Dispositifs de lutte contre le décrochage scolaire
L’auteur en charge du pilotage d’un projet national d’action sur le décrochage scolaire donne un point de vue sur les dispositifs de lutte contre le décrochage et l’engagement des Ceméa.
Comprendre le phénomène dit du décrochage scolaire demande de recourir à différentes approches et à des analyses ne se limitant pas au seul cadre de l’école. Ses causes sont en effet multiples, de nombreux travaux1 en attestent. Il est la résultante d’un processus d’enchevêtrement singulier de ruptures familiales, sociales, scolaires, personnelles… Il s’accompagne d’un risque de désaffiliation, de marginalisation, de difficultés d’insertion professionnelle, de pauvreté, de délinquance parfois.
Ce phénomène touchant les enfants, y compris précocement, les Ceméa, mouvement d’Éducation nouvelle et d’Éducation populaire et ses membres, ne peuvent que se sentir concernés. C’est pourquoi ils sont engagés dans des dispositifs de prévention et de lutte pour raccrocher des jeunes, en partenariat avec l’Éducation nationale et les collectivités territoriales, notamment. Depuis plusieurs années déjà, des associations territoriales des Ceméa organisent des actions de prévention (ateliers-relais) et/ou de prise en charge pour y remédier – actions de formation pré-qualifiantes.
Les projets éducatifs, que les Ceméa proposent, participent des différents temps et champs éducatifs et sont ouverts à tous les publics : scolaire, périscolaire, vacances, loisirs, action médico-sociale, insertion…
Si les valeurs de références et l’expérience des Ceméa sont en cohérence avec leur implication dans ce champ, il convient de s’interroger sur ce phénomène pour mieux penser nos actions et revisiter le sens des modalités de prise en charge en relation avec les politiques publiques auxquelles nous contribuons.
Eu égard aux dispositions adoptées ces dernières années, en matière de politique publique de lutte contre le décrochage, les Ceméa, association complémentaire et partenaire de l’école publique, restent disposés à apporter leur contribution ; mais ce ne peut être qu’en mettant en œuvre des modalités d’intervention qui garantissent la possibilité de mettre en pratique ce que nous savons faire et estimons profitable pour les jeunes concernés, c’est-à-dire qui puissent les aider à aller de là où ils sont quand nous les accueillons à une autre étape de leur parcours quand ils nous quittent.
Cette problématique me semble d’autant plus centrale que, après un premier travail de recensement, il apparaît que le cadre institutionnel délimitant la prise en charge des jeunes en rupture préexiste après s’être progressivement structuré ces dernières années. Au-delà de ce public, il s’agit de plus en plus de « territorialiser » l’action éducative, comme le montre l’émergence des projets éducatifs de territoire (P.Ed.T) ou encore le Pacte de réussite éducative qui doit se décliner au niveau régional par le biais d’un partenariat souple entre acteurs institutionnels et « société civile ». L’enjeu se traduit au préalable par le fait que les acteurs éducatifs locaux sont à même de connaître au mieux les caractéristiques des territoires sur lesquels ils interviennent. Ce sont eux qui repèrent et formalisent la demande sociale et construisent l’action éducative appropriée. Ce type de démarche nécessite d’être dans les conditions de possibilité de concevoir des projets spécifiques, adaptés aux besoins, s’appuyant sur la participation et la collaboration du plus grand nombre des partenaires sinon toujours de tous. Néanmoins, des freins subsistent quand il faut passer des nouvelles modalités de construction dans la mise en œuvre des politiques publiques, telles qu’elles sont prescrites à leur concrétisation. Elles relèvent de deux registres complémentaires.
Prestataire ou partenaire
Tout d’abord, nous observons une fragilité dans le système due à une contradiction interne entre deux logiques antagoniques, puisque les associations d’éducation qui contribuent à la politique publique ne sont pas considérées comme partenaires dans les faits, s’ils sont ainsi désignés dans les mots. Or, les mots ne suffisent pas. Il faut que les modes de faire soient en cohérence avec les mots pour les dire, les annoncer.
