Nouvelle déclaration d’indépendance du cyberespace

Hier, les pionniers de l’internet revendiquaient l’indépendance du cyberespace face aux lois liberticides des États. Aujourd’hui, ce sont les agissements des géants du Web qui focalisent l’attention des rédacteurs de la nouvelle déclaration d’indépendance du cyberespace.
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Crédit photo : Jarmoluc sur Pixabay

Une nouvelle déclaration d’indépendance du cyberespace a été publiée le 2 novembre 2021. Avant d’analyser cette nouvelle déclaration, sans doute faut-il revenir sur la publication initiale qui date du 8 février 1996. Comprendre dans quel cadre elle a été écrite à l’époque et cerner les personnes à l’origine du texte permet d’éclairer la nouvelle déclaration, de comprendre une certaine utopie d’Internet et de parcourir 25 ans d’espoirs et de désillusions véhiculées par ce qui était nommé, à l’époque, le «cyberespace».

Le texte de 1996, produit à l’occasion du forum économique mondial de Davos en Suisse est une réaction à une loi jugée liberticide, votée quelques jours plus tôt aux États-Unis. Mais l’intention dépasse les frontières États-Uniennes : elle visait l’espace alors naissant, «sauvage» et transnational qu’est Internet. Dans une logique libertarienne 1, la déclaration interpelle les gouvernements, les met en garde et veut les dissuader de réguler cet espace majoritairement vierge de règles. Le début du texte est retranscrit ici et permet de se faire une idée du ton et de l’esprit de cette déclaration : «Gouvernements du monde industriel, vous géants fatigués de chair et d’acier, je viens du Cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande à vous du passé de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté où nous nous rassemblons... ». Le reste du texte poursuit cette logique de préservation d’un «far west» qui ne serait pas soumise aux lois et qui saurait s’auto-réguler. Si nous évoquons cette déclaration, c’est aussi parce qu’il avait rencontré un certain succès et avait été relayé par beaucoup de personnes éprises de libertés, parfois déçues par les tentatives avortées de communautés expérimentés 2 dans les années 60 et 70.

En ce qui concerne la nouvelle déclaration, alors que la cible principale, en 1996, était les gouvernements des pays industrialisés, la charge est clairement réorientée vers les géants du Web : « Vous prétendez construire le "Metaverse", mais vous avez piégé notre sagesse dans des jardins clos, vous avez trafiqué des connexions humaines pour des dollars publicitaires [...]. ». En 1996, le libertarianisme, obnubilé par sa défense des libertés individuelles et surtout par celle de la propriété privée, était focalisé sur ses oppositions aux lois et décisions gouvernementales. Il n’a pas vu venir la perversion de son utopie par le secteur privé lucratif qui a accouché des géants du Web. Il y a ici une forme d’ironie. La défense d’une économie libérale au nom de la liberté individuelle, a produit une nouvelle forme de capitalisme structuré autour de la surveillance de nos comportements, de nos vies privées et de l'exploitation lucrative des données, ce que Foster et Mc Chesney ont appelé le «capitalisme de surveillance». Outre les effets délétères et régulièrement dénoncés du capitalisme, le capitalisme de surveillance a restreint les libertés individuelles en s’immisçant dans la vie privée, en collectant des données intimes qui lui permettent alors d’influencer et de manipuler. Il contredit ainsi magistralement les promesses émancipatrices.

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C’est d’autant plus ironique que, dans certaines situations où les gouvernements se désolidarisent 3 du privé lucratif, ils peuvent même être perçus comme allié par celles et ceux qui étaient leurs contempteurs quelques années plus tôt. Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) en Europe en est un exemple.

Par ailleurs, le texte, malgré le titre gardé pour référence à la déclaration initiale, bascule d’une logique d’indépendance à une logique d’interdépendance. Il rejoint en cela la prise de conscience écologique et la nécessité de penser les systèmes dans leur globalité. Sur ce plan néanmoins, on pointe une certaine ambiguïté : choisir une blockchain pour porter cette nouvelle déclaration interpelle maintenant que l’on connaît le poids énergétique d’une telle technologie. Pour en terminer avec le fond, l’interopérabilité 4 et la décentralisation sont invoquées comme une voie incontournable pour s’extraire du cul-de-sac actuel.

Crédit photo: Electronic Frontier Fondation

Là encore, si ces voies sont effectivement des moyens d’aller vers un « cyberespace » plus éthique et respectueux des utilisateurs et utilisatrices, le ton grandiloquent et solutionniste dessert le message et laisse parfois penser que, des trente années passées, aucun enseignement n’a été tiré : au début d’Internet, on pouvait être naïfs sur le potentiel démocratique et émancipateur des réseaux informatiques, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

En quoi ces déclarations intéressent-elles le projet d’Éducation nouvelle et d’Éducation populaire des CEMÉA ?

