Une flèche faîtière pour parler avec les autres

Emblème et prestige de la chefferie en Nouvelle-Calédonie Kanak , la flèche faîtière, élément traditionnel de l’habitat kanak, est une sculpture sur bois qui domine et orne l’imposant toit de chaume en forme de cône de la grande case ou case cérémonielle d’un clan.
Média secondaire

Au sommet de la case, surplombant le poteau central qui soutient l’ensemble de la charpente, la sculpture faîtière représente le visage de l’ancêtre fondateur du clan, le grand frère premier.  Sa dimension d'emblème et de prestige de la chefferie, lui a valu d’être adoptée à l’unanimité par les indépendantistes kanak pour figurer sur leur drapeau dès 1984.

Cemea

Celui qui marche dans l’allée le conduisant à la porte de la grande case de la chefferie voit cette sculpture. Propriété d’un chef, la flèche faîtière est la marque du pouvoir politique de celui-ci sur ses sujets. Si la flèche ne s’entend pas sans la case, la case ne s’entend pas sans l’allée. C’est par cette allée que passe la parole et ceux qui sont chargés par le groupe de la porter et de la dire. Ce qui est dit dans la case doit en ressortir par la “bouche-allée”. Ainsi l’acte de parole et le lieu pour les dires se confondent. La flèche est aussi évocation du chef mort, une sorte de substitut de son cadavre. L’allée est seuil et passage entre le monde des morts et celui des vivants. La flèche comme insigne est remise à l’aîné du lignage du chef par les clans les plus anciens, c’est-à-dire par ceux qui se considèrent comme autochtones et créateurs du pays. Elle est enlevée lorsque le frère ainé meurt et replacée par son successeur. Abritant des esprits, elle est investie  comme une sorte de totem.

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La flèche est une représentation de la lignée de l'homme qui occupe la case du haut de l'allée centrale de la chefferie. Elle fait partie des parures honorant la personnalité de cet homme avec les autres sculptures et symboles magnifiant sa maison.

La flèche est le point où les hommes terminent la sculpture de l'espace de la chefferie, après y avoir fait des remblais, planté des arbres et de la pelouse, implanté des constructions et des symboles... L'espace est conçu de telle façon que, lorsque le visiteur arrive au bas de l'allée centrale, la flèche soit pour lui un point d'équilibre d'une image globale cohérente de la chefferie.

Pour l'image ainsi créée, la sculpture est au sommet de la case, au milieu de l'allée de sapins, avec un fond constitué du ciel ou d'une élévation vers un sommet.

Les noms kanak de la flèche faîtière font référence au houp, arbre qui, dans la société kanak, symbolise le corps du chef et l’ancienneté de ses origines

Le bois de houp  et son travail ont une forte signification symbolique : les hommes abattent l’arbre, le transportent et le transforment après avoir effectué les rituels nécessaires, car ils le traitent comme un personnage vivant, le vénèrent comme un grand chef. Antérieurement, leur réalisation était confiée à des membres spécialisés  du clan qui avaient la réputation et la mission de fabricateur.

L’arbre est abattu avec du feu puis travaillé à l’aide d’herminettes. Le bois est ensuite taillé avec des morceaux de quartz aigus et polis avec du sable de rivière et de cascade pour les adoucir. Des feuilles et des écorces râpeuses servent à un polissage plus fin. Des sucs et sèves d’arbre sont ensuite utilisés pour teinter et cirer le bois (reprise modifiée du texte publié par Centre Culturel Tjibaou, Nouméa, Nouvelle-Calédonie).


La sculpture faîtière est composée de trois parties

Dans la partie centrale est un visage entouré de motifs, au dessous, un pied qui la rattache au sommet du toit, et au dessus, une ou plusieurs aiguilles ornées de coquillages (triton).

La flèche représente aussi un homme debout dans son espace, face à la porte où se présente le visiteur.

Pour fabriquer une flèche faîtière, le modèle de base, dont peuvent s’inspirer les sculpteurs, se compose de trois ronds superposés.

