façon qui apparaît transgressive par rapport à une norme. Il y a à la fois un effet de mode et des effets de groupe qui sont eux-mêmes moteurs dans l’adoption de nouvelles habitudes langagières.

Il y a aussi un effet spectacle, expression proposée par les jeunes eux-mêmes, une fonction qui permet d’attirer l’attention. En parlant, non seulement les jeunes adressent un message, mais créent aussi un effet en portant l’attention sur le fait de parler en utilisant un mot singulier. Cet effet concourt aussi à mettre un peu de distance, à aérer, à apaiser les relations au sein du groupe. L’ajout de l’hyperbole “sous” à l’expression “claquer au sol”/ “claquer au sous-sol”, vient adoucir le propos et dans le même temps signifie l’appartenance au même groupe. 

 

Faut-il s’inquiéter des mots ou expressions des jeunes ? 

Pas du tout, c’est tout à fait normal et c’est même bon signe. Si les jeunes renouvellent leurs façons de parler, cela veut dire qu’ils sont intégrés dans leur groupe, grandissent, créent leur identité. Et d’un point de vue plus général au niveau de la langue, c'est un trait positif. Cela signifie que la langue est vivante, qu’elle continue à engranger de nouvelles évolutions. Il ne sert donc à rien de s’énerver sur ces façons de parler. Les jeunes peuvent utiliser des expressions à la mode, qu'ils soient très à l’aise avec le langage ou plus en difficulté. A côté de cela, les jeunes peuvent avoir des difficultés de compréhension grammaticale, de vocabulaire, mais elles sont indépendantes de ces façons de parler et dépendent plutôt de facteurs scolaires. Le langage de l’école a ses propres normes, une façon de parler académique qui n’est pas forcément accessible à tous. Les façons de parler des milieux les plus privilégiés dans la société sont les plus proches de ce qui est attendu par l’école. Cela ne veut pas dire que ces enfants ont plus de compétences linguistiques, mais que leurs compétences sont plus facilement valorisables dans le contexte scolaire. La recherche a montré que les enfants issus des milieux favorisés ont plus tendance à se distinguer de ce qui préexiste tandis que les enfants issus des milieux populaires vont davantage imiter ce qui se dit au sein de leur groupe et montrer la solidarité au sein du groupe. C’est à la fois un symptôme des inégalités sociales préexistantes mais aussi un renforcement de ces inégalités.

 

En parlant, non seulement les jeunes adressent un message, mais créent aussi un effet en portant l’attention sur le fait de parler en utilisant un mot singulier.

 

En tant que parent ou adulte encadrant, faut-il imiter ce langage pour être plus proche des jeunes ? 

Il n’est pas très utile d’imiter ces façons de parler spécifiques qui ont une fonction identitaire forte. Ce faisant, elles perdent leur intérêt et ne sont plus typiques des jeunes. Plus les adultes imitent les jeunes, plus les jeunes vont modifier leurs mots et expressions pour continuer à se distinguer. Les adultes auront toujours un temps de retard. En revanche, il est utile de valoriser ces connaissances, de considérer que cela renouvelle la langue. C’est la preuve que les jeunes ont des compétences, savent innover, moduler leur façon de parler en fonction du contexte et de la personne à qui ils s’adressent. C’est les considérer comme des sachants puisqu’ils savent des choses que les adultes ne savent pas. C’est à saisir d’un point de vue éducatif pour qu’ils se sentent légitimes dans leur façon de parler, pour leur donner confiance ou renforcer l’estime de soi. C’est aussi gagnant-gagnant puisque le dialogue entre les générations s’améliore.