Peut-on éduquer sans dominer ?

Les rapports de domination sont-ils un invariant des sociétés humaines ? Réponse avec Bernard Lahire, auteur du livre "Les structures fondamentales des sociétés humaines".
Les rapports de domination sont-ils un invariant des sociétés humaines ? Réponse avec Bernard Lahire, auteur du livre "Les structures fondamentales des sociétés humaines".
Média secondaire

Ven : Vous expliquez dans votre dernier ouvrage que le rapport parents-enfants induit des relations de dépendance, d’attachement et de domination spécifiques aux êtres humains. Pouvez-vous expliquer ?

Bernard Lahire : Ce n’est pas un phénomène spécifique à l’espèce humaine, mais il est particulièrement accentué chez elle. Il est décrit à propos de certaines espèces d’oiseaux et d’espèces de mammifères qu’on qualifie d’altricielles. L’altricialité, c’est un mode de développement de la progéniture qui est particulièrement lent. Les petits de ces espèces altricielles exigent des soins, du nourrissage, de la protection pendant une période plus longue que ceux des espèces précoces. Ce phénomène est très prononcé chez les primates ; et parmi eux, les champions sont les humains. Le développement extra-utérin se poursuit sur plusieurs années, rendant les petits très dépendants des adultes qui s’en occupent, et particulièrement de la mère qui a été pendant très longtemps dans l’histoire de l’humanité la seule à pouvoir les nourrir en les allaitant. Cela a donc eu des conséquences majeures. Une première conséquence, qui n’a pas échappé au psychiatre et psychanalyste John Bowlby, c’est le phénomène d’attachement mère-enfant, ou plus largement parent-enfant. C’est une constante universelle, quelle que soit la nature culturelle des relations parents-enfants. Et surtout, le fait central, et qui pourtant ne fait guère l’objet d’une grande attention de la part des spécialistes des sciences sociales, c’est la toute aussi universelle relation de dépendance-domination dans laquelle se socialisent les mammifères altriciels, et spécialement les petits humains.

Ven : Combien de temps dure cette dépendance ?

B. L. : Les petits humains font précocement, systématiquement et très longuement l’expérience de la dépendance-domination. Cette altricialité, qualifiée de « secondaire » par les paléoanthropologues, se poursuit durant l’adolescence dans des sociétés qui ont accumulé des connaissances de plus en plus nombreuses et sophistiquées qu’elles doivent transmettre aux nouvelles générations. J’en suis venu de ce fait à parler d’« altricialité tertiaire » ou « permanente » pour désigner ce phénomène d’allongement de la dépendance vis-à-vis des adultes. Or, cette dépendance-domination va être au cœur des rapports sociaux humains dans les domaines religieux, politiques, économiques, etc. Cela permet de comprendre la raison pour laquelle on trouve des rapports de domination dans toutes les sociétés humaines connues. Ce grand fait anthropologique a donc eu des conséquences considérables dans l’histoire des structures sociales humaines.

Les petits humains font précocement, systématiquement et très longuement l’expérience de la dépendance-domination

Bernard Lahire

Ven : Plutôt que de domination, ne peut-on parler d’éducation, d’un accompagnement parental qui vise à conduire l’enfant jusqu’à l’autonomie ?

B. L. : Ça, c’est la vision ordinaire de la situation qu’ont souvent les parents. Elle n’est évidemment pas fausse, mais contribue à masquer le fait central, à savoir que si l’adulte exerce une activité positive, et même vitale vis-à-vis de l’enfant en le nourrissant, le protégeant, le soignant, le lavant, le cajolant, etc., il n’en reste pas moins un adulte dominant qui est en relation avec un enfant fondamentalement dominé. D’ailleurs, les parents sont aussi ceux qui interdisent, punissent, sanctionnent, et parfois maltraitent, psychiquement ou physiquement, leurs enfants. Entendons-nous bien : cette domination n’est pas voulue ou souhaitée de la part des parents, elle s’impose à eux comme à leurs enfants. S’ils veulent maintenir en vie leur enfant, les parents n’ont pas d’autres choix que d’être en position objective de domination par rapport à eux. Entre un adulte autonome, puissant physiquement, détenteur de savoirs et d’expériences, et un enfant dépendant, vulnérable, sans expériences ni savoirs au tout début de sa vie, l’asymétrie est totale. L’histoire de la vie des humains est celle d’une longue prise d’autonomie, et l’on voit bien que l’adolescence, qui correspond à ce moment charnière entre l’extrême dépendance de la période enfantine et l’autonomie relative de la vie adulte, est un moment de crise parce que la balance des pouvoirs commence à se modifier. Durant le long processus d’autonomisation des individus humains, ce qui devrait sauter aux yeux, c’est la relation de domination qui structure les liens adultes-enfants.