À la base de la flèche est le premier rond. Il représente la poitrine. Dans le protocole coutumier entre gens du Nord, les hommes se présentent debout pour se parler. C’est en fonction de la circonstance, que l’ordre des 'échanges verbaux est défini, comme celui des places respectives des individus présents dans le clan ou dans plusieurs clans rassemblés. Le groupe qui écoute présente sa poitrine comme cible à l'envoi de celui qui parle. La réponse s'effectue dans les positions inversées. On oriente tous ses yeux vers le sol en signe d’humilité ; comme on baisse la tête et se courbe en signe d’humilité pour entrer dans la case, la hauteur de la porte de la case obligeant à se baisser.

Au-dessus du premier rond est le second rond, celui du milieu : c'est le visage. Les associées au visage sont les sensorialités sollicitées : l'odorat, l'ouïe et la vue... Elles siègent là pour donner une réponse à celui ou ceux que l'on écoute, un écho à ce que l'on sent, ce que l'on voit, dans l’ici et maintenant, la parole et la bouche sont l'outil de communication par excellence ; on y énonce son nom, sa lignée.

Vers le haut de la flèche est le troisième rond : la nuque. Symboliquement, c'est le lieu de ce que l'on appelle en français "un diable". Cette partie de la personnalité a deux versants : l’un est mauvais parce que sur ce versant la personnalité se montre incapable de tenir sa langue, de porter un masque ; par son autre versant, elle empêche l'Homme d'être hypocrite. Mais elle est placée derrière la tête... Sur la flèche, cette partie est comme déployée vers le haut, pour faire face au visiteur et lui indiquer ainsi les règles à suivre pour ne pas être en danger et ne pas mettre en danger l'espace qui l'accueille, comme l’ensemble des membres de son clan.

Une utilisation pédagogique de la flèche faîtière

Considérant la force d’évocation symbolique de la flèche faîtière en Kanaky, Florenda Nirikani de l’Association territoriale des CEMÉA Pwärä Wäro de Nouvelle Calédonie et son président, Jean-Philippe Tjibaou, sculpteur, ont pensé à une utilisation nouvelle de la flèche faîtière. À cette fin, Jean-Philippe a conçu un dessin stylisé la transformant en figure médiatrice entre les générations, les tribus et soi et les autres, ouvrant ainsi un espace potentiel original pour favoriser l’accès à la parole pour chacun adressée à un groupe. Elle est médiation pour un espace d’écoute qui engage tout le monde à égalité, tout en laissant la liberté à chacun.e de dire ce qu’il veut.

Jean-Philippe Tjibaou a dessiné une flèche à « remplir » et proposé une « consigne », elle-même malléable en fonction du lieu où cette médiation est introduite. Un exemplaire de ce dessein est remis à chaque participant et des crayons de couleur sont à leur disposition.

On peut utiliser ce média projectif dans une circonstance de réflexions partagées sur une thématique de la vie quotidienne ou lors d’une session de formation. Cette consigne invite chaque participant de la circonstance à faire figurer dans chaque partie de cette flèche des éléments importants de l’identité individuelle et collective dont l’inscription dans une filiation. Cette expression peut se faire à l’aide de mots écrits ou d’un dessin avec des couleurs.

Par exemple, lors d’un regroupement de réflexion, une journée d’étude, un stage de formation, regroupant des jeunes ou des moins jeunes ou des groupes pluri-générationnels comme intergénérationnels. Quand chacun dispose de cette feuille l’on peut dire comme suit la tâche à réaliser. « Je regarde le dessin de la flèche du bas vers le haut, comme l'arbre qui pousse.

fleche faitiere

 

Je commence par le premier rond, celui du bas du dessin ; j'exprime par un autre dessin, par un mot, une ou plusieurs phrases ce que je suis fier d'avoir réalisé dans ma vie ; j’écris ou je dessine sur la feuille ou sur une autre feuille aussi.

Puis, je regarde le deuxième rond, celui du milieu. J'exprime là le nom que je porte et d'où il vient, le nom de ma mère, le nom de mon père et d’où ils viennent, avec un dessin, ou un mot, une phrase... Je peux ajouter leurs prénoms et ceux de leurs propres parents, de leur territoire, etc. J'exprime, éventuellement, si j'ai une faiblesse physique en ne dessinant pas un œil, une oreille, ou en ne dessinant pas la bouche, si j'ai du mal à m'exprimer.

