En 2015, quatre enfants sur dix ne jouaient jamais dehors durant la semaine.
Éduquer (au) dehors. Dossier
mouvements d’éducation.
Slogan ? Mantra ? Sursaut ? Appel ? Toujours est-il que faire école dehors, ou plus largement éduquer dehors, rencontre avec un certain succès les préoccupations du monde de l’éducation. On semble redécouvrir qu’être dehors, c’est bon pour la santé : renforcement du système immunitaire, diminution des risques infectieux, réduction du stress, moins de bruit, meilleure concentration, relations plus sereines... Par la connaissance de son environnement, l’éveil des sens et la mise en interaction avec l’autre autour d’un élément naturel, être dehors permet de développer des compétences émotionnelles et sociales. Alors qu’en intérieur les interactions sont plus souvent subies car restreintes par l’espace, les rencontres peuvent y être plus choisies, coopératives et répondre aux besoins des rythmes individuels. Favorisant un plus grand bien-être global, physique et mental, le dehors offre ainsi aux enfants plus d’autonomie et de sérénité dans leurs liens aux autres.
Sur le plan éducatif, le milieu permet une chaîne d’activités plus riche, à partir de l’eau ou du vent par exemple, soutenant une liberté d’agir et de penser. Alors que les espaces intérieurs sont maîtrisés, lissés, uniformisés, l’extérieur est moins prévisible, avec des sols, des volumes, des matières différentes (terre, bois, gravier, herbe...) et des interactions plus variées. Une certaine liberté dans l’approche du milieu favorise la motricité et l’autonomie. Construire un rapport affectif au milieu, et ainsi un désir de le comprendre et d’en prendre soin permet alors une prise de conscience des équilibres écologiques et sociaux.
Des enfants d’intérieur
Mais ces inventaires de bienfaits laissent songeur, alors qu’on évoque désormais les “enfants d’intérieur” ou “enfants hors-sol”, car la constante est la même d’une génération à l’autre : les enfants investissent toujours plus tardivement le dehors. Alors qu’ils jouaient de trois à quatre heures par jour en extérieur dans les années 1960, ce temps est aujourd’hui réduit à 47 minutes en moyenne, dont seulement 29 minutes de manière autonome. En 2015, quatre enfants sur dix ne jouaient jamais dehors durant la semaine. La même année, une étude des mobilités indépendantes des enfants sur 16 pays rend compte d’un mouvement de restriction générale. La France s’y distingue par une possibilité moindre pour les enfants de sortir sans la surveillance d’un adulte, alors qu’en Finlande une majorité d’enfants se déplacent seuls à partir de 7 ans.
La prédominance de la voiture a induit une diminution de la présence des enfants dans les espaces publics, la peur parentale limitant leur rayon d’action. Coquille de protection optimisant les temps de déplacements multiples, l’automobile a donné aux parents une meilleure maîtrise des temps et des espaces de l’enfant, réduisant les possibilités de jeu libre. La peur du kidnapping, alimentée par une couverture médiatique très importante, ignore la réalité statistique (1 chance sur 14 millions). Cette distorsion de la perception du risque contribue aux attitudes de surprotection dans une société de plus en plus sécuritaire.
Un problème pour l’autonomie des enfants. Leur environnement immédiat, entre le logement et l’école, joue un rôle crucial dans leurs apprentissages en les exposant à des situations où ils doivent prendre des décisions et gérer des risques, deux compétences essentielles à leur épanouissement et développement personnel. Un problème aussi dans la construction de leur rapport au monde, amputé du dehors et de ses interactions pour se réduire aux horizons connus et normatifs des intérieurs. D’autant plus que le temps passé devant un écran éloigne encore plus les interactions directes avec l’environnement.
Des inégalités d’accès
Éduquer dehors commence donc par éduquer au dehors, cette méconnaissance croissante gagnant aussi désormais les adultes, ex-enfants d’intérieurs, et par voie de conséquence, les acteurs éducatifs. Au risque d’une polarisation des pratiques, entre des minorités convaincues d’une éducation à l’environnement creusant toujours plus le sillon du plein air, de la « pleine nature », et une majorité d’éducateurs et d’éducatrices de moins en moins sensibilisée. Face à cet enjeu de l’accessibilité à une éducation au dehors, faire une place particulière au milieu urbain, lieu désormais naturel d’habitat du plus grand nombre, semble essentiel.
