Dans notre société, si fondamentalement anti-intellectuelle, la pensée critique n’est pas encouragée.
"Apprendre à transgresser" de bell hooks
Dès les premières lignes de l’ouvrage, bell hooks se livre. Elle partage, dans un récit sans fard, ce que furent ses premières années d’écolière noire issue des classes populaires du Sud ségrégué des États- Unis, dans les années 1960. L’enseignement reçu de ses institutrices noires va façonner de manière déterminante la perspective politique qu’elle donne à l’éducation. « Nous apprîmes tôt que notre dévouement à l’apprentissage, à la vie de l’esprit, était un acte contre-hégémonique, une manière fondamentale de résister à toute stratégie de colonisation raciste blanche. » À cette voix subjective qui puise au tréfonds de l’expérience personnelle, l’universitaire mêle les apports théoriques des études féminines, convaincue du potentiel libérateur de l’éducation. « Afin que nous puissions penser et repenser, créer de nouvelles visions, je célèbre l’enseignement qui favorise la transgression – un mouvement contre et au-delà des limites. » Pour bell hooks, apprendre à transgresser c’est d’abord mettre à jour les implicites sociaux qui pérennisent le système de domination en place dans la société américaine – genre, race, classe – et plus précisément, pour ce qui concerne ce recueil d’essais sur l’enseignement, c’est promouvoir des pratiques pédagogiques radicales inscrites sous le signe de la joie et du plaisir.
Trouver sa voix
Alors que les pratiques et réflexions pédagogiques présentées dans l’ouvrage peuvent relever d’une certaine évidence pour des praticiens de l’Éducation nouvelle, elles détonnent à l’université, vont à rebours des pratiques dominantes : remise en cause de la géographie frontale de la classe, réflexion sur la place du corps et singulièrement celui de l’enseignant·e, sur la langue utilisée, la pollution que constitue les notes, etc.
bell hooks
Plus fondamentalement, bell hooks, inspirée par le pédagogue brésilien Paolo Freire, pense le groupe-classe dans la perspective de fonder une communauté d’apprenant·es, et fait de la prise en compte de l’expérience personnelle de chacun·e un levier pour entrer en formation. C’est peut-être sur ce dernier aspect que la contribution de bell hooks est la plus saisissante, et tout particulièrement trans- gressive, à l’université. Dans sa pratique de classe, l’expérience individuelle de chacun·e est convoquée non seulement comme un matériau valide mais légitime. Chacun·e est invité·e à trouver sa voix et à la faire résonner avec les objets d’étude dans la perspective d’une éducation libératrice « qui connecterait la volonté de savoir avec la volonté de devenir ». L’implication personnelle attendue des étudiant·es oblige l’enseignant·e : « Dans mes cours, je n’attends pas des étudiant·es qu’ils prennent des risques que je ne prendrais pas, qu’ils s’ouvrent d’une manière dont je n’oserais pas m’ouvrir. » Et de s’appliquer à elle-même cette conduite dans l’ouvrage lui-même en émaillant les considérations pédagogiques et politiques de confessions existentielles. Si bell hooks met au cœur de l’ouvrage les impasses du vivre-ensemble américain, en dernière instance, au-delà de l’urgence à révéler et conscientiser, elle insère son approche éducative dans une stratégie de dépassement : « La mise en retrait [des noir·es] n’est pas la solution ». Et de clore l’ouvrage sur l’exigence « de nous-mêmes et de nos camarades, d’une ouverture d’esprit et de cœur qui nous permet de faire face à la réalité, d’aller au-delà des frontières, de transgresser. C’est cela l’éducation comme pratique de la liberté. »
Citations
- Page 23 : « Beaucoup d’enseignant·es ont des réponses intensément hostiles à la vision d’une éducation libératrice, qui connecterait la volonté de savoir avec la volonté de devenir. »
- Page 133 : « Même ceux d’entre nous qui expérimentent des pratiques pédagogiques progressistes ont peur du changement. »
- Page 184 : « Dans notre société, si fondamentalement anti-intellectuelle, la pensée critique n’est pas encouragée. »
- Page 185 : « La pédagogie engagée est le seul type d’enseignement qui génère de l’excitation en cours, qui permet aux jeunes et aux enseignants de ressentir la joie d’apprendre. »
Biographie
bell hooks, née Gloria Jean Watkins en 1952, est une intellectuelle africaine-américaine pionnière, théoricienne féministe, critique culturelle et autrice. Son premier essai important, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme [Ain’t I a Woman? Black Women and Feminism, 1981] contribue à sa reconnaissance dans la pensée féministe. Sa carrière universitaire s’étend sur plusieurs décennies, à l’université de Californie, à Yale et au City College de New York. Elle est l’autrice d’articles savants et populaires, de chapitres de livres et de plus de quarante ouvrages, dont cinq livres pour enfants. Elle a particulièrement développé une théorie de l’émancipation et défend une pédagogie engagée encourageant à transcender les limites des pratiques éducatives traditionnelles. Elle meurt en décembre 2021.