L'expression
L’expression est à la fois une manière d’agir pour soi, mais aussi un moyen d'établir des rapports avec les autres. Communiquer ; on entend dire aujourd’hui : il faut communiquer ! Mais de quelle communication s’agit-il ? Les banalités ressassées par les médias, c’est déjà fait. La communication véritable, utile, dont on parle ici est fondée sur des expériences personnelles. Elle est entièrement contenue dans l'expression : communiquer pour se situer. La communication se manifeste par un désir d'agir : courir, remuer, jouer, parler, rire, pleurer, crier, chantonner, danser, provoquer, faire des gestes avec tout le corps, des mimiques avec le visage, dessiner, peindre, modeler, jouer la comédie. Les humoristes se servent de tous ces moyens pour communiquer.
Une manifestation de notre personnalité
Nos gestes, notre prestance traduisent et expriment notre personne. Notre démarche, la manière de communiquer avec les autres, l’intonation de nos paroles, notre rire, déterminent notre délicatesse ou notre mépris. Comment cela s’est-il forgé en nous ? Par une lente maturation de notre place dans la famille, la société et les expériences de la vie quotidienne, bonnes ou mauvaises. Cette aisance que manifeste la jeunesse et à laquelle nous attachons du prix se perd souvent avec l'approche de l’âge adulte, sans doute à cause de notre entourage et du peu de considération qu’il nous porte. C’est pour cette raison que la pratique du jeu, du sport, des activités d’expression en général est indispensable pour garder le plus longtemps possible notre envie d’agir.
Même si toutes les activités peuvent être adaptables à tous les âges de la vie, elles ne répondent pas toutes aux mêmes besoins d’expression au même instant. En ce sens le fait qu’elles puissent être adaptables ne signifie pas qu’elles soient effectivement adaptées à telle ou telle tranche d’âge.
Une expression spontanée naît du pur besoin d’activité de l’enfant. C’est en quelque sorte une espèce de pulsion qui vient de l’intérieur de l’individu. Courses, jeux de cerceaux, charades, mimes sont la manifestation de l’expression naturelle spontanée. Elle peut fleurir sans règles et sans apports techniques. À notre sens, on ne peut nourrir l’expression, sans tenir compte de la phase préliminaire, l’impression. Celle-ci est multiple, parfois inattendue : nos souvenirs, nos émotions, notre étonnement, notre imprégnation, nos rêves, ou simplement nos observations. On raconte souvent l’histoire du peintre Raoul Dufy qui, dans son jeune âge avait été troublé par la vision d’un navire, énorme et noir, entrant dans le port du Havre. Quelque temps avant sa disparition il a pu peindre cette vision longuement maturée.
L’expression peut prendre des formes différentes en s’adaptant à des situations diverses. Il existerait une expression individuelle au sein d’une collectivité, une expression collective partagée avec d’autres. Il ne s’agit pas d’opposer les unes aux autres. Les unes n’étant possibles que si elles sont pratiquées individuellement, les autres ne pouvant exister que sous la forme d’une manifestation de groupe. Cette question demanderait un développement plus large. Car si l’on comprend bien que deux adolescents ne peuvent s’exprimer sincèrement ensemble sur le même tableau, on peut se demander quel est le pouvoir d’expression personnelle dans un jeu de marionnettes par exemple. Encore que l’un peut construire une poupée et l’autre jouer avec. Il y a tant de tâches à accomplir que chacun peut trouver sa place. Le plus grand intérêt de l’expression collective est de permettre à chacun de s’exprimer sans danger (comme chanteur moyen dans une chorale de bon niveau). Ce qui donne tout de même le plaisir de participer à une œuvre commune de grand intérêt.
