Etre une « présence proche » de l’autre : ma rencontre avec Fernand Deligny

On connaît Deligny, l'éducateur, Deligny le poète, mais c'est avec Deligny le réalisateur que Jean-Pierre Daniel a travaillé sur le film "le moindre geste". Souvenirs de cette expérience.
Média secondaire

Au soir de ma vie, je peux dire qu’elle s’est en grande partie construite à partir d’un lieu : le port de Marseille, d’une pensée : l’éducation nouvelle et d’un art : le cinéma !

C’est à un des carrefours de ces trois chemins, qu’en novembre 1968, je rencontre Fernand Deligny.
Opérateur de cinéma, diplômé de l’Idhec1 j’avais accepté, comme première expérience professionnelle, d’être Conseiller Technique et Pédagogique de cinéma de l’Éducation Populaire à Marseille. Je ne savais pas que je le resterais jusqu’à la retraite  et au delà !

Je tentais alors de chercher les formes de l’action éducative d’une pratique sociale quotidienne des gestes de l’art cinématographique avec comme référence la pédagogie des stages de réalisations mis en œuvre, après la guerre, par des artistes de théâtre, des peintres et des musiciens sous l’égide du Ministère de la Jeunesse et des Sports. Je les avais rencontré en réalisant avec eux un film sur l’expérience artistique qu’ils faisaient vivre dans leurs stages.

C’est dans ce cadre qu’au mois d’Octobre 1968, un proche de Fernand Deligny, Jacques Allaire, est venu me demander si j’accepterais d’effectuer le montage d’un film « Le Moindre geste »  tourné dans les Cévennes entre 1963 et 1965 à l’initiative de Fernand Deligny et resté inachevé.

J’ignorais tout de lui.

J’ai visionné avec Jacques Allaire une première bobine de plans du film dont la beauté m’a littéralement séduit, fasciné. J’ai dit oui tout de suite.

Commençait là le chantier d’une réalisation qui continue encore aujourd’hui, à nourrir mes gestes et ma réflexion.

Le film « Le Moindre Geste »

C’est après avoir visionné à Marseille tous les plans de ce film inachevé que je suis allé rencontrer Fernand Deligny. Après un passage à la Clinique La Borde où Jean Oury et Félix Guattari l’avait accueilli, Il était revenu dans les Cévennes en 1967 avec sa petite équipe, accompagné d’un enfant autiste ne parlant pas « Janmari » qui avait pris, dans sa vie, la place que tenais depuis une dizaine d’années « Yves » le personnage du « moindre geste" qui lui n’était pas autiste mais catalogué « débile profond Inéducable, irrécupérable » et qui parlait tout le temps !

Nous avons échangé, j’ai répondu à toutes ses questions. Il a relevé notre relation commune avec les Cemea, nous avons convenu très facilement d’un cap à suivre et je suis parti pour commencer ce travail de montage qui s’est terminé en décembre 1970 grâce à l’aide essentielle de Chris Marker et de sa coopérative Slon / Iskra.

Nous nous sommes rencontré une dizaine de fois tout au long de ces deux ans de travail, d’abord effectué à Marseille puis, à la fin, trois mois à Paris. On échangeait sur le travail du montage en cours. 

À la fin du film, je n’ai pas choisi d’aller m’installer avec eux et nous nous sommes éloignés.

J’ai depuis lu tous les textes qui ont été publiés, rencontrés tous ceux qui se sont attaché à son œuvre et qui continuent à la découvrir et à l’analyser? J’ai veillé sur « Le Moindre Geste » qui après avoir été sélectionné à la semaine de la critique à Cannes en 1971 est resté plus de vingt ans plus ou moins sur des étagères pour trouver, en 1998 au Festival de Lussas, le chemin des salles et d’une certaine reconnaissance.

Le film ? Je dirais aujourd’hui que c’est la trace d’un jeu dramatique développé par le petit groupe des proches de Fernand Deligny au début des années soixante à partir d’un canevas imaginé par lui. Sa motivation étant de partager son empathie pour « Yves » avec le public des salles de cinéma.

Un jeu ou chacun joue son propre rôle dans la fiction proposée. Un petit groupe qui inscrit, pendant deux ans,  ce jeu dans sa vie quotidienne.
 

Il m’a dit un jour :
« On tourne quand il fait beau ( lumière ) quand on en a envie ( loi du groupe). On enregistre le son : le soir après les cigales, en extérieur avec une énorme batterie et le micro enterré. Le film s’est fait au gré des jours et des caprices d’Any qui se « racontait un film ». Moi je poursuivais mon idée : faire partager la présence inouïe d’Yves. »
 

 

Si vous aviez à transmettre quelque chose à des jeunes professionnel·les de ce travail de Deligny, ce serait quoi ?