Précisément, la réalisation d’un projet d’action éducative de prévention ou de raccrochage s’inscrit dans le cadre d’une commande publique d’appel à projet et/ou d’appel d’offre. Les associations « partenaires » sont alors contraintes de répondre à celle-ci dans une logique de prestation pour ensuite agir sur les territoires. Or, au moment de l’action et du contact avec leurs publics, les intervenants associatifs incarnent la politique publique et la représentent à leurs yeux. Ils ne sont donc pas là en temps que prestataires ; ils sont en position de partenaire, sans l’être toujours, tant du point de vue des pratiques que du modèle de décision qui a abouti à une convention entre puissance publique et acteur associatif ; en effet, ils n’ont pas toujours eu la possibilité de participer à la conception de l’action, ce que nécessite une logique politique partenariale.
Une autre faille dans le système de lutte contre le décrochage scolaire apparaît avec l’absence de « continuité éducative » entre les actions. Ici, on pourrait faire état du foisonnement ou de l’empilement des dispositifs (comme le signalent de nombreux professionnels) de prise en charge des « décrocheurs ». Ce « millefeuille » pose le problème de l’insuffisance de cohérence et de lisibilité entre les différents projets, et, plus globalement, celui du manque de connaissance et d’inter-reconnaissance entre les différents acteurs de l’éducation et de mise en œuvre de missions de service public.
Sur ce point, il est important d’observer que « le dispositif » comme nouveau mode de gestion de la difficulté scolaire est appréhendé comme un espace de possibles pour les professionnels. En effet, c’est moins l’action qui est mise en cause que les modalités d’accompagnement des jeunes accueillis par les intervenants successifs du fait d’une insuffisance des échanges et de coopérations entre eux.
Interroger la finalité éducative
Cette deuxième piste d’analyse critique apparaît essentielle dans la mesure où elle pose deux questions : comment fait-on pour mieux lutter contre le décrochage et le peut-on en l’absence de continuité éducative ? Si la continuité éducative n’est pas assurée, faute de cadrage institutionnel suffisant, l’institution veut-elle vraiment ce qu’elle dit vouloir ? Ou, quels sont les moyens concrets, opératoires que l’on se donne pour assurer cette continuité ? Peut-on l’assurer sans dispositions prévues dans les appels à projets initiés par l’autorité publique ? Si une association répond à un appel à projet insuffisant, pourquoi répond-elle ? En d’autres termes, l’enjeu se situe non pas seulement au niveau des moyens, mais aussi et surtout au niveau de la finalité de l’action éducative. Et c’est certainement sur ce dernier aspect que les Ceméa ont à jouer un rôle en parvenant à faire partager les idées constitutives référées à l’Éducation nouvelle, ce qui suppose que nous les revisitions nous-mêmes régulièrement, car nous sommes aussi pris dans le mouvement du monde et parfois empêchés de penser et de proposer. Nous nous devons de mettre en avant la question du sens, d’abord pour nous-mêmes, afin de pouvoir en soutenir le bien-fondé à leurs interlocuteurs.
Des pratiques innovantes
Le colloque intitulé « Pratiques innovantes et réussite éducative : le décrochage scolaire en question » que nous avons organisé au CRDP (Canopé) d’Amiens, les 9 et 10 avril 2014, répond à ce souci. En effet, nombre d’équipes ont présenté leurs pratiques, nous avons pu écouter différents professionnels et « innovateurs » intervenant dans le cadre d’actions, dispositifs ou structures spécifiques : écoles de la deuxième chance, unité éducative et d’activités de jour, Rased, ateliers relais, microlycée… Les échanges y ont été riches, et confirment le propos : les attentes des participants et des intervenants se situaient aussi bien au niveau de l’acquisition d’outils que d’une réflexion sur la socialisation des jeunes. Quelle éducation voulons-nous ? À quoi doit servir l’école et, de surcroît, les actions qui gravitent autour l’École ? Ce fut l’occasion de rappeler que les Ceméa s’inscrivent dans un projet politique consistant qui remet en question la domination « d’une rationalité instrumentale à court terme, procédant par identification puis résolution des problèmes »2.