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On a la sensation, qui tient du mirage, que le progrès numérique est inéluctable, ancré, acquis. L’impensé d’un progrès forcément bénéfique n’autorise pas à questionner, à ouvrir des «bulles» non numériques. Ces déclarations croient sincèrement (naïvement ?) que le numérique - incarnation même du progrès ces 40 dernières années - va résoudre de nombreux maux. Mais il omet de vérifier les conséquences effectives de ces technologies sur le progrès social, ce «sous-produit» toujours négligé du progrès. Jacques Ellul 5 parlait de «terrorisme feutré de la technologie : elle n’agit pas en terrifiant, mais en normalisant, en banalisant, en se rendant incontournable, indiscutable, évidente».

En tant que mouvement d’Éducation nouvelle les CEMÉA, en soutien du Défenseur des droits, doivent promouvoir et soutenir la position d’un accès possible inconditionnel à tous les services publics en dehors des démarches dématérialisées.

Crédit photo: julientromeur sur Pixabay

Le deuxième point oblige à traiter complémentairement le «système numérique» dans lequel évolue un mouvement d'éducation - ou plutôt dans lequel il est contraint d’évoluer : réseaux sociaux, logiciels, ... - et les usages. Ne pas traiter la question du système numérique revient à continuer à boire, parfois, de l’eau empoisonnée par les tuyaux en plomb qui ont été posés à dessein. Ne pas traiter la question des usages revient à ne pas «soigner», à abandonner la mission d’éducation populaire et donc, à ne pas questionner ces usages. Ces deux missions sont extrêmement exigeantes et demandent des compétences expertes en pédagogie, savoir faire primordial des CEMÉA, pour accompagner les usages et des compétences politico-techniques avancées elles aussi - ou, à défaut, de pertinentes alliances - pour changer et choisir, autant que possible, le système numérique dans lequel nous évoluons.

Le troisième et dernier point doit s’appuyer sur la capacité à expérimenter et à chercher cette troisième voie qu’ouvrent les communs 6 entre logique totale privative ou collective. Les associations, qui plus est d'éducation nouvelle et d'éducation populaire, sont des supports privilégiés pour cela. Elles ont la souplesse et souvent l’impertinence qu’il faut pour ne pas se conformer docilement au système, en tous cas, sans en interroger sa pertinence. Et puis, systématiquement classées dans le secteur privé, elles se démarquent fondamentalement du secteur privé lucratif : la non redistribution des excédents (quand il y en a) aux membres, change radicalement l’esprit. C’est en cela que les associations qui militent pour le progrès social devraient se revendiquer de cette 3ème voie que dessinent les communs. En attendant, il faut persévérer et poursuivre les expérimentations engagées depuis plusieurs années pour un numérique plus éthique. L’interopérabilité, la décentralisation, les licences libres ou les logiciels libres sont autant de choix qu’il  faut défendre sans faire l’erreur de laisser penser qu’ils sont la solution ultime et qu’ils vont permettre de tout résoudre. La clé primaire pour aller vers du «mieux numérique», quand le numérique est effectivement nécessaire, est d’abord l’humain.


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Article paru dans la revue Vers l'Éducation Nouvelle n°584 

Notes

  1. Nous distinguons bien ici, en français, les personnes libertaires et les personnes libertariennes. Pour une distinction très rapide et grossière, le libertaire se dira proche des idées anarchistes tandis que le libertarien, même si, lui aussi, s’oppose généralement aux formes de gouvernement/États, placera avec la liberté individuelle, la propriété privée au premier plan de ses préoccupations. Sur le plan économique, il est donc très libéral.
  2. Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture : Stewart Brand, un homme d’influence par Fred Turner aux éditions C&F
  3. Que ce soit en Chine ou aux États-Unis, de nombreux exemples montrent une tendance à s’allier «contre le citoyen» pour une surveillance généralisée.
  4. Possibilité donnée à l’utilisateur et à l’utilisatrice de passer simplement d’un système à un autre
  5. Jacques Ellul était un historien du droit, sociologue et théologien protestant libertaire français. Il est surtout connu comme penseur de la technique et de l'aliénation au XXe siècle.
  6.  Les « Communs » ont été remis sur le devant de la scène, entre autre, par les travaux d’Élinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009. Au-delà de la question du « bien » partagé, c’est la gouvernance mise en place, ensemble, qui sera déterminante comme facteur de réussite, pour gérer et faire durer le bien au bénéfice de toutes et tous.