Accroche-décroche. Il n'y a pas de modèle systématique de prévention du décrochage scolaire

Deux mots d’usage fréquent, dans le monde de l’éducation notamment. On aimerait qu’ils prennent rang de concept et qu’à cette fin, ils acquièrent la propriété de rendre compte de la réalité et d’un ordre explicatif de celle-ci, afin que l’on puisse ensuite la transformer.
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Accroche-décroche. Les colloques se succèdent et comprennent l’un ou l’autre de ces mots dans leur titre. Toutefois, un mot trop usité perd vite de sa force d’évocation et de mobilisation des débuts de son usage. Les mots dont il est ici question, qui se vident peu à peu de sens, ne peuvent continuer longtemps à susciter la patiente attention dont les jeunes ont le plus grand besoin pour sortir des impasses où ils savent se laisser oublier, tout en se rappelant périodiquement à notre conscience par des actes extrêmes. Vous avez dit décrochage scolaire et décrocheurs ?

Portons un regard sur les réalités que ces mots veulent décrire. Le décrochage scolaire devenu phénomène de société, les autorités publiques semblent attendre qu’on leur propose des dispositions duplicables et généralisables pour le dissoudre, ce qui les conduit à entretenir un attrait pour les études quantitatives en s'appuyant sur les indications statistiques. Or, celles et ceux qui œuvrent au quotidien pour de jeunes décrocheurs savent que chaque individu est une personne singulière et qu'ils doivent apprendre de chacune comment faire pour l'aider à vouloir quitter sa trajectoire du décrochage.

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La méconnaissance du phénomène du décrochage

Comme bien des problèmes auxquels nous sommes confrontés, celui-ci interroge les sciences humaines et sociales qui ne savent pas toujours reconnaître les périmètres des objets de connaissance que leur approche leur permet d’étudier et les objets et questionnements qui relèvent d’autres modes d'investigation.

Une science se définit en effet par ses objets et ses démarches de recherche et l’adéquation entre objet et méthode. Selon l’objet, la méthode d’approche diffère. Le phénomène dit du décrochage scolaire et des décrocheurs, étant au centre des préoccupations de politiques publiques actuelles, il draine des financements pour des appels à projets de recherche.

Ces appels prometteurs de financements suscitent des propositions de recherche ayant recours à des approches transformant les occurrences bien diverses de ce phénomène en catégories générales, alors que sont concernés toujours des individus singuliers qui exigent des rencontres intersubjectives impliquant personnellement chacun, que l’on pense au jeune ou à l’adulte dans l’effectuation de son métier, ainsi que les autres individus qui forment avec eux les groupes où ils œuvrent.

Un champ de connaissance d'un chercheur et d'une recherche se doit d'être adapté à l'objet d'investigation qu'ils se donnent. C'est-à-dire que l’équipement intellectuel fourni par une discipline de référence doit être en correspondance avec cet objet.

Ceci vaut, que l'on pense à l'exploration du travail réel des participants de l'École et aux conditions propices à leur engagement subjectif dans la scène scolaire, ou que l'on pense aux projets portés par une « politique publique » ou son évaluation rigoureuse. Sans ces adéquations entre objet d'investigation et démarche de recherche, les résultats des recherches ne peuvent rendre compte du phénomène qu'elles prétendent avoir étudié.

Comme c'est plus souvent le cas qu'on ne le pense, Il ne faut donc pas s’étonner que nombre des travaux actuels n’augmentent pas l’univers des connaissances et ne fournissent pas de données susceptibles d’aider réellement les acteurs dans leur travail quotidien. On peut donc légitimement se demander à quel leurre collectif ces recherches participent ainsi que les chercheurs qui s’y emploient.

Il ne faut donc pas s'étonner si les annonces publiques à propos du décrochage restent sans impact sur la réalité, dès lors qu'elles prennent appui sur des travaux qui concourent malgré eux à la méconnaissance du phénomène du décrochage. Commençons donc ici par nous interroger sur les représentations qui circulent sur ce phénomène du décrochage, sur les connaissances qui en rendent compte ainsi que sur les voies pour les surmonter.

