La Gratiferia : un espace transversal en formation

Quand ce sont les stagiaires travailleurs sociaux qui, pour des raisons de précarité, ou d’autres raisons, ne peuvent pas manger le midi, quand la promo s’y intéresse, elle construit un lieu qui permet anonymement de déposer des aliments et d’en prendre.
Média secondaire

La précarité n’épargne pas les stagiaires en formation de travailleurs sociaux. Des solutions pour faire face peuvent se construire ensemble

Au sein de l’association des Ceméa, il existe deux sites de formation en travail social : un à Aubervilliers, un à Montpellier. Ce dernier possède aussi une antenne à Béziers. Elle forme classiquement aux métiers de l’animation volontaire, à ceux de l’animation professionnelle et aux métiers du travail social avec les formations aux métiers de moniteur.ice.s éducateur.ice.s et à celui d’accompagnant.e éducatif.ve et social.e. C’est dans ce cadre, et confronté à des situations de précarités étudiantes, que nous avons mis en place un dispositif de partage alimentaire pensé de manière collective. C’est la construction et la mise en place de ce dispositif dont nous proposons le récit.

 

Cemea

La construction d’un espace de solidarité

Notre dernière trouvaille est la Gratiféria : un espace de solidarité, de troc et d’échange. L’idée est partie de deux étudiantes qui nous ont alertés sur la précarité alimentaire de certains camarades de formation. Déléguées de leur promotion, il leur tenait à cœur de ne pas laisser leurs collègues sans aide. Dans le même temps, ceux-ci ne formulaient pas de demande et ne faisaient part d’aucun besoin… Dans la cuisine collective se trouve un réfrigérateur dans lequel nous laissons régulièrement des produits « à récupérer » par qui veut. Mais sa disposition au milieu d’un passage fait craindre à certains d’entre nous un effet stigmatisant pour les concernés. De plus, le fait que les éventuels concernés ne formulent pas de demande laisse penser qu'ils préfèrent rester discrets… Pour tout dire, aucun travailleur social n’a posé son expertise afin de « répondre à un besoin ». Mais, en tant que responsables de la formation, cela nous a évidemment inquiété. Nous avons repris nos casquettes d’anciens travailleurs.es sociaux afin de réfléchir à une manière de répondre à la question. Il existe bien entendu la voie « classique» du recours à l’assistante de service social ou des dispositifs dédiés de l’aide alimentaire.

 

L’aide alimentaire, une fausse bonne idée ?

L’aide alimentaire pose – au moins – plusieurs problèmes car elle contraint les personnes à justifier de leur précarité. Ce qui peut s’entendre pour plusieurs raisons mais installe néanmoins les concerné.e.s dans une gêne car il est délicat de demander la solidarité alimentaire – à l’inverse, qui irait s’il n’en a pas besoin, demander l’aide alimentaire ? Un autre problème des dispositifs classiques d’aide alimentaire est qu’il contraint ses « bénéficiaires » à se nourrir de produits de basse qualité [1] et à encourager un système en bout de course, bénéficiant principalement aux industriels soucieux de s’offrir un espace de défiscalisation [2]. Nous ne souhaitons pas nous inscrire dans une telle dynamique. Aussi, pensons-nous la solidarité autrement et commençons-nous à chercher des solutions.

La Gratiféria

Nous cheminons donc ensemble pour en arriver à l’idée qu’un espace neutre, de passage mais discret serait idéal. Puisqu’un simple endroit de don alimentaire reste potentiellement stigmatisant, il peut également être nourri de dons, d'échanges et de troc de toutes sortes : meubles, vêtements, objets divers, livres… Enfin, de là, nous nous sommes fait la réflexion que le lieu doit être certes discret mais également chaleureux et donner l’envie d'y déposer ou de prendre des objets. Bref, d’y traîner… Cette idée est venue principalement des collègues en service civique et de la collègue responsable de formation. Ainsi est née la Gratiféria. Sa mise en œuvre dans le centre de formation est évidemment collective et les deux collègues volontaires en service civique ont su s'en saisir pleinement. Elles ont mis tous les acteurs du centre de formation à contribution – j’ai quant à moi été coopté afin de réfléchir à la décoration des murs de l’espace dédié. Lors d’un temps d’auto-formation, les étudiants ont décidé de participer aussi à la création et la décoration du lieu…

