Séparatisme et mixité sociale

Ministre de l’Éducation nationale entre 2014 et 2017, Najat Vallaud-Belkacem vient de publier avec le sociologue François Dubet Le ghetto scolaire, pour en finir avec le séparatisme (Éd. Seuil)
Média secondaire

Les élèves de milieux défavorisés ont quatre fois plus de risques que tous les autres élèves en France de se retrouver parmi les moins performants

 

Ven: Le sentiment, quand on habite en périphérie, d’être moins bien traité que les élèves des centres-villes, y compris par l’école publique, est-il fondé ? 

N.V.-B.: Évidemment. On a de manière générale un sujet d’inégalités socio-scolaires qu’on peut mesurer à l’échelle des individus. Dans notre pays, le statut socio-économique prédit 20% de variation de performance des élèves. Parmi les décrocheurs scolaires, 45% sont des enfants d’ouvriers et seulement 5% des enfants de cadres. Dans le dernier rapport PISA, les élèves de milieux favorisés ont obtenu des résultats en mathématiques supérieurs de 113 points à ceux des élèves défavorisés, alors que dans l’OCDE la moyenne est de 94. Les élèves de milieux défavorisés ont quatre fois plus de risques que tous les autres élèves en France de se retrouver parmi les moins performants. Ils ont en moyenne le niveau des jeunes moldaves ou kazakhs quand les plus favorisés ont le niveau du Japon ou de la Corée. Mais disons qu’un regard lucide sur nos territoires et nos établissements permet de comprendre qu’au-delà de leurs conditions de naissance et de vie, c’est bien l’expérience scolaire qui est faite par ces élèves qui conforte ces résultats académiques si inégalitaires. Que le fait d’être concentrés dans des d’établissements ségrégués où ils ne côtoieront ni d’autres enfants, ni d’autres aspirations, ni d’autres codes, va alourdir un peu plus encore le boulet qu’ils ont déjà aux pieds. C’est cela que nous appelons les ghettos scolaires. Que ne créent pas seulement une réalité sociale territoriale, mais aussi, à l’autre extrémité de l’échelle, la recherche d’un entre-soi qui déshabille nombre d’établissements scolaires de la mixité sociale qui devrait être la leur. Cet entre-soi dans lequel s’enferment de plus en plus les plus aisés finit par s’apparenter à une véritable sécession, car comment vivre ensemble si on n’a pas grandi ensemble ?

Cet entre-soi dans lequel s’enferment de plus en plus les plus aisés finit par s’apparenter à une véritable sécession, car comment vivre ensemble si on n’a pas grandi ensemble ?

Ven: Vous parlez dans votre dernier livre écrit avec François Dubet de ghettoïsation de l’école, de séparatisme. Est-ce mesurable ? 

N.V.-B.: Oui. On documente mieux que par le passé ce séparatisme social, grâce aux indices de position sociale (IPS), un indicateur que j’ai fait créer quand j’étais ministre de l’Éducation nationale. Ainsi, 75% des établissements à l’IPS le plus élevé sont des établissements privés, lesquels accueillent trois fois moins d’élèves boursiers. Sur ces seules cinq dernières années, l’IPS de ces derniers a encore progressé de cinq points ; soit un embourgeoisement inédit. Tout cela souligne que dans beaucoup de métropoles, le choix de familles d’inscrire leurs enfants dans le privé vise autre chose qu’un choix confessionnel ou une pédagogie différente. Qu’il s’agit bien de concurrence qui fait du mal à l’enseignement public en général. Pourtant ces établissements privés sont financés par l’État à 70%. Et si on y ajoute les dotations des collectivités locales, c’est bien davantage. Cette forme de concurrence déloyale est-elle bien normale ? 

Ven: Quelles sont les conséquences de cette ségrégation sur les élèves, les familles ?

N.V.-B.: L’expérience des établissements relégués par le bas est terriblement délétère. La concentration d’enfants issus de milieux défavorisés pénalise les enfants eux-mêmes. Les pouvoirs publics, moins mis sous pression par des familles populaires parfois malheureusement dépassées par les événements ou leurs propres difficultés, sont moins prompts à y régler les problèmes d’absence, d’entretien des bâtiments… Les problèmes de climat scolaire s’y multiplient, les ambitions académiques finissent par être ajustées à la baisse malgré toute la bonne volonté des enseignants, le sens de l’effort ou du mérite de moins en moins compris. Le découragement guette autant les élèves que les professeurs. Tout cela fait baisser l’efficacité générale du service public de l’éducation et percute les principes mêmes que l’école est censée transmettre d’intégration sociale et culturelle à la nation et à la République. On aboutit au repli sur soi pour les uns et à la sécession pour les autres.