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On n’apprend pas tout à l’école

Anthropologue des groupes actuels avec une écoute orientée par l’expérience psychanalytique du travail groupal et institutionnel, ce que je peux dire des jeunes désignés comme décrocheurs provient des paroles échangées avec des professeurs, des cadres éducatifs et des cadres de direction, ou avec des éducateurs et des psychologues dans des instances spécifiquement créées pour un travail d'analyse et d'élaboration collective des incidents qui émaillent la vie et l’activité des structures accueillant des jeunes, dont des établissements scolaires.

Dans ces instances que nous animons, des collègues et moi, nous prenons, avec nos interlocuteurs, le temps nécessaire aux récits et aux élaborations utiles pour chaque jeune concerné, ce qui veut dire pour chaque adulte concerné aussi. Nous travaillons en portant une grande attention à chacun, un par un.

Pour se rappeler régulièrement à la réalité de ce phénomène, de sa persistance et de son épaisseur, on cite très volontiers le nombre de cent cinquante mille jeunes sortant annuellement de l’école sans diplôme. Ceux qui colportent cette désespérante nouvelle disent parfois « sans avoir acquis de formation ou de qualification » plutôt que sans diplôme.

C’est mieux de dire ainsi les choses. Le diplôme, en effet, ne certifie pas que le diplômé soit, ipso facto, en capacité de réinvestir ses acquis dans une activité professionnelle, dans un autre environnement que celui de l’école, dans un réseau différent de relations intersubjectives avec d’autres personnes, dans une autre culture d’organisation.

Le diplômé ? C’est quelqu’un qui a montré qu’il a appris à passer un examen. C’est fort bien. C’est beaucoup. Mais, ce n’est pas suffisant. L’une des preuves en est donnée quand quelqu’un déprime gravement après un succès enviable à un examen ou à un concours, ou quelques semaines après avoir été recruté dans son premier poste, y compris dans une position sociale élevée. Être diplômé après avoir été à l’École ne veut pas dire que l’on a grandi psychiquement, que l’on a surmonté son angoisse socio-existentielle d’insignifiance sociale, que l’on sait travailler en s’insérant dans un système social de relations interpersonnelles et de travail et que l’on sait s’affilier à un nouveau groupe d’appartenance. Ceci vaut pour la plupart des cursus scolaires et de formation, sinon pour tous.

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Seules, sans doute, les structures scolaires alternatives (Broux et de Saint-Denis, 20131 et Goémé, Hugon et Tabouret, 20132) construites et animées par des adultes qui ont compris quelles sont les missions de l’École, proposent des parcours à la fois individualisés et socialisants qui donnent le maximum de chances aux jeunes venus s’y inscrire.

Ces remarques ne sont ni désabusées ni négatives, elles sont constatatives. En toute occurrence, on n’apprend pas tout à l’École. Il y a beaucoup de choses que l’on ne peut apprendre qu’ailleurs. Chaque environnement et chaque structure sociale ont leur compétence formatrice et éducative et ne disposent pas des compétences d’autres environnements, d’où l’importance de l’ouverture de l’École et de ses participants sur d’autres espaces de la réalité.

Sans cette ouverture et l’instauration de circulations entre le dedans et le dehors de l’École, il est assuré que l’on crée pour ses membres et avec eux un isolat et une ambiance scolaire retranchée qui est vécue par les enfants comme sans rapport avec la réalité du quotidien. C’est pourquoi, elle confronte nombre de jeunes à des éprouvés de folie : l’École leur inflige en effet une expérience sensorielle d'un clivage entre le dedans et le dehors.

C'est un éprouvé de l’absurde puisque la justification de l'École est qu'elle est censée contribuer à l'entrée dans la vie. L’absurde est le contraire du sens, ne l'oublions pas, dans une époque où l'on dit tout le temps qu'il faut redonner du sens aux apprentissages et aux valeurs de la République.

Rappelons que l’on apprend à travailler en œuvrant en situation, que l'on se tient toujours dans un environnement professionnel et social particulier, local, si, et seulement si, celui-ci nous affecte, dans un organigramme et un ensemble social, une position propice pour cela. Quand chacun dispose d’une place sociale stimulante dans une organisation, c’est que celle-ci prend sa part dans la mission de formation et donc promeut la fonction de formation initiale de ses nouveaux arrivants. C’est aussi pourquoi l’École doit se transformer.

L’École pourrait-elle toutefois mieux faire ?