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Le collectif comme préalable

Au sein de l’antenne biterroise, nous essayons de penser le collectif de manière circulaire et horizontale et nous tentons de le faire vivre ainsi. Cela ne signifie pas que nous nions la hiérarchisation des fonctions et des places professionnelles. Au contraire, sa reconnaissance est un préalable. C’est pourquoi nos espaces collectifs sont transversaux et donnent une place à chacun, quelle que soit sa position dans l’organisation : formateur, responsable de site, bénévole, volontaire en service civique, apprenant/étudiant, personnel administratif et de service. Ce principe nous est cher et le non cloisonnement des fonctions également. C’est comme cela que nous construisons des espaces communs de travail, de l’élaboration aux prises de décisions concernant le centre de formation.

 

Une transversalité

C’est en déconstruisant les positions de chacun dans la création de cet espace que nous avons permis son existence et l’émergence d’un réel espace de solidarité. Ni totalement alinskien [3], ni descendant, il est collaboratif, transversal et circulaire. Il correspond à une manière de pratiquer nouvelle et très ancienne à la fois, qui sort de la descendance connue des projets subventionnés [4]. Ceux-ci, bien qu’ils aient l’avantage d’être portés par la sphère publique, sont largement contraints par ce que Michel Chauvière nomme « la chalandisation du travail social ». Nous sortons également progressivement de la posture d’expert comme seul vecteur d'analyse valable. Nous plaidons donc pour une transversalité des espaces collectifs afin d'élaborer des solutions communes face aux divers problèmes rencontrés. Nous souhaitons par ailleurs inscrire ces fonctionnements dans une transversalité plus large qui impliquerait davantage les formations dispensées à Béziers, voire en Occitanie : BPJEPS, ME, AES. Toutes ces formations ont en commun le bien-être de l’individu dans le collectif, du collectif lui-même et la prise en compte des difficultés vécues. L’Éducation populaire, si chère aux Ceméa, pourrait alors se réinventer comme lien et un socle pratique et éthique entre ces différents espaces de formation.

Nous souhaitons continuer à témoigner de ces processus dont nous actons avec humilité que nous ne savons pas encore s’ils – et comment – ils fonctionneront. Nous vous donnons rendez-vous dans quelques mois afin de continuer à documenter et témoigner de ces actions. Car, comme le souligne Amartya Sen [5], l’accès à un droit et son application effective sont deux choses bien différentes.

1 Aux Ceméa Occitanie, nous avons fait le choix de travailler avec une association qui sort de ce système, au bénéfice de producteurs.rices locaux.ales, en les mettant en rapport direct avec des demandeurs.ses. Ce système ne dépend ainsi d’aucune subvention publique et déconstruit la posture de la charité alimentaire. Il s’agit de l’association VRAC & Cocinas.

2 Sur ce point je renvoie le.la lecteur.rice à l’excellent documentaire “La part des autres”, produit par le CIVAM.

3 Saül Alinsky est un animateur de l’école de Chicago. Il a notamment plaidé pour la construction des solutions à des problèmes définis par les personnes concernées et une conflictualité constructive avec les financeurs et décideurs politiques. Il est l’auteur de “Radicaux, réveillez-vous : manuel pragmatique pour radicaux réalistes”.

4 Lionel Prouteau, Viviane Tchernonog, Évolutions et transformations des financements publics des associations, Revue française d'administration publique2017/3 (N° 163).

5 Amartya Sen et la notion d'approche par capabilité. Amartya Sen est économiste et philosophe. Il a travaillé particulièrement sur l’économie du bien-être et du développement.