 

 

Ce qui m’interpelle encore aujourd’hui c’est comment cette situation, cette tentative improbable, développée librement, dans une grande improvisation en dehors de tous les codes et savoir faire d’une industrie audio-visuelle étouffante, peut faire apparaitre un de ces « objets inquiétants » appelé de ses vœux par Jean Rouch et validé avec joie par Chris Marker


« Il faudrait chausser les semelles de vent d’Arthur Rimbaud et partir ailleurs et, d’ailleurs, ramener des morceaux de tapis volant, que l’on peut faire partager aux autres, mais c’est un rêve ! Jean Rouch2 »  
 

Je fais moi aussi ce rêve, et je le découvre lentement dans sa plénitude en travaillant aujourd’hui sur les archives de tout ce travail et ses imbrications dans les autres tentatives que j’ai développé par la suite à Marseille.

Peut-être après tout que l’expérience d’une éducation cinématographique inscrite dans la vie quotidienne d’une population est d’ordre poétique.

Peut être après tout que l’expérience de Fernand Deligny, ses tentatives diverses dont celle de ce film « le moindre geste » et celle qu’il nous fait partager essentiellement par ses textes et quelques sublimes moments filmés de sa parole3 est d’abord celle d’un poète qui embrasse les êtres et les choses au delà des mots qu’il a aimé calligraphier.

« …Or, et c'est ce que je dis au preneur d'images, je ne vois aucune différence entre les oies et les images. S'agit-il de les prendre ? Une oie prise n'est plus une oie ; c'est un volatile éventuellement comestible et domesticable à souhait, quitte à en perdre son aspect et sa vigueur. Il est fort courant qu'on les engraisse, quitte à entonner la nourriture de force. L'homme que nous sommes a une habitude fort ancienne de cette pratique qui est torture. Il n'y a aucune raison de penser que les images soient quittes de cette pratique qui affuble l'espèce domestiquée des caractéristiques que nous connaissons bien à voir les animaux familiers. Pour les oies, il s'agit de les entonner et cet infinitif est le même quand il s'agit de com- mencer un chant. Ceci dit, il est vrai que les images sont char- gées d'être significatives, chargées c'est peu dire, surchargées, gavées de signification et alors elles se traînent, lourdes de sens, grasses de symboles, saturées des intentions grossièrement allusives qui passent, comme on dit, sur l'écran. Elles en sont malades, ce dont tout un chacun se réjouit d'avance. Que passe dans le ciel un vol d'oies sau- vages et les oies qui se traînent battent des ailes et tendent le cou, désespérément, hantées par une frénésie fugace. »

« Acheminement à l’image ». Texte de Fernand Deligny . 1982 . In Fernand Deligny Œuvres et Camérer. Edition l’Arachnéen.


Entendre sa révolte, contre la parole, les discours, le dire, qui étouffe toute écoute sensible.

 

 

Et pourquoi faudrait il que la parole appartienne à quelqu’un, même si ce quelqu’un la prend

 

affirme t il au début du Moindre Geste.

 

Peut être aussi dire l’importance du lieu. C’est par deux fois dans sa vie qu’il a choisi de s’installer dans les Cévennes où il a vécu dans 3 maisons avant de se fixer définitivement à Graniers. Choisir un lieu où peut se développer l’expérience d’une tentative.

Que serait « le moindre geste » sans « la maison sans toit" où le jeu de la fugue se développe?

Je dirais enfin « être avec », « faire réseaux » ; Être une « présence proche » de « l’autre »

« c’est ainsi que se désignaient eux-mêmes les jeunes gens qui étaient venus vivre à Graniers, près de Fernand Deligny et des premiers enfants autistes qui lui étaient confiés. Ces jeunes gens qui étaient « comme par hasard » dit Deligny des paysans ou des ouvriers en sortie de route (en rupture)… » 

Introduction de Bruno Muel du livre publié en 2019 par les éditions commune: « Renaud Victor présence proche ».

 

 

« Camerer » avec Fernand Deligny…

VST N° 153 - 2022
Lire

Note

  1. Institut des Hautes Etudes Cinématographiques
  2. Entretien de Jean Rouch avec Enrico Fulchignoni
  3. Filmés par Richard Copans In « l’histoire d’un film à faire » de Renaud Victor. DVD Deligny Edition Montparnasse.