Bien entendu, oui, et beaucoup mieux, si l’on reconnaissait le bien-fondé ou la vérité de l’hypothèse selon laquelle l’École se doit de « faire société » (Sirota, 2013)3 entre ses membres pour qu’ils puissent s’engager les uns avec les autres dans leurs tâches de base avec des relations coopératives ; à cette fin, l’École devrait être conçue comme un système social, emboîté dans un ensemble social plus vaste ; l’École devrait être reconnue et investie comme constituant pour chacun un groupe social premier nécessaire d’appartenance et d’affiliation, complémentairement au groupe familial.

Oui, si, par ses modèles de fonctionnement collectif, elle instaurait les conditions d’une expérience sociale intermédiaire permettant à chacun d’éprouver ce que faire société veut dire, et de se préparer à intégrer de façon contributive, critique et créative, les organisations sociales et professionnelles productrices de divers biens matériels et immatériels. Quand on comprend cette hypothèse de la nécessité intrinsèque de cette fonction socioanthropologique de l’École, on saisit pourquoi, seule une École qui fait société peut être un attracteur, accrocheuse, éducatrice, instructrice, intégratrice. Il serait intéressant de procéder à des observations étendues afin de voir quelles sont les organisations scolaires qui ont été conçues et mises en œuvre en prenant en charge la mission de base qui est de « faire société » entre ses membres.

Sauf exception, ce que l’on observe est que l’École ne fait pas, ou très peu, société. Pourquoi ? Tout simplement parce que ses formes sociales de vie et d’organisation du travail et de fonctionnement ne sont pas conçues pour ce que l'on appelle « le vivre ensemble ». Sans ces formes d'organisation, il est à la fois difficile d'être mais aussi de travailler. Les discours abstraits invoquant la vie en société ne suffisent pas.

Ainsi, quand de nos jours on invoque la nécessité de l’éducation à la citoyenneté qui est l’une des missions fondatrices et structurantes de l’École, les autorités publiques se limitent généralement à des déclarations qui, au mieux, ont des effets autocalmants pour ceux qui les prononcent ou font simplement écran de fumée, ou pire, renforcent, après dissipation du nuage, chez quasiment tout le monde, la conviction qu’aucun changement n’est possible.

En effet, nombre des dispositifs, bien trop rapidement mis en œuvre, n’éduquent pas, faute d’avoir été suffisamment pensés. Il n’est donc pas étonnant que les enfants qui n’ont pas eu la chance de naître dans un environnement familial inscrit dans les cadres sociaux et culturels de leur époque ne puissent se saisir des offres d’apprentissage que l’on dispose à l’intérieur de l’École. C’est qu’on ne peut apprendre des générations précédentes — dont les savoirs de divers ordres sont les représentants — que si l’on est inclus dans une filiation et dans la succession des générations, familiales et sociales.

Autrement dit, si les parents ont transmis un récit de leur histoire, de leur parcours, de leurs ancêtres et de leur environnement suffisamment valorisant, attractif et constructif pour que les jeunes qui les ont entendus – quand ils ont la chance d’avoir entendu au moins un récit – en aient forgé en eux l’idée que la vie vaut la peine d’être vécue et que grandir a du sens pour eux comme pour les autres puisqu’ainsi on prend place à son tour dans la succession et la continuité des générations et que l’on pressent qu’à son tour on pourra apporter sa part, et, bien entendu, qu’elle comptera.

Alors ? Que faire avec les « décrocheurs » ?
Et d’abord qu’est-ce que ce phénomène ? Que nous signale-t-il ?

Reprocher à l’École de ne pas former les jeunes générations pour qu’elles soient immédiatement employables et productives, intégrables – critique récurrente et ignorante adressée à l’École — procède d’une grave insuffisance intellectuelle parce que cette critique révèle des représentations erronées des caractéristiques nécessaires à l’instauration des conditions culturelles et psychiques du travail de transmission du patrimoine des connaissances entre les générations, et parce que cette critique est ignorante du fait que chaque environnement ne peut transmettre que certaines connaissances et compétences et pas d'autres. C’est pourquoi, pour remplir pleinement ses missions, l’École doit être ouverte sur le monde extérieur et réciproquement.

