Je ne me sentais plus en capacité de protéger !

Croire en soi et avoir les moyens d’accomplir sa mission de protection motive l’éducateur dans son travail. Mais quand on ne se sent plus en phase avec le réel, quand le sentiment d’inutilité et de non-sens prévaut que faire ? Pour éviter le burn-out il faut pouvoir se retrouver.
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Être éducateur spécialisé dans la protection de l’enfance, c’est être capable d’accompagner et de créer de bonnes conditions pour grandir à ceux qui sont en difficulté. Un métier exigeant qui requiert un don de soi énorme et inconditionnel mais auquel il faut prendre garde. Le danger est de s’y perdre, de laisser les situations envahir la vie personnelle, se laisser noyer sans réagir. La reconnaissance de ses capacités est un facteur capital qui peut permettre de se sentir pleinement soi en passant sur les inévitables déceptions, en évitant l’épuisement, le burn-out. Mais peut-être que cette capacité est limitée dans le temps et que la démotivation, cet écueil incontournable, correspond à une période de vie limitée et ne peut se poursuivre sans réciprocité empathique. 

Yakamedia - Tu as quitté le métier d'éducateur spécialisé dans la protection de l’enfance après treize ans dans cette profession, mais à l’époque, qu’est-ce qui t’avais donné envie d'y entrer ?

Clément Arnold – J’avais un bon feeling en tant que moniteur de voile avec les personnes handicapées et les groupes de jeunes venant des cités, un public un peu plus compliqué à gérer en collectif. Mon chef de base m’avait reconnu des qualités personnelles. Dans son regard, ça me valorisait de savoir que j’étais en capacité d’aller vers ces groupes-là. Le travail d’éducateur spécialisé avait une connotation plutôt positive dans la société et auprès de ma famille aussi. « Faire éducateur spécialisé » ce n’est pas un métier facile. C’est être capable d’accompagner, d’avoir la patience afin de trouver des solutions pour les personnes accompagnées, pouvoir entendre des parcours de vie et des difficultés vécues par les personnes, avoir le moyen de protéger. Ce que j’aimais, c’était pouvoir essayer de donner un peu de bonheur, et s’accrocher à la création de projets parce que ça bougeait dans le bon sens pour le jeune : pouvoir soutenir leurs projets personnels !

Y - Pourquoi avoir finalement décidé d’arrêter de travailler comme éducateur ?

C. A. – J’avais l’impression de ne pas réussir à faire mon travail, ma mission première : protéger les jeunes. Avant on travaillait avec les profils des jeunes : dans le groupe, chaque jeune avait sa place et ils se protégeaient les uns les autres. On les accueillait au fur et à mesure. Ils avaient le temps de s’apaiser sur le groupe, et petit à petit ils pouvaient retransmettre eux-mêmes du positif à ceux qui arrivaient. On avait du temps pour accueillir les symptômes et les troubles du comportement des jeunes. Puis il y a eu des pressions de plus en plus importantes sur les arrivées : une place vide ne peut pas rester vide ! Les arrivées étaient massives. « Pas de lit froid ! » : le matin il y avait un départ, le soir le lit devait être prêt pour un autre jeune. Je me suis retrouvé dans des situations où de jeunes agresseurs, étaient mis ensemble avec des victimes. Je me souviens d’une qui, tous les soirs, avait une peur bleue de monter à l’étage toute seule, par crainte d’être frappée par une plus grande qui avait des troubles du comportement. On s’est retrouvé en sous-effectif, on négligeait son angoisse et sa peur. Dans ma volonté de transmettre du positif, quelque chose s’est éteint. Je ne croyais plus en ma capacité de pouvoir leur en apporter. Mon sourire est devenu éphémère, sporadique. Quand je partais du foyer, je n’étais pas serein pour eux. J’étais attristé de les savoir dans des situations compliquées quand ils étaient réorientés : les projets n’étaient pas en rapport avec leurs besoins et demandes ; ils répondaient plutôt à une logique de moyens. Je ne trouvais plus de satisfaction au travail. Le Covid a renforcé ce sentiment. Et il y a eu un décalage, une mise en retrait de la hiérarchie. Je me souviens de nos chefs de service qui disaient : « On est là avec vous, par contre on ne passera pas sur les groupes. »* La psychologue n’osait même pas franchir la porte d’entrée de la structure. Et pour nous, ce n’était pas un problème. Je le voyais comme si, dans un bateau au milieu de la tempête, le capitaine reste confortablement installé à l’abri dans sa cabine, pendant que tous les autres sont sur le pont. A ce moment-là, je me suis dit que c’était bon, j’avais franchi le cap du non-retour. Et puis, le sentiment de non-sens. Quand on travaille depuis deux ans le retour d’un jeune chez sa mère en mettant en place des temps de retours chez elle avec un suivi de notre part. Quand le confinement se met en place, on se dit que c’est l’occasion qu’il passe du temps chez sa mère, que ça va aussi alléger le groupe. Et l’assistante sociale qui suivait la mesure a dit « Non », car il n’y a pas de mandat du juge. C’est moi qui suis allé chercher le jeune chez sa mère. Ils étaient en pleurs. Sa mère m’a dit : « Promettez-moi de mettre mon fils en sécurité ! » C’est la première fois de ma vie où je n’ai pas pu le lui garantir, car je le ramenais sur un collectif, ce qui était alors non préconisé… J’ai trouvé cela injuste. J’étais l’oiseau de mauvaise augure. 

