L’école en tension. La prévention du décrochage scolaire

Des élèves de collèges ou lycées connaissent des absences récurrentes ou vivent des arrêts d'études sans avoir obtenu de diplôme. Ces garçons et ces filles se sentent-elles accueillies, à leur place, quels sont leur rythmes de vie, comment vivent-elles leur orientation ?
Média secondaire

Derrière les objectifs affichés de réduction du décrochage scolaire, la réalité des interactions dans les établissements scolaires est plus complexe face à un phénomène diversifié et diversement analysé. Nous explorerons ces interactions en nous appuyant sur plusieurs travaux de recherche1, en collèges, lycées professionnels ou lycées généraux connaissant des absences récurrentes d’élèves et des arrêts d’études sans diplôme.

Le décrochage scolaire désigne la situation de jeunes sortis du système scolaire sans diplôme de fin de formation de niveau V ou supérieur2. Il est également appréhendé dans les établissements scolaires comme un processus qui éloigne petit à petit les élèves de l’école, sans qu’ils en informent clairement leur entourage3. Ils sont dans ce cas toujours plus ou moins présents à l’école. Cependant toutes les absences, qui prennent des formes différentes, ne sont pas significatives de processus de décrochage scolaire et beaucoup peuvent être prévenues ou résorbées à partir des établissements scolaires eux-mêmes. Le retour en classe, soit l’arrêt des absences, n’est pas la condition unique d’une reprise de scolarité, qui ne s’effectue vraiment que si les acquisitions scolaires prennent sens pour l’élève qui s’y réinvestit.

Nous analyserons l’abandon de scolarité avant l’obtention du diplôme de fin d’études en termes de processus et non « d’élèves à risques ». Ce ne sont pas les jeunes qui sont « à risque », mais bien les situations qu’ils vivent et les interactions établies avec leurs pairs et les adultes qui les entourent : famille, école, travailleurs sociaux, voisins. En d’autres termes, l’entourage de l’élève peut produire du décrochage scolaire ou au contraire le réduire. Nous éviterons d’ailleurs de parler de « décrocheurs » ou d’ « absentéistes », car ces termes laissent à penser qu’il s’agit là de démarches volontaires de la part des élèves, alors que l’on observe plutôt un entrelacs d’interactions qui mène au décrochage, dont les protagonistes les plus actifs ne sont pas toujours les élèves, même s’ils peuvent prendre une part active dans la production ou la réduction de ces processus.

Si le discours normatif des équipes de direction et de vie scolaire4 est clairement dirigé vers la prévention de l’absentéisme et du décrochage scolaire, les enseignants ne désirent pas toujours voir revenir des élèves après de longues absences car ils auront du mal à les réintégrer dans la dynamique des apprentissages et n’auront que peu de soutien pour cela, en l’absence de politique concertée dans l’établissement ou dans l’académie. Il existe donc une certaine ambivalence sur l’engagement dans la prévention chez les professionnels de l’école.

 

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Les obstacles aux apprentissages

Environ 15% des enfants qui arrivent en sixième aujourd’hui dans les collèges ont des difficultés en lecture, en écriture et en maîtrise des opérations de base, qui font qu’ils ne sont pas en mesure de suivre la scolarité qu’on leur propose et ils ne peuvent pas entrer dans les apprentissages tels qu’ils sont constitués en disciplines. Ces élèves passent des jours, des mois, voire des années, dans la forme scolaire qui est celle du collège aujourd’hui, à devoir suivre des enseignements qu’ils ne comprennent pas. Ils vont être contraints pendant des années de respecter les adultes et leurs camarades tout en étant dans l’impossibilité de suivre les cours qui sont pourtant la raison d’être de leur présence au collège.

Passer des années à s’entendre dire qu’on est nul et qu’on n’y arrive pas et que si on n’y arrive pas c’est parce qu’on ne veut pas et non pas parce qu’on ne peut pas, est une situation qui est productrice de décrochage scolaire et de désespérance. Il arrive que les élèves qui n’ont pas le niveau requis perturbent les cours et s’en fassent exclure rapidement, ou bien soient au contraire atones, repliés sur eux-mêmes ou voire s’absentent : il est sans doute plus économique pour eux, d’un point de vue psychologique, de rester chez eux plutôt que de fréquenter l’établissement scolaire.