Dans le troisième rond, celui du haut de la figure stylisée de la flèche faîtière, par un dessin, un motif, un mot, une phrase, j'exprime une ligne de conduite que je me propose de suivre, durant ma formation à venir, ou ce que j’imagine que je pourrais me proposer de faire lors de mon chemin à parcourir, après la formation et pour l’utiliser.

Cette séquence de temps, individuelle peut durer jusqu’à une heure.

Vient ensuite une deuxième séquence de temps en collectif. Là, chacun.e tour à tour, debout devant le groupe entier, présente sa flèche faîtière en partant du bas vers le haut de la flèche. Chacun.e est invité.e à commencer par : «  Bonjour à toutes et tous ! Aujourd'hui, ce dont je suis fier/fière, c'est ... » , en s’appuyant sur ce qui a été exprimé dans la sphère du bas de la flèche faîtière.

Puis, j’évoque la sphère du milieu, celle où j’ai fait figurer les noms et prénoms de mes parents, je peux ajouter les lieux de leur naissance, de leur territoire ou de leur pays d’origine, leur langue, ou autre chose encore, etc.…

Enfin, je regarde la sphère du haut, et là j’exprime ce que je me propose de faire dans l’avenir, ou ce que j’aimerais voir advenir et à quoi je vais m’employer en relation avec mes valeurs et le thème central de la réunion à laquelle je participe ce jour-là.

Enfin, je termine ma présentation en disant mon nom, mon prénom, ma date de naissance, mon territoire d'origine, ma langue, et, pour terminer, je dis les derniers mots qui suivent en relevant les yeux, si je les ai gardé baissés : « Merci à vous toutes et tous de m'avoir écouté. »

Lorsque l’on  utilise cette figuration de la flèche faîtière kanak dans le cadre d’une journée d’étude ou d’un groupe ou stage de formation, selon le nombre des participants, il peut être judicieux de constituer plusieurs groupes en parallèle, afin de disposer d’une amplitude de temps suffisante pour que chacun, sans de presser,  puisse dire « sa flèche » et déployer en parlant son écrit ou son dessin, et puisse être et se sentir écouté. Lorsque l’on n’est pas très nombreux, on peut ne constituer qu’un seul groupe. Cette composition et cette taille du groupe a pour avantage de provoquer une rencontre au cours de laquelle chacun trouve l’occasion de s’adresser à d’autres qui écoutent et en groupe. Quand il n’y a qu’un seul groupe, ce peut être fort stimulant et symboliquement important : dans le groupe entier sont généralement rassemblés, en effet, différentes générations présentes de participants aux places sociales diversifiées dans le groupe d’appartenance de référence.

 

Sur cette photo case du sénat coutumier à Nouméa, on saisit mieux la profondeur de l’allée

Une fois que tous les participants ont répondu individuellement à la consigne, les personnes qui conduisent cette utilisation de la flèche faîtière peuvent solliciter elles-mêmes, ou pas, les premiers parlants, ou compter sur le hasard en sollicitant l’assemblée à la cantonade. La profondeur de l’engagement dans ce que chacun va réussir à dire de soi, dépend pour partie des premiers participants qui prennent la parole.

Un point d'appui pour favoriser l'expression

Quand les premiers à prendre la parole, le font avec beaucoup d’authenticité et une expression émotionnelle à la fois contenue et spontanée, il nous est donné d’entendre des fragments extrêmement émouvants de récits de vie, à la fois « minuscules » et majeurs. Par exemple, il nous est arrivé d’entendre quelqu’un dire : « Le nom de ma mère, je ne le connais pas. Je me demande pourquoi, je ne le connais pas. Je ne me suis jamais posé cette question. Comment se fait-il que je ne me suis jamais posé la question ? C’est pourtant une question importante. Mais, je ne me la suis jamais posée. »

Un autre dira, par exemple : « je ne vous parlerai pas de mes parents, ni de mon père, ni de ma mère. Je vais parler seulement de mes grands parents, car ce sont eux qui se sont occupés de moi. Ce sont eux qui m’ont élevés et grâce à qui je suis ce que je suis aujourd’hui. »

Les animateurs de ce type de séquence remercient chacune, chacun, ponctuant le temps, laissant un léger silence de respiration, avec douceur, pour ce que chacun.e a pu ainsi donner aux autres de son histoire de vie, tout en suggérant que chaque vie est plus immense encore et que nous avons toujours  beaucoup à découvrir, à entendre, à comprendre de la vie des autres.