Entre un adulte autonome, puissant physiquement, détenteur de savoirs et d’expériences, et un enfant dépendant, vulnérable, sans expériences ni savoirs, l’asymétrie est totale.

Bernard Lahire

Ven : La culture et l’éducation ne sont-elles pas justement ce qui peut modifier la nature de cette relation, la transformer ?

B. L. : Ce que peut faire la culture, et donc l’éducation, c’est atténuer la domination, mais malheureusement pas la renverser. Les parents les plus hautement bienveillants, et cela est vrai aussi des éducateurs, restent en position dominante vis-à-vis de leurs enfants ou de leurs élèves. On voit qu’une partie des parents ont tendance aujourd’hui à auto-limiter leur pouvoir, à chercher par tous les moyens à éviter les châtiments corporels et même les maltraitances verbales avec leurs enfants. De même, les châtiments corporels ont disparu de l’institution scolaire qui les a longtemps pratiqués. Même l’interdiction récente de la fessée et de la gifle, qui progresse un peu partout dans le monde, va dans le sens d’un encadrement et d’une limitation du pouvoir des adultes sur les enfants. Mais qui dit « limitation », dit qu’il y a bien « pouvoir ».

Ven : Vous êtes donc d’accord qu’il existe des postures éducatives et pédagogiques qui émancipent plutôt qu’elles ne dominent ?

B. L. : Il ne faut pas se voiler la face sur cette question : tout éducateur est en position de domination vis-à-vis des éduqués, comme l’est tout parent, même le plus bienveillant. C’est pour cela que les auteurs de La Reproduction , Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, parlaient de la violence symbolique exercée par toute action pédagogique. Mais je suis d’accord avec vous que, compte tenu de cet invariant social, penser une relation pédagogique qui place l’élève en position active, est une manière d’atténuer la domination et de former des élèves moins soumis. 

Darwin disait déjà que la nécessité de soins prolongés à la progéniture avait fait de nous des êtres particulièrement sociaux ou sociables. On sait désormais qu’une constante dans l’histoire de l’humanité est le fait que l’élevage de l’enfant est très coopératif.

Bernard Lahire

Ven : Qu’est-ce que cette dépendance qui se noue dans l’enfance engendre à l’âge adulte dans l’organisation sociale ?

B. L. : Tout d’abord, il faut savoir que les premières formes de sociétés humaines connues reposent toutes sur la domination des vieux sur les jeunes, des aînés sur les cadets. On a clairement des cas de sociétés à pouvoir gérontocratique. Et puis les chefs, des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux chefs d’État modernes, se présentent comme des parents à la fois protecteurs et punisseurs. Cette relation de dépendance-domination se transpose aussi dans le rapport au « magico-religieux » : l’esprit des ancêtres ou les divinités sont censés pouvoir apporter prospérité, sécurité, etc. On cherche à entrer en contact avec eux pour bénéficier de leur aide, de leur protection, de leur soutien, et on craint aussi leur courroux. Ce sont toujours les deux faces – positive et négative – de la même pièce.

Plus vous êtes riche, culturellement comme économiquement, plus vous pouvez bénéficier des produits les plus sophistiqués de la civilisation : de bons soins médicaux, de bonnes conditions d’hygiène, de la nourriture saine, de la connaissance scientifique, de l’art, etc.

Bernard Lahire

Ven : Ce schéma premier de la dépendance de l’enfant par rapport à ses parents et aux adultes qui l’entourent n’est-il pas aussi ce qui permet de créer des solidarités, de l’entraide, et le sens de l’autre ?