Quand on dit d’un jeune qu’il a décroché de l’École, de quel phénomène veut-on rendre compte ? Le décrochage scolaire désigne globalement un double mouvement de recul d'un enfant ou d'un jeune vis-à-vis de l'École. Ce qui infère qu’avant qu’il ne décroche, il a préalablement intégré le système social de l’École et qu’il a été, pendant une période, intéressé aux savoirs divers qui y sont enseignés et qu’il a été intéressé par le patrimoine des connaissances auquel il a commencé de s'initier dans l’École, en famille et hors de l’École.

Dans cette acception, décrocher pour un jeune veut dire qu’il se soustrait aux structures sociales et de socialisation qui constituent l'École, aussi insuffisantes et trouées soient-elles, et qu’il s’en éloigne après y avoir été inscrit. Une telle représentation suppose une première période d’accrochage et une École faisant quand même suffisamment société pour lui, malgré ses trous. Or, on sait que ce n’est généralement pas le cas, soit parce que tel jeune dont il est question n’a jamais été vraiment accroché, soit parce que son école a été tout à fait insuffisante, eu égard à une population d’enfants accueillie dans un territoire. Tous les enfants n’ont pas les mêmes environnements familiaux et sociaux.

Les jeunes décrocheurs, comme ceux apparemment adaptés ou qui donnent les gages suffisants de conformité pour qu’on les oublie, n’ont pas tous été véritablement accrochés à l’École. D’une part, parce que l’École n’est pas elle-même suffisamment accrochante, du fait des insuffisances de ses formes organisationnelles, d’autre part, parce qu’au moment où un décrochage devient visible dans l’École, on ne sait pas s’il s’agit d’un décrochage scolaire, non scolaire ou les deux. Le moment où cela devient visible n’est pas à comprendre comme le moment du décrochage mais seulement comme celui de son émergence.

Ce peut être d’un autre phénomène dont il s’agit, celui d’un non accrochage déjà là depuis toujours, longtemps passé inaperçu et qui apparaît enfin, suite à un incident déclencheur qui peut apparaître tout à fait mineur quand on le découvre, mais qui ne l’est pas pour le jeune concerné, parce que les fondements et le processus qui l’ont conduit à cette situation ne sont pas conscients et qu’il a besoin de se donner une « explication ». Toutefois, nous avons à écouter et à prendre en compte les raisons alléguées.

Quand on constate un décrochage dans l’École, on parle du moment où il devient tellement visible qu’on ne peut pas ne pas le voir, encore faut-il quelqu’un pour le voir et le dire et qu’existe une instance institutionnelle pour le reconnaître et stimuler le système scolaire et ses membres afin qu’ils fassent quelque chose de ce qui s’est révélé dans l’École, et soit en capacité de mobiliser aussi la famille, car il est bien difficile d’aider un jeune sans sa famille ou contre celle-ci.

Celui qui voit et qui dit ce qui est prend un risque. Car, à ce moment-là, après révélation, il faut assurer le service de suivi, de traitement du « problème ». Or, on est mis là en difficulté. C’est pourquoi, on ferme souvent les yeux et puis on cesse de voir, si toutefois on pense avoir vu un jour.

Des pensées pour une École faisant société rendant réellement possible un bon accrochage aux pensées pour faire venir pour la première fois ou revenir vers l’École, des jeunes qui n’ont pas pu y rester 

Les modalités d’action de l’École ou de structures de protection de l’enfance pour intervenir auprès d’un enfant, d’un adolescent — et de sa famille ou de sa parenté — ou d’un jeune adulte par l’âge légal, afin qu’il ne se laisse pas prendre dans l’infernale spirale du décrochage scolaire, ou pour y remédier après la chute, dépendent, en principe, d’une conception de la causalité de celui-ci. Si l’on regarde avec des lunettes de chercheur, on sait que les causes sont multiples et interagissent entre elles.

Comme les modalités pratiques pour agir ne peuvent appréhender toutes les causes et agir en même temps sur toutes celles-ci, à supposer qu’on en ait fait l’inventaire, et qu’on en ait l’intention, il n’est pas évident de faire un choix de méthode pour agir.