Quand on est, par exemple jusqu’à 25 participants et qu’on a écouté chacun.e, sans courir, et qu’une grande attention a régné, on a  créé les conditions de l’expérience d’une émotion collective puissante, vécue en commun, qui fait un lien entre tout le monde, y compris avec des gens qu’on n’a jamais vus jusque que ce jour. Cette émotion collective fait généralement prendre conscience, dans des groupes pluriculturels notamment, que partout dans le monde, où que l’on soit, les souffrances humaines sont les mêmes et qu’un enfant a bien du mal à grandir sans ses parents, ou sans des institutions et des éducateurs qui assurent des fonctions parentales et sans une présence et une attention soutenues par ce que l’on peut appeler  avec Winnicott la préoccupation maternelle primaire et plus globalement la capacité de sollicitude.

Cette flèche faîtière, ces expressions et cette écoute de la flèche faîtière de chacun.e, instaurent un climat d’authenticité et de profondeur qui peut faciliter ensuite les communications et l’engagement de chacun dans les activités organisées dans le cadre où l’on se trouve, qui peut faciliter les coopérations et qui peut lever bien des peurs des autres..

Ce dessin offre une surface projective très intéressante pour celles et ceux qui se saisissent de cette médiation qui va leur servir de  support commun à leur parole, à une parole personnelle impliquée.

Bien sûr, l’utilisation de cette médiation doit être bien encadrée, car répondre aux sollicitation de la « consigne » et déployer par la parole et dans un groupe, ce qu’elle sollicite en chacun fait généralement émerger bien des souffrances parfois insoupçonnées. Il est donc nécessaire de bien remercier avec un ton neutre et plein de distance affectueuse chaque personne à la fin de son propos, avec lenteur, pour laisser un temps de respiration, de silence, avant de solliciter quelqu’un d’autre.

Une fois que tous les participants ont dit leur flèche, il est souhaitable de restituer quelques mots à l’ensemble, pour souligner deux ou trois thématiques ou plus, soulignant la qualité des donc offerts par chacun.

Selon les participants, leurs histoires, leur fragilités, et l’importance que l’on souhaite donner à cette médiation, il peut être important sinon nécessaire, pour user de cette médiation de façon féconde, c’est-à-dire contenante et transformatrice, de s’assurer de la présence, parmi l’équipe qui promeut cette médiation, d’un tiers ayant une expérience du travail psychique et culturel en groupe, voire en grand groupe, et que cette présence soit bien entendu annoncée et sue.

Si l’on veut s’inspirer de ce dessin de la flèche faîtière dans d’autres régions du monde, peut-être est-il souhaitable de trouver dans ces régions d’autres objets à forte signification symbolique et des styliser en dessinant une figure projective.

En empruntant à la flèche faîtière, nous avons réalisé une autre planche projective qui peut être utilisée partout dans le monde. Mais, c’est à chacun d’y réfléchir et, le cas échéant, de fabriquer un autre dessin et de le tester à titre d’essai dans quelques groupes expérimentés, en mettant aussi à l’épreuve les énoncés des consignes organisatrices de l’activité.

"Cette flèche faîtière, ces expressions et cette écoute de la flèche faîtière de chacun.e, instaurent un climat d’authenticité et de profondeur qui peut faciliter ensuite les communications et l’engagement de chacun dans les activités organisées dans le cadre où l’on se trouve, qui peut faciliter les coopérations et qui peut lever bien des peurs des autres..."

"Cette flèche faîtière, ces expressions et cette écoute de la flèche faîtière de chacun.e, instaurent un climat d’authenticité et de profondeur qui peut faciliter ensuite les communications et l’engagement de chacun dans les activités organisées dans le cadre où l’on se trouve, qui peut faciliter les coopérations et qui peut lever bien des peurs des autres..."