Maintenir l'authenticité
L’expression doit être respectée et préservée. Dans une activité, plus la part de liberté accordée à chacun est grande, plus l’impression personnelle est vivifiée. Motiver une activité d’expression, c’est en quelque sorte « forcer » l’individu à s’exprimer. C’est une forme d’atteinte à la liberté personnelle. Proposer une activité d’expression à partir d’intérêts révélés ou de désirs exprimés est tout autre chose. C’est une des façons les plus sérieuses de répondre aux besoins des enfants. L’utilisation du projet d’activité est un moyen d’accorder la part la plus importante au goût de la personne. La définition du projet en commun qui peut aller assez loin dans le détail, les apprentissages qui s’avèrent nécessaires, la démarche générale comprise, bien des aspects de l’activité appartiennent encore à l’individu. Si ce dernier abandonne une idée au profit d’une autre mieux adaptée à ses moyens, il fait preuve d’une grande sérénité. La liberté de choix laissée aux enfants est évolutive. « Cette lente imprégnation des éléments spécifiques à la peinture, l’habitude de les pratiquer, cette acquisition d’une perception tant tactile que visuelle et d’une connaissance gestuelle devraient permettre d’aboutir à une expression dans sa permanence et sa mobilité » (Albert Chaminade, Du Jeu au signe).
Combler l’attente
Il est certain que la pratique répétée d’une activité donne de l’aise au moment du choix car l’enfant sent mieux, voit de façon plus claire le déroulement de ses actions. Sauf à l’école maternelle, l’éducation telle qu’elle est encore pratiquée en milieu scolaire, laisse peu de place aux activités d’expression en tant que moyen de formation. L’école exige le silence des enfants. Communiquer n’est pas une façon courante d’apprentissage. Mais paradoxalement il existe des techniques d’expression où l’on ne s’exprime guère. Coller les unes aux autres des pinces à linge ne peut être considéré comme un moyen d’expression tout au plus comme l’effectuation de gestes anodins, parfois de caractère régressif. Elles ne constituent qu’un entraînement fort limité à l’habileté. Cependant lorsque l’expression comble les attentes des enfants, nous voyons ceux-ci s’attacher à leurs productions, chantonner un air associé a un moment de plaisir, dire un poème. Une part d’eux-mêmes semble s’être détachée mais leur appartient encore. Tony Lainé a bien montré dans son article « L’Agir » (VEN n°459) combien l’objet fabriqué par un enfant représente l’enfant lui-même.
Il existe une activité qui semble se tenir en dehors d’un sujet traité ici : l’expression scientifique, redécouverte sous l’impulsion du physicien Georges Charpak qui a préfacé La Main à la pâte, livret qui veut promouvoir les expériences scientifiques à l’école, mais dont certaines sont discutables. Ainsi, les bonnes conditions étant réunies, constater que l’eau bout à 100° constitue une approche active et personnelle du phénomène. Faire bouillir de l’eau nous convient mieux dans une perspective de méthodes actives que d’écouter le maître nous dire cette vérité. Mais lorsque l’on dépasse cette première expérience et que l’on veut aborder d’autres investigations, il apparaît que le tâtonnement auquel l’enfant se livre est une véritable activité d'expression par l’esprit de recherche constante qu’elle suppose : observation, précision, hypothèse, invention.
Pour clore ces réflexions, empruntons à Claude Jeanmart un texte écrit pour Dialogues : « Que manque-t-il au lecteur d’Hamlet ? De savoir écrire. Et tout le problème est là. Chacun ne se réalise pleinement qu’en s’exprimant et pour s’exprimer, il faut avoir un moyen de le faire. Que manque-t-il à beaucoup de spectateurs au théâtre ? Il leur manque de pouvoir s’exprimer corporellement, par le jeu dramatique, le mime, la danse. Que manque-t-il à ceux qui visitent les galeries ou les musées ? De savoir s’exprimer plastiquement, par le dessin, la peinture, le volume. Que manque-t-il aux acheteurs de disques ? De pouvoir s’exprimer par le chant, par la composition, par le jeu de l’instrument. De même que la lecture de la presse sportive ne développe pas les biceps, se suralimenter de culture, de cinéma, de théâtre, de lecture, de visites d’expositions, donne une idée de la culture des cinéastes, des acteurs, des écrivains ou des peintres, mais ne permet pas de cultiver activement son propre jardin. Entendons-nous ! Le but n'est pas de devenir à la fois peintre, romancier, comédien, cameraman. Qui le pourrait ? »
Article publié dans les Cahier de l'Animation - Vacances Loisirs n° 24