Par peur d’être stigmatisés, ils sont nombreux à refuser certaines aides sociales comme le RSA, les APL ou le chômage, y compris quand ils sont dans une situation de réelle indigence
"Quand ils quittent l'école prématurément, ils veulent très vite s'en sortir par eux-mêmes"
Ven : Vous êtes l’auteur du livre à paraître La Vie de cassos. Quel a été votre terrain d’étude ?
Clément Reversé : Ce livre s’intéresse aux espaces ruraux du Sud-Ouest de la France, souvent perçus comme favorisés, car attractifs et dynamiques. J’ai travaillé auprès de jeunes décrocheurs scolaires et NEET* (sans emploi, formation ou étude) souvent stigmatisés, en m’intéressant à la domination qu’ils peuvent subir. Le terme de “cassos” est à la fois celui qu’ils reprennent de manière ironique, mais aussi l’image dépréciative qu’on leur livre localement. Ces jeunes NEET ruraux doivent représenter un demi-million d’individus et restent très largement invisibles.
Ven : D’où est venu votre intérêt pour les jeunes sans emploi et sans diplôme en milieu rural ?
C.R. : Au départ, je me suis intéressé aux jeunes décrocheurs en milieu scolaire et aux parcours qui les ont conduits à se retrouver sans diplôme ni formation. La plupart essentialisent leur rapport à l’école en expliquant qu’ils ne sont pas “faits pour l’école”. Parce qu’elle leur renvoie une image dévalorisante, ils s’en éloignent progressivement, d’abord émotionnellement, puis physiquement. Mais, ce qui caractérise ces décrocheurs, c’est qu’ils ne vont pas crescendo dans l’absentéisme (un jour de temps en temps puis chaque semaine, puis plusieurs jours jusqu’à déserter complètement comme en milieu urbain ou périurbain, NDLR) et qu’ils ne sont pas non plus dans une opposition frontale aux enseignants. Ils sèchent moins les cours car, disent-ils, « il n’y a pas grand-chose à faire dans le bourg » et « ça se saurait vite car tout le monde se connaît ici ». Finalement ils “profitent” des vacances pour ne plus revenir, le plus souvent dans l’espoir d’une insertion professionnelle rapide.
Ven : Ces jeunes décrocheurs acceptent-ils de se faire aider ?
C.R. : Les jeunes que j’ai rencontrés attachent beaucoup d’importance à l’image qu’ils vont renvoyer d’eux dans leur famille et leur village et tiennent à prouver qu’ils savent se débrouiller et subvenir à leurs besoins. Quand ils quittent l’école, ils veulent très vite s’en sortir par eux-mêmes et faire la preuve qu’ils ne seront pas des “assistés”.
Ils cherchent des petits boulots pour mettre de l’argent de côté, passer le permis, s’acheter une voiture et pouvoir aller travailler dans un périmètre plus large. Autour de la vingtaine, par peur d’être stigmatisés, ils sont nombreux à refuser certaines aides sociales comme le RSA, les APL ou le chômage, y compris quand ils sont dans une situation de réelle indigence. En revanche, ils acceptent plus facilement des contrats d’engagement jeunes, des aides pour passer leur permis de conduire ou faire des stages découvertes qui vont dans le sens d’une insertion professionnelle.
Ven : Fréquentent-ils des espaces jeunesse, des foyers ruraux ?
C.R. : Très peu. Pour une partie, c’est avant tout des questions de mobilité qui limitent cette possibilité mais pour d’autres, c’est avant tout une question relationnelle et d’isolement. Ce sont des jeunes qui sont assez mal vus et qui subissent une “mauvaise réputation” qui les distancie et les autocensure dans l’accès à des espaces de jeunesse. En outre, beaucoup sont plongés dans une insertion professionnelle instable qui réduit le temps disponible pour accéder à de tels dispositifs.
Ven : Quelle est leur vie sociale ?