Comme en outre chaque être humain est unique, il n’est pas conseillé de chercher un ou des modèles systématiques de prévention ou de remédiation applicables à tous, indépendamment des circonstances. On ne peut faire que des paris optimistes, en avançant par essais et erreurs. Cela ne veut pas dire que la notion vague de bonne pratique soit complètement inutile, à condition de penser cette notion avec un esprit de recherche et non avec des procédures duplicables et généralisables. Soulignons l’une des dimensions structurantes majeures de l’École. Dans celle-ci, les modalités de travail s’organisent la plupart du temps selon des successions de mises en groupe.

C'est pourquoi, tous les adultes qui exercent des responsabilités dans l'École devraient bénéficier d’une formation approfondie par l'expérience du groupe. Celle-ci initie aux fonctionnements collectifs et aux affects mobilisés en groupe, dans leurs dimensions conscientes et inconscientes. Elle rend sensible aux effets de mise en groupe, aux effets de co-excitation, d’amplifications émotionnelles et de comparaisons sociales, aux processus d’identification et de socialisation, aux scénarios individuels d'entrer en groupe et en relation, aux rapports que chacun entretient avec les règles du jeu, ainsi qu'avec la tâche à accomplir.

Or, ces questions sont quasiment absentes de la formation des maîtres et des professeurs ou ne sont pas mises au travail de manière adéquate. Les affects archaïques convoqués en situation groupale entre maîtres et élèves avec les phénomènes mobilisés de coprésence en groupe créent des malaises psychiques qui sont aisément imputés à la seule structure scolaire ou à l’un de ses composants, sans chercher plus loin.

Un métier de paroles

Pour s’en défendre, c’est-à-dire pour se protéger des souffrances psychiques qu’il ressent consciemment, chaque protagoniste de l’École fabrique et plaque une théorie qui est une fable explicative de son vécu dont il ignore les soubassements ; il se raconte et exprime cette théorie. Quand on reste ainsi coupé de son intimité psychique, les rationalisations défensives, qui sont des écrans pour ne pas voir, qui ne font qu’amplifier les malaises et les haines que ces interactions aveugles génèrent ; les liens s'érodent et sont agrandies les blessures narcissiques des uns et des autres. Porteuses de théories erronées, ces fables donnent des raisons fausses qui ne peuvent qu’empoisonner davantage l’espace psychique individuel et l’espace des circulations psychiques entre les individus et le lien à l'École, puisque les professeurs sont, par définition, censés savoir ce dont ils parlent.

Le métier de professeur repose sur la parole. C’est un métier de paroles adressées à plusieurs individus en même temps, un bon nombre et ces paroles sont censées porter des « vérités » éclairantes et émancipatrices. Ce ne peut être que complexe et difficile.

Prendre à bras le corps la question de l’action ? Le veut-on ? Il n’y a pas un seul phénomène général de décrochage scolaire à cause unique. Les causes sont individuelles et singulières. Elles ne sont pas immédiatement accessibles sauf quand on est croyant et que l’on affectionne de se leurrer avec ce que l’on voit des apparences.

Les modalités d’actions ne sont donc pas évidentes à chercher, à trouver. Y compris pour un « chercheur ». Comme tout phénomène, celui dit du décrochage scolaire est vécu subjectivement, c’est-à-dire de façon singulière par chacun. Ce qui veut dire que, pour un individu, cette expérience actuelle de décrochage a partie liée avec un vécu inactuel, refoulé dans son inconscient parce que trop lourd à porter, impensé bien sûr ; ce vécu ayant une parenté avec un éprouvé d’abandon du reste du monde, et pas seulement de la part de ses parents ; c’est un vécu imaginaire caractéristique de l’enfance, même pour ceux qui vont relativement bien.

D’où le retournement toujours possible de la haine de soi contre le monde extérieur dans son ensemble, sans distinction ; c'est qu'on ne peut que se haïr soi-même, inconsciemment, quand on n’a pas été assez aimé par ceux dont enfant, on attendait le meilleur, pour ceux qui n’ont pas été assez aimés pour ce qu’ils sont en devenir. Ceux-là sont plus nombreux qu’on ne le croit. Etre parent, cela s’apprend aussi.