Ven : Vous reliez le séparatisme scolaire à ce que vous nommez la rupture civique. Quelles en sont les manifestations et les conséquences ?

Cemea

N. V.-B. : Ceux « du bas » n’ont pas un accès véritable à la réussite scolaire et aux diplômes qui ouvrent le mieux à de meilleures conditions sociales, ce qui fige les destins. Dans le dernier rapport Pisa le taux d’élèves « résilients », c’est-à-dire surmontant ces difficultés sociales de base pour atteindre le meilleur n’est que de 7% et pour cause. Ils n’ont qu’une chance sur six de se retrouver dans l’un des lycées les plus performants. Et « en haut », les établissements qui privilégient l’entre soi produisent des futurs adultes qui, une fois aux manettes, convaincus de n’avoir réussi que par leur seul mérite, enverront à longueur de temps aux autres le message que leur échec est de leur faute.

Qu’ils n’avaient qu’à traverser la rue, en quelque sorte. Leur parole, surtout lorsque c’est en politique qu’ils exercent leurs responsabilités et qu’ils prétendent s’adresser aux classes populaires, devient inaudible, l’écart se creuse, la désaffection institutionnelle et démocratique aussi. Comment s’étonner alors de la poussée d’un vote populiste chez les « perdants » du système ?

Ven : Pourquoi finalement notre système éducatif n’arrive-t-il pas à corriger les inégalités sociales et à démocratiser l’accès à une éducation de qualité ? 

N. V.-B. : En tout cas, ce n’est pas l’uniforme qui réglera ces problèmes de mixité. Plutôt que de vouloir reléguer les élèves venant d’autres horizons, les élèves différents, les élèves à la peine, toujours dans des classes ou des groupes à part, il faudrait simplement les prendre pour ce qu’ils sont : des enfants eux aussi, qui méritent d’être accompagnés, soutenus, éduqués, élevés le plus haut possible. Donc je crois qu’il y a d’abord un premier pas à faire : se mettre d’accord sur cette mission fondamentale et émancipatrice de l’école pour tous, puisqu’elle ne va pas de soi pour tout le monde. Puis donner les moyens à ceux qui font vivre cette mission au quotidien dans les établissements de le faire. Ce qui signifie une meilleure reconnaissance – qui passe par la rémunération mais aussi par un sérieux coup d’arrêt au profbashing permanent – de la formation continue pour les enseignants, l’appui sérieux de personnels non-enseignants, comme les psychologues de l’Éducation nationale par exemple, des effectifs plus réduits, une pédagogie plus personnalisée adaptée à l’hétérogénéité, la recherche de la coopération plutôt que de la compétition permanente. Puis répartir de façon équilibrée les milieux sociaux dans les établissements pour en finir avec la mécanique du ghetto ; ça c’est tout ce qu’on raconte dans le livre, sur la base d’expérimentations que j’avais lancées et dont les résultats sont si inspirants.

Ce n’est pas l’uniforme qui réglera ces problèmes de mixité.

Ven: Les méthodes pédagogiques sont-elles aussi en cause ? 

N.V.-B.: On peut sauter sur sa chaise en scandant « autorité et discipline », mais tout parent sait que cela ne suffit pas. La vérité, c’est qu’il faut apprendre aux élèves à aimer apprendre. Ce n’est pas, contrairement à ce que j’entendais quand j’étais ministre, en faire des enfants-rois, que de réclamer qu’on se préoccupe davantage de cela. Pour moi, la fameuse exigence, c’est de faire intérioriser l’exigence aux enfants. Et ça, c’est affaire de pédagogie, ça ne s’improvise pas. Je pense que cette capacité à gérer l’hétérogénéité ne serait donc pas seulement bénéfique pour gérer la mixité sociale, mais aussi la mixité scolaire et j’allais dire plus généralement la singularité des élèves, tout simplement. L’idée c’est de pouvoir s’adapter aux élèves tels qu’ils sont, tels qu’ils évoluent, et pas tels qu’on les rêve. Par exemple les nouvelles générations d’élèves vivent dans un environnement qui n’était clairement pas celui de notre enfance. Le rapport Pisa de cet automne nous le disait : la distraction numérique et la place des écrans dans leur vie à la maison a un impact direct sur leur capacité de concentration, mais aussi sur le temps accordé à la lecture ou aux sorties culturelles. Avec à la clé un niveau de culture générale et des capacités d’attention réduits. Et c’est encore plus vrai dans les milieux défavorisés. Alors comment retenir l’attention de ces élèves ?