Y – Tu as donc démissionné. Comment as-tu rebondi et quelle activité exerces-tu à présent ?

C. A. – Aujourd’hui je suis fier de témoigner. Au début j’ai vécu mon départ comme un échec, mais finalement je me suis redécouvert des capacités de rebondir et de réadaptation qui font du bien. Je ne me sentais plus vraiment compétent, mais aujourd’hui j’ai les armes pour retrouver du boulot. J’ai choisi un boulot de transition. J’ai passé des permis et je suis chauffeur poids lourds. J’ai acquis de nouvelles technicités. J’ai fait une formation de six mois et j’ai un salaire qui est un bon tiers de plus que ce que je gagnais après treize ans comme éducateur dans la même structure ! En termes de reconnaissance aussi, ce n’est pas anodin ! Je peux choisir de faire des heures supplémentaires, et elles sont valorisées, ce qui n’a jamais été le cas quand j’étais éducateur.

Y – En quoi trouves-tu plus ta place en tant que chauffeur-routier qu’en tant qu’éducateur spécialisé ?

C. A. – Les relations antérieures avec ma hiérarchie m’ont refroidi, alors j’ai décidé de travailler comme intérimaire, prestataire de service. Je décide quand je veux et avec qui travailler. Il y a de la demande alors je suis en position de force. Mes qualités relationnelles ont été repérées et on m’a proposé une intégration dans une équipe de responsable. Je me suis senti reconnu, mais je ne suis pas prêt à travailler sur un contrat CDI. L’Intérim, c’est temporaire, on peut arrêter si ça se passe mal. Dans le travail de routier, la mission est claire. Si tu réussis ton transport, tu valides ta mission. Quand j’étais éducateur, je n’arrivais plus à évaluer. Mes missions me semblaient trop subjectives, je ne savais plus dire quand un accompagnement avait réussi ou non. Je ne me voyais pas évoluer comme chef de service, si c’était pour travailler en disant aux équipes : « On va faire avec ce qu’on a », c’est pas possible ! Dans le secteur social, les projets sont difficilement réalisables. Dans mon métier actuel, je croise des personnes que j’ai accompagnées quand j’étais éducateur. J’ai l’impression que je me sens plus à ma place dans mes rapports sociaux. Je me sens moins donneur de leçon et plus intégré dans ce collectif de société. Avant, en tant qu’éducateur, j’avais l’impression de regarder tous les rapports sociaux, maintenant je les vis ! J’aime avoir du temps pour réfléchir sur moi-même lorsque je suis sur les routes. Quand j’étais éducateur, je pensais tout le temps aux autres. J’ai aussi besoin de penser à moi. Ce qui est dingue, c’est que je ne voulais plus du tout travailler dans le social et ma première mission, c’est de travailler pour Emmaüs, dans le cadre des collectes de textile et de matériel à recycler : donc ça croise mon projet d’avenir dans l’écologie avec mon expérience passée dans l’insertion. Chauffeur poids lourd, ce n’est pas ce que je souhaitais faire après éducateur. C’est un travail temporaire. J’ai un projet dans le transport maritime et écologique. Mais pour cela j’ai besoin d’acquérir d’autres compétences juridiques, de montage de projet… C’est un projet à long terme. 

Note

* Rendre visite aux professionnels et jeunes sur les lieux.