Rappeler les enjeux de cette reconnexion au dehors est donc une urgence, sans quoi les impératifs de transition écologique ne resteront qu’un discours hors-sol.
C’est un fait, l’activité de pleine nature, et par extension l’éducation au dehors, ne fait plus partie des pratiques ordinaires d’une vie urbanisée. Elle aussi relève d’une construction sociale et ne doit pas être réservée à quelques “bobos” sensibilisés à la question. L’activité de pleine nature comme pratique sociale porte son lot d’inégalités d’accès, accès économique mais aussi représentations culturelles et imaginaires sociaux. Et pourtant éduquer au dehors n’est pas nouveau dans le champ de l’éducation, si on prend le temps d’observer l’histoire des mouvements d’éducation et de l’école (cf chronologie ci-dessus). Ces pratiques nées d’inspirations diverses peuvent encore aider aujourd’hui à concevoir l’action éducative. Une
conception hygiéniste, amenant les enfants des villes à respirer le bon air de la campagne, dont découle aussi certaines activités visant à exercer le corps, les fameux parcours de santé. Une conception performative n’est pas exempte non plus, et va bien au-delà des pratiques sportives, si on y joint les pratiques extrêmes de “l’homme des bois affrontant la nature”. Une conception sociétale aussi, recréant à échelle réduite et dans un temps donné une micro-société à l’échelle du camp. Mettre l’accent sur une connexion avec les éléments, la “terre-mère”, la “mère-nature” relève d’une conception spiritualiste, alors que la mise en perspective des interrelations sociales et environnementales relève d’une démarche écologique, d’étude du milieu.
Vers une pédagogie du dehors
Construire une pédagogie du dehors, c’est peut-être d’abord une pédagogie du départ : une histoire de déplacement à diverses échelles pour quitter son milieu et ses habitudes. Aller dehors, c’est (ré)interroger ce qui fait le quotidien : les rituels, l’organisation de l’espace, les règles, les normes, le rythme qui le régissent. Il n’est pas nécessaire de partir loin pour trouver le dépaysement. C’est également une pédagogie du lieu. Comme le rappelle Dominique Cottereau (lire p 42-45), c’est une pédagogie expérientielle, avec le corps comme instrument de lecture et le langage qui relate l’expérience. Le lieu devient alors un espace de jonction des différentes interprétations culturelles (scientifiques, symboliques, imaginaires), connectant le milieu, soi-même et le collectif.
Une pédagogie expérientielle, avec le corps comme instrument de lecture et le langage qui relate l’expérience.
C’est enfin une pédagogie de l’aventure, et son corollaire, une certaine prise de risque. Le sentiment d’aventure repose sur un attrait de l’inconnu et un désir d’explorer, un besoin de liberté et une forme d’anticonformisme. La remise en question du confort, un certain dépouillement matériel créent les conditions d’acquisitions de richesses intellectuelles, morales, sentimentales, et engagent à un certain effort permettant de faire face à l’imprévu.
Rappeler les enjeux de cette reconnexion au dehors est donc une urgence, sans quoi les impératifs de transition écologique ne resteront qu’un discours hors-sol. Pour cela il est nécessaire de réinterroger le rapport à l’environnement immédiat pour en déceler davantage les potentiels éducatifs, y compris en milieu urbain (lire p 30-35). Mais aussi comment l’éducation au dehors devrait relever d’une véritable politique publique, liant protection de l’environnement et sanctuarisation d’espaces éducatifs. Car considérer le Bois des Anémones (lire p 36-39) comme un acteur éducatif à part entière participe des complémentarités éducatives, intuition que poursuit l’expérimentation d’un Plan local d’éducation à la nature (lire p 46) de la communauté urbaine du Havre. Investir un lieu extérieur, c’est engager une démarche d’écoformation comme le décrypte Dominique Cottereau, qui rappelle « qu’une aventure pédagogique, c’est aussi des chemins de traverse ».
Retrouvez dans ce dossier :
Éclairage : Éduquer dehors, en ville aussi, par Stéphane Bertrand & Anne-Dominique Israel
Reportage : Le Bois des Anémones, acteur éducatif du quartier, par Guillaume Viger
Grand entretien : L’école dehors, une occasion de revisiter l’éducation - Dominique Cottereau, par Laurent Michel
3 questions à : Cyriaque Lethuillier, garantir l’accès à la nature, par Stéphane Bertrand