C.R. : S’ils participent à de petits événements festifs comme des anniversaires, ils sont souvent très seuls et leur vie sociale se resserre plutôt autour de leur famille proche. Ils sont aussi souvent célibataires, ils ont peu ou pas d’amis et ils ne sont pas inscrits dans des activités sportives. Le club de foot, ce n’est pas pour eux, ils se sentent trop vulnérables ou ils n’ont parfois tout simplement pas les moyens de cotiser à une association sportive. Résultat, quand ils acceptent de se confier à un chercheur, leur mal-être est important, voire débordant. Ils ont souvent des idées noires et sont très déprimés, parce qu’isolés. Ce qui explique sans doute une plus grande dépendance aux psychotropes, au tabac et au cannabis.
Ven : Seraient-ils plus dépendants que la moyenne des jeunes au tabac, à l’alcool ou au cannabis ?
C.R. : Ils sont plus vulnérables, c’est certain. Il n’y a pas de chiffres exacts, mais les récits des jeunes rencontrés semblent l’attester. Ce sont de forts consommateurs de tabac, dont ils disent qu’il est « leur seul luxe », mais un luxe auquel ils tiennent car « quand on ne peut rien faire, qu’il n’y a pas de propositions d’activités sur le bourg et qu’on n’a pas l’argent pour se déplacer, le temps est très long », alors on fume pour faire passer le temps. Certains consomment aussi des médicaments psychoactifs pas tou- jours proposés sur prescription et de l’alcool, en puisant parfois dans la réserve familiale, surtout quand les parents boivent eux-mêmes. Le cannabis est aussi une consommation courante. La consommation de ces produits est souvent solitaire. Pour la financer, certains peuvent vendre de la drogue ou simplement se faire “nourrice”, c’est-à- dire abriter des produits chez eux le temps qu’un revendeur vienne les chercher. C’est rarement une activité régulière, c’est plus en lien avec des difficultés passagères liées à des frais imprévus comme un appareil ménager qui tombe en panne, ou un problème de santé. Ce n’est bien entendu pas une généralité, mais une réalité préoccupante.
Les jeunes que j’ai rencontrés attachent beaucoup d’importance à l’image qu’ils vont renvoyer d’eux dans leur famille et leur village.
Ven : Les espaces pour accueillir ce mal-être et accompagner ces jeunes sont-ils adaptés à leurs besoins ?
C.R. : Les espaces ruraux sont des territoires où le travail social, éducatif et médicosocial est souvent perçu comme une dépense importante. Il y a moins de jeunes et donc le “rendement” paraît affaibli. La grande difficulté est finalement celle de l’isolement à la fois social, mais aussi physique du fait de la plus faible densité de population dans ces territoires. Heureusement, le tissu associatif français est assez dense mais il ne permet pas toujours d’accéder à des publics invisibilisés.
Ven : Pourquoi est-il si difficile de ramener ces jeunes vers des formations et de les réinsérer ?
C.R. : Après avoir quitté l’école, ils développent des stratégies pour subvenir à leurs besoins, c’est l’ère de la débrouille. Entrer en formation, c’est renoncer à ces revenus qui permettent par exemple de financer le tabac, cela implique souvent de retourner chez ses parents et c’est difficile de franchir ce pas. D’autant que ces formations durent souvent un minimum de deux ans.
Ven : Ce sont majoritairement des hommes qui sont concernés par ces situations. Qu’en est-il des femmes ?
C.R. : Le décrochage scolaire est une problématique qui est souvent comprise comme masculine. C’est oublier tout un pan du monde social et des réalités de terrain. Les jeunes femmes rencontrées subissent une “double peine” du fait de leur origine sociale, mais aussi au niveau de leur genre. Beaucoup de postes à faible niveau de qualification leur sont plus difficilement accessibles parce qu’on a tendance à essentialiser leurs “capacités”. Cela crée parfois des situations de dépendance aux parents, mais surtout au conjoint, qui peut avoir des impacts lourds, notamment si l’on pense aux questions des violences sexistes et sexuelles.
*Not in education, employment or training
La Vie de cassos, Édtions Le Bord de l'eau, à paraître en septembre 2025.
Crédit photo : clément-clairebstudio