Ce sens inconscient est, bien entendu, recouvert par des rationalisations conscientes plus ou moins sophistiquées dont la fonction est de faire barrage à l’accès à l’instance du préconscient où sont des signes des traces psychiques inconscientes. Ce vécu est rationalisé. Une rationalisation correspond généralement à un raisonnement causaliste qui fournit à son auteur une explication qui lui permet de se défendre contre la souffrance provoquée par un conflit psychique plus ou moins conscient ou refoulé et qui, généralement, procède d’une difficulté à reconnaître la réalité. Entreprendre une recherche sur le décrochage scolaire et tenter de vérifier l’utilité, c’est-à-dire l’efficacité d’une modalité d’action, pour le prévenir ou y remédier n’est donc pas évident.

Cemea

Que peut vivre un enfant à l’École ?

Tout se passe alors comme si l’École devient toute mauvaise pour lui, à un moment donné, dans la mesure où elle lui inflige, selon ce qu’il en ressent, un vécu d’insignifiance sociale, existentielle et culturelle, un vécu d’écartèlement entre différents mondes, dont il ne peut croire aucun.

Cela renvoie à quelque chose de l’ordre d’un vécu d’absurdité qui conduit tout droit à une perte de contact avec les repères habituels qui maintiennent en rapport avec la réalité, avec les réalités des autres, ce vécu actuel fait, bien entendu, résonance avec d’autres expériences antérieures d’annulation ou d’affects d’irréalité et de folie.

Cette figure de décrochage n’est pas la seule.

Le phénomène du décrochage est multiple. Plus ou moins marqué et inquiétant, il va du simple ennui banal de l'élève, dans la fin de l’enfance et dans l’entrée dans l’adolescence, qui parvient à se faire oublier dans une classe jusqu’à celui qui, tel un pirate, ne cesse de détourner une classe entière de sa tâche et la paralyse par ses perturbations incessantes ou à celui qui se volatilise et peut dériver jusque dans des conduites délinquantes ou la folie.

Si l'on veut surmonter ce phénomène, on ne le peut qu’en portant une attention à chaque jeune dans sa singularité et dans son vécu subjectif de sa déscolarisation et si l’on renonce à la tentation et à la facilité du refuge derrière des catégories globalisantes et dénégatrices des différences. Ce travail attentif suppose un travail patient d’échanges de perceptions et d’analyse entre les adultes qui ont à l’entourer et à s’occuper de lui ou ont eu à le faire antérieurement afin de récupérer des éléments de son histoire environnementale antérieure ; ce travail ne peut advenir que dans un lieu spécifiquement conçu pour cela et animé par un tiers externe ayant une expérience suffisante de la conduite des groupes d’analyse des récits d’activités et des implications personnelles. Ce tiers doit aussi avoir une expérience de la clinique des adolescents. Enfin, ce type d’écoute et de climat groupal peut être garanti par un tiers externe ayant une formation approfondie par la psychanalyse groupale et institutionnelle.

Si l’on veut vraiment prévenir ce phénomène ou y remédier, nous avons donc à créer-trouver pour cela des manières de faire développant les capacités d’une attention de chaque adulte et des capacités de coopération entre adultes afin que chaque jeune en particulier soit l’objet d’un travail collectif de construction de pensées pour lui, afin que chaque jeune concerné arrive à trouver une place pour lui à l'école, ce qui suppose une place dans la psyché ou dans les activités de pensées des adultes et dans un espace commun de rêveries partagées entre eux. Sans cette place dans les psychés et dans un espace commun, qui donne vie à l’institution et aux cadres sociaux, toute disposition générale ou purement pratique s’avèrera vaine, et ne créera pas un espace social de confiance qui restaurera ou instaurera progressivement en chaque jeune concerné l’envie d’y venir et de s'y montrer, ou d’y revenir.

Il est bien difficile d’agir sur les facteurs globaux externes à l’école. Il ne faut certes pas les ignorer. Toutefois, les acteurs du système éducatif avec lesquels j'ai l'occasion de travailler s'intéressent plutôt aux facteurs propres à l'École — à leur école — qui seraient favorables aux processus de socialisation afin d’agir dessus. C'est pourquoi, ils portent attention à ce qui, dans leur école, pourrait induire malgré elle, pour certains élèves au moins, de redoutables dérives désocialisantes, déscolarisantes, créant ou renforçant en eux des allergies à l'École. Ce travail demande une attention partagée et des échanges réguliers de pensées pour chaque jeune dans des espaces créés à cette fin