B. L. : Absolument ! C’est la part positive de cette histoire. Darwin disait déjà que la nécessité de soins prolongés à la progéniture avait fait de nous des êtres particulièrement sociaux ou sociables. On sait désormais qu’une constante dans l’histoire de l’humanité est le fait que l’élevage de l’enfant est très coopératif. Les enfants humains sont tellement « prenants » que de nombreuses aides alloparentales viennent aider les parents, et en premier lieu la mère sur laquelle repose souvent l’essentiel de l’effort éducatif durant les premières années de l’enfant. Le don de soi des parents, le « care », et l’entraide pour prendre en charge ces enfants vulnérables ont développé le sens de la coopération ou de la solidarité dans les sociétés humaines. Et cela commence même avec l’accouchement. Un tel acte, banal chez de nombreuses espèces, est particulièrement difficile et même risqué chez les humains car le bébé a un gros cerveau et le bassin de la mère reste étroit chez une espèce bipède. Les paléoanthropologues ont ainsi insisté sur le fait que l’accouchement humain impliquait lui aussi des aides extérieures, et donc de la solidarité. Au temps de l’accouchement médicalisé et de la césarienne, on finit par oublier que ce moment a longtemps constitué dans l’histoire humaine un moment critique, avec un risque très fort de décès de la mère et/ou de l’enfant. Tout cela a été compensé par de l’entraide.

Ven : Dans Enfances de classe, vous expliquez que les inégalités apparaissent dès le plus jeune âge, qu’elles sont transmises et constituent une forme d’héritage. Selon vous, nous serions donc inégaux dès le berceau ?

B. L. : Ce n’est pas « selon moi », mais bien un fait objectif observé et documenté par les travaux des sciences sociales. Dans des sociétés très inégalitaires sur les plans économique et culturel, comme nos sociétés de classe, les enfants naissent dans des familles qui appartiennent à des milieux sociaux différents, et qui transmettent à leurs enfants des capitaux culturel et économique inégaux. Les parents étant inégaux, comment leurs enfants, qui héritent d’une situation qu’ils n’ont pas choisie, pourraient-ils être égaux ? L’école tente de modifier les destins sociaux, mais son action se déploie sur un terrain très inégalitaire, et la reproduction des inégalités est le fait majeur qui résulte de la situation d’ensemble.

L’école tente de modifier les destins sociaux, mais son action se déploie sur un terrain très inégalitaire, et la reproduction des inégalités est le fait majeur qui résulte de la situation d’ensemble.

Bernard Lahire

Ven : Quelles formes cela prend-il ? 

B. L. : Les inégalités touchent à des questions vitales. Plus vous êtes riche, culturellement comme économiquement, plus vous pouvez bénéficier des produits les plus sophistiqués de la civilisation : de bons soins médicaux, de bonnes conditions d’hygiène, de la nourriture saine, de la connaissance scientifique, de l’art, etc. Les pays pauvres et les catégories les plus pauvres dans les pays riches ont des vies diminuées - même en espérance de vie - tandis que les plus riches ont des vies augmentées. Quand vous bénéficiez de tout le confort matériel et de toutes les possibilités technologiques, médicales, culturelles, votre puissance de vie est décuplée.

Ven : Quels choix permettraient de corriger ces inégalités, en dehors des politiques éducatives ?

B. L. : C’est un renversement complet de l’ordre inégal des choses qu’il faudrait opérer. Mais mettre en échec un système capitaliste qui ne cesse d’augmenter l’écart entre les plus riches et les plus pauvres n’est pas une mince affaire. Pour le moment, aucune société n’y est parvenue.

Ven : Et concernant les politiques éducatives, à l’école et hors de l’école, avez-vous identifié des leviers pour corriger ces inégalités ?

B. L. : Je dis souvent de façon provocatrice, pour faire réfléchir à l’ampleur du problème, qu’il faudrait, d’une part retirer les enfants à leur famille pour ne plus avoir les effets d’héritages culturels inégaux, et d’autre part interdire tout héritage matériel des parents aux enfants. Évidemment que de telles décisions ne sont pas prêtes d’être prises ! Mais si vous laissez faire les transmissions culturelles et économiques, vous ne pouvez quasiment rien faire. Tout projet émancipateur devrait donc se demander comment se rapprocher de cet idéal égalitaire.

Bernard Lahire

9 nov. 1963 : naissance

1990 : thèse en sociologie sur l’échec scolaire à l’école primaire

2000 : professeur de sociologie à l’ENS de Lyon

2003 : directeur du Groupe de recherche sur la socialisation au CNRS

2019 : Enfances de classes. De l’inégalité parmi les enfants

2020 : directeur de recherche au CNRS, Centre Max Weber

2023 : Les structures fondamentales des sociétés humaines