Ven: Si l’école ne réussit pas à mettre de la mixité, quel est le rôle des espaces éducatifs en dehors de l’école, comme les accueils collectifs de mineurs, les colos par exemple ? 

N. V.-B.: Essentiel ! J’ai toujours considéré que l’Éducation nationale et l’Éducation populaire devaient former non pas seulement des alliances, mais une véritable communauté de l’anneau au service de l’élévation de nos enfants. Toutes les structures comme les MJC, les associations, et même les colonies bien sûr sont absolument vitales. Il faut leur donner les moyens de fonctionner, et pas que sur appels à projet. Les moyens de se rendre attractives pour attirer en leur sein des enfants de milieux sociaux différents. Il faut les considérer comme des transmetteurs de savoirs et de compétences – artistiques, culturels, sportifs, mais aussi sociales – à part entière, car c’est ce qu’ils sont. Il faut du lien entre éducateurs, selon la jolie formule africaine « il faut tout un village pour élever un enfant. »

Et pourtant il faut la faire, cette éducation à l’égalité et se dire que ce qui rend ces résistances plus fortes et plus folles, c’est malheureusement notre timidité à agir et à l’assumer

Ven: Depuis que vous avez dû renoncer aux ABCD de l’égalité, la vague #metoo a déferlé. Pensez-vous que la société serait désormais mûre pour mettre en œuvre ce projet ? 

N.V.-B.: Je crois qu’il y aura toujours un volant incompressible de réactionnaires dans une société, surtout dans une période si clairement propice aux guerres identitaires. On ne comprend pas grand-chose si on ne regarde pas tout cela à l’échelle du monde. Entre l’arrivée au pouvoir de fous furieux qui, comme en Argentine, s’empressent de supprimer le ministère de l’égalité femmes-hommes, l’emprisonnement assumé des Afghanes, la répression féroce contre les Iraniennes, la remise en cause de l’IVG dans tant d’États américains ou encore les discours virilistes de Poutine sur la décadence d’un Occident qui aurait fluidifié ses genres ; tout cela se rejoint et raconte aussi les résistances que l’on trouve en Europe, comme cela a été le cas récemment en Belgique, contre d’innocents programmes qui visent à apprendre l’égalité filles-garçons aux élèves. Quand des imposteurs arrivent, au mépris de toute raison, à convaincre des parents que l’école serait, je cite, « en train d’inciter leurs enfants à changer de sexe ou d’orientation sexuelle », on prend conscience de l’ampleur de cette inquiétude identitaire. Et pourtant il faut la faire, cette éducation à l’égalité et se dire que ce qui rend ces résistances plus fortes et plus folles, c’est malheureusement notre timidité à agir et à l’assumer. Surtout de ce côté-ci du globe, où nous sommes encore en démocratie. Il faut croire à fond à ce projet car on ne le dira jamais assez, le sexisme, à la source de tant d’inégalités, de violences et de malheurs, n’est pas une affaire individuelle mais bien un système qui régente toutes les sphères de la société. Il faut donc évidemment partir de la racine pour en libérer nos vies, en renforçant les ambitions d’éducation émancipatrice en la matière.

Ven : Une dernière question : quand vous avez été nommée ministre de l’Éducation nationale, vous avez souhaité travailler sur le bureau de Jean Zay. Pour quelle raison ? 

N. V.-B. : Oui j’ai fait rapatrier son magnifique bureau, dont il avait conçu les plans ! Jean Zay fut ma plus belle source d’inspiration, l’un des véritables pères de la démocratisation de l’école. Celui qui, avant beaucoup d’autres, avait compris que la France ne pouvait pas se satisfaire d’un système scolaire à deux vitesses, déterminé socialement, avec un lycée réservé à une élite. Et bien sûr, pour moi, c’est ce jeune homme brillant, conscient très tôt des dangers liés à la montée du fascisme et de l’antisémitisme dont il sera tragiquement victime. Souvenirs et solitude a longtemps été ma lecture de chevet.

Issu de la revue VEN 593

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