Des lycées et des filières déclassés

Pour beaucoup d’élèves de lycées professionnels rencontrés lors d’une recherche-action à Paris5, orientation semble rimer avec échec, lié à l’impossibilité de suivre des études générales. Ceux qui ont formulé une orientation en premier vœu l’ont fait sans toujours bien connaître le contenu des formations et des métiers préparés et sont déçus en les découvrant. Nombre d’élèves espéraient ne pas retrouver les formes scolaires qu’ils avaient difficilement supportées au collège : enseignements plutôt théoriques et généraux, cours magistraux, classements et notes peuvent générer découragement, absences nombreuses, voire décrochage.

En outre, leur niveau scolaire ne leur permet pas toujours de suivre les cours, qu’ils ont tendance à fuir pour éviter cette confrontation, avec un sentiment d’échec quotidiennement renouvelé. Cette désaffection scolaire accentue à son tour les lacunes accumulées et rend impossible un retour au sein des classes en l’absence d‘une prise en compte de ces processus, par les enseignants en particulier. Certains lycées généraux connaissent des processus similaires car ils accueillent des élèves exclus des établissements privés ou publics en raison d’un faible niveau, ou orientés là à défaut d’autres lycées publics plus prestigieux, ce qui induit le découragement et la démobilisation de nombreux professionnels et élèves dans l’établissement.

Le règlement pour le règlement

De manière paradoxale, la question des apprentissages n’est pas traitée comme une question centrale ni même quelquefois comme une question secondaire, au profit de l’application de règlements vidés de leur sens. De fait, l’exigence de l’adhésion aux règles de vie prend le pas sur le sens que prend cette adhésion. Françoise Clerc relie ce « ressassement » autour de l’imposition des normes à « l’affaiblissement du politique instituant (au sens dynamique du terme) au profit des règles instituées »6. Cette distance entre l’institution et ses propres usagers, cette logique de tri et de sélection de ceux qui réussissent scolairement et se soumettent aux autorités, va conduire à une inflation des exclusions de cours et des exclusions temporaires ou définitives précédées de mises à pied conservatoires et non suivies de réaffectations immédiates, contribuant à faire perdre l’habitude aux élèves les plus en difficultés de fréquenter l’école de manière régulière7.

Les retards et les absences sont comptabilisés le plus souvent sous la forme suivante par les logiciels de recueil des absences et des retards : retard à la première heure = absence d’une heure = absence d’une demi-journée. Rares sont les lycées qui accueillent les élèves en retard. Des élèves ont souligné que lorsqu’ils se rendent compte qu’ils seront en retard à la première heure de la journée, ils ne vont pas du tout au lycée car dans tous les cas, la comptabilisation de leur retard transformé en absence sera la même, qu’ils soient présents ou pas. Certains règlements intérieurs, drastiques sur le papier et mal connus des enseignants en particulier, cohabitent avec des pratiques contradictoires et changeantes dans la vie quotidienne.

La mise en œuvre de l’autorité apparaît ainsi comme peu crédible aux élèves qui se repèrent plutôt au fonctionnement individuel de tel ou tel enseignant, personnel de vie scolaire ou chef d’établissement, qu’à un règlement clair et valable pour tous. Si on met en corrélation le fait que les difficultés scolaires des élèves ne sont pas véritablement prises en compte avec les « crispations disciplinaires » et l’inconfort qui règne dans certains établissements (absence de lieux de détente, sonneries stridentes, locaux sonores ou inadaptés), on comprend comment un certain nombre d’élèves, au fur et à mesure de leur scolarité, vont décrocher parce qu’ils ne vont pas trouver dans le collège ou le lycée des conditions de vie et d’expression minimales pour rester et des interlocuteurs qui puissent les soutenir dans leurs apprentissages et avec lesquels ils puissent exprimer leurs difficultés.

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Élèves ou adolescents : des modes de vie contradictoires

Des facteurs relatifs aux modes de vie des élèves hors temps scolaire peuvent être corrélés aux absences répétées de divers types, voire aux processus de décrochage scolaire : absence de contrôle parental autour de la scolarité, activités rémunérées (petits boulots), prise de responsabilités au sein des familles (soins portés aux jeunes frères et sœurs par des collégiennes et lycéennes, en particulier), groupes de pairs à visée ludique ou transgressive, « chats » ou échanges de mails sur internet, consommation éventuelle de psychotropes licites et illicite…

Le manque de sommeil des élèves est très fréquemment cité par eux-mêmes et les personnels de vie scolaire, enseignants ou infirmier(e)s, ainsi qu’une alimentation déséquilibrée ou des problèmes de santé. Les nuits très écourtées se concluent par des départs précipités au collège ou au lycée sans petit-déjeuner, ce qui grève les possibilités d’attention, freine les apprentissages et augmente l’irascibilité et la nervosité des élèves.