L’École est mise à mal parce que traversée par la concurrence entre divers modèles qui sont autant de conceptions explicites ou implicites de l’éducation et de la société qui infligent aux jeunes générations une expérience brutale des incohérences et donc des absurdités du monde des adultes. Or, l’absurde, ne l’oublions pas est le contraire du sens.
La continuité éducative est essentielle
Parmi ces modèles, on observe les effets mortifères du paradigme post-industriel qui s’apparente à un projet social néo-libéral. Jusque la fin des « Trente Glorieuses », l’État organisait la solidarité nationale selon un principe théorique de « progrès social », c’est-à-dire que les modalités de l’intervention publique avaient pour but de réduire les inégalités en redistribuant socialement les fruits de la croissance économique. C’était l’État Providence ou le « grand régulateur ». Aujourd’hui, Donzelot3 nous explique que l’État est devenu « animateur ». En effet, dans le cadre du processus de décentralisation qui a déplacé de nombreuses fonctions décisionnelles vers les collectivités territoriales, celui-ci a pour objet d’impulser au niveau local, via ses services déconcentrés, une politique globale qui doit se décliner par la suite. Selon lui, cette réorganisation administrative provient d’un changement de nature de la solidarité. L’enjeu privilégié, selon Donzelot, ne serait plus le « progrès social », mais la « cohésion sociale ».
Dans cette perspective, l’État se doit de faire en sorte que chaque individu-acteur soit en capacité d’entrer dans le jeu direct de la concurrence. Telle est l’égalité des chances qui est promise aux nouvelles générations. D’où des modalités de gestion et de régulation sociale plus horizontales qui doivent s’adapter aux publics. Il s’agirait alors aujourd’hui de trouver « ici et maintenant » avec l’ensemble des acteurs des réponses, des normes locales qui doivent faire preuve d’efficacité et de résultats immédiats en matière d’insertion. La durée n’a plus de sens. C’est le temps réel de l’immédiateté visible, montrable qui prévaut. Le temps de l’éducation, le temps pour apprendre et pour grandir comme les temps nécessairement différents selon les individus n’y ont pas leur place.
Notre projet est à contre-courant de l’air du temps, car il réintroduit la question du long terme dans la prise en charge éducative. À ce titre, la question de la continuité éducative apparaît essentielle dans la mesure où elle suppose une mise en adéquation de la finalité de l’action par l’ensemble des professionnels et donc des coopérations et la reconnaissance du temps, et donc du coût, de la coopération. Elle sous-tend aussi l’idée d’une reconnaissance du « droit à l’erreur », comme moment inévitable dans les apprentissages qu’on appelle le tâtonnement expérimental, ce qui suppose une certaine posture d’accompagnement de la part des éducateurs. De même, nos projets remettent au centre la question de la socialisation. En réaffirmant à la fois la nécessité d’une ouverture sur l’environnement et le sens du collectif pour se construire en tant que personne, les Ceméa remettent en cause « l’individualisation » au sens d’une « assignation à l’individu de la responsabilité de se construire comme singulier et différent, à l’écart des rôles et des habitus »4.
Plus que jamais et face à l’introduction progressive des logiques de marché au sein de l’éducation, les pédagogies nouvelles offrent une alternative au traitement de la jeunesse en difficulté, car il ne s’agit pas de traiter de la jeunesse, mais de prendre soin de chaque jeune, un par un, de façon individualisée, afin que chacun se sente personnellement pris en compte.
Notes
- Glasman (D.), « Le décrochage scolaire : une question sociale et institutionnelle », in VEI Enjeux, n° 122, septembre 2000, p.10-25.
Barrere (A.), « La montée des dispositifs : un nouvel âge de l’organisation scolaire », in les Établissements scolaires à l’heure des dispositifs, Carrefours de l’éducation, novembre 2013, n°36, p.95-116.
Donzelot (J.), « Un état qui rend capable », in Paugam (S.) (dir.), Repenser la solidarité, Puf, 2007
Le Bart (D.), L’Individualisation, Presses universitaires Rennes, Rennes, 2008