L’absence de contrôle parental sur les rythmes de vie de certains adolescents est partie prenante des difficultés rencontrées par des élèves dans la poursuite de leur scolarité, car les horaires des parents sont désynchronisés par rapport à ceux de leurs enfants8 ou bien ils pensent que ces derniers sont « assez grands » pour gérer ces questions eux-mêmes

Le lien, facteur de prévention ?

De nombreux élèves ont subi pendant leur scolarité antérieure nombre d’admonestations, de rapports, de retenues, d’exclusions temporaires, ou définitives et ont une sorte de « carapace » liée à l’habitude, ce qui pousse parfois les enseignants à tenter d’autres méthodes, fondées sur une forte relation adulte-jeune afin de prévenir des dérapages trop importants et de prévenir un processus de décrochage9.

Une interconnaissance forte entre adultes et élèves est productive de présence active de leur part. Elle ne produit pas de « miracle » mais permet de saisir à temps les difficultés des élèves et de pouvoir intervenir auprès d’eux plus efficacement. Ces démarches sont également motivées par la survie des filières de formation et le maintien des postes enseignants en lycée professionnel, qui risqueraient de disparaître en cas de défection complète des élèves.

À la suite de ces observations et de ces analyses, nous avons produit un certain nombre de préconisations lors de notre recherche action à Paris10. Le fond de ces préconisations réside dans la critique raisonnée des processus qui produisent absences, découragement et dégoût scolaire, vers un centrage sur les apprentissages scolaires dont la place tend à s’estomper derrière l’écran du respect du règlement et vers la mise en place de relations avec les élèves en tant qu’usagers du service public d’éducation, en tenant compte de leur âge et de leur développement psycho-affectif.

Cela induit une modification des règlement intérieurs dans ce sens et la transformation des collèges et lycées en lieux de vie intégrant la prise en compte des besoins physiologiques et sociaux des élèves et des personnels scolaires et favorisant le sentiment d’appartenance, moteur de la présence et de l’investissement des élèves et des personnels scolaires. En lycée professionnel, la prise en compte des ratés dans l’orientation est un élément important de la prévention du décrochage.

Nous avons formulé aussi des préconisations autour du nécessaire discernement des situations individuelles des élèves et l’intégration des familles à la recherche d’issues à des situations de décrochage. Ces préconisations, en cours de réalisation pour certaines à la fin de la recherche-action parisienne, sont mises en œuvre dans d’autres établissements scolaires avec des résultats encourageants. Elles se veulent contributives au débat entre professionnels et aux expérimentations relatives à la prévention des divers types d’absences des élèves et du décrochage scolaire. 

Bibliographie

CLERC (F.), « Des professionnels en désarroi ? » in XYZEP, centre Alain Savary, n°3, 2008, p. V.

ESTERLE-Hedibel (M.), Les Élèves transparents, Les arrêts de scolarité avant 16 ans, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion. 2007.

GUIGUE (M.), « Peut-on définir le décrochage ? » in BLOCH (M.C.), GERDE (B.), Les Lycéens décrocheurs, Lyon-Paris, Chronique Sociale, 25-38.

MOIGNARD (B.), « Le collège fantôme, une mesure de l’exclusion temporaire des collégiens », Ville école Intégration Diversité, n°175, 2014, p. 63-69.

PÉPIN (P.Y.), « Les dispositifs relais : performances et paradoxes », Revue de l’Association Française des acteurs de l’Éducation. 2012. Article téléchargeable sur le site internet : http://www.education-revue-afae.fr/pagint/revue/articleLibre.php?ctype=contrib

Notes

  1. Cf Esterle Hedibel, 2007, Les Élèves transparents, Les arrêts de scolarité avant 16 ans, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion et Recherche action autour de la lutte contre l’absentéisme et pour le renforcement de l’assiduité des élèves, Académie de Paris/FSE, 2007-2009

  2. Cf. Les définitions de L’Eurostat : Office statistique des communautés européennes) et l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique.


  3. Guigue, 1998, 29


  4. Conseillers principaux d’éducation (CPE) et assistants d’éducation


  5. Cf. note 1


  6. Clerc, 2008.


  7. Cf. Moignard, 2014


  8. Pépin, 2012,1.


  9. Cf Esterle Hedibel, 2007


  10. http://www.cesdip.fr/IMG/pdf/EDP_no_108.pdf