LA MÉDIATHÈQUE ÉDUC’ACTIVE DES CEMÉA

Conserver diversité et laïcité dans l'accueil des jeunes

Le département formation éducateurs de jeunes enfants de l’École Santé Social Sud-Est (ESSSE) conduit un projet intitulé « Respect pour la diversité ». Comment concilier égalité et respect pour la diversité dans les établissements d’accueil de jeunes enfants ?
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Média secondaire

Une équipe de six permanents du département mène des actions en formation initiale (éducateur de jeunes enfants, auxiliaire de puériculture et infirmière puéricultrice…) et en formation continue sur des territoires (Lyon, Grenoble, Saint-Étienne, Lausanne, etc.) auprès des professionnels. À l’aide d’un travail thématique : le territoire, le genre, les capacités des enfants, les parents, la langue maternelle, etc., et d’outils : films, documents méthodologiques. Des journées d’étude sont organisées (Rennes, Toulouse, Valence, Aubagne, Privas, etc.) ainsi qu’un travail de partenariat et en réseau national et transnational. En particulier, l’ESSSE est partenaire du réseau européen DECET1. Mené dans le cadre du projet européen « Respect pour la diversité dans les pratiques éducatives dans le champ de la petite enfance », ce dispositif spécifique a permis de mettre l’accent sur la difficulté pour les professionnels, dans le contexte actuel, de concilier la prise en compte de l’attachement familial, social et culturel du jeune enfant avec le respect des valeurs de la laïcité. Il a permis d’élaborer un diagnostic, mais aussi des connaissances qui réinterrogent les pratiques de formation initiale et continue dans le champ de la petite enfance.

Nommer le dispositif non plus « approche interculturelle » mais plutôt « respect pour la diversité » permettra-t- il de sortir d’une position souvent dogmatique de référence et des modèles qui conduisent à l’impasse ?

Chaque fois qu’une action de formation a été engagée dans le cadre de ce dispositif de formation au « respect pour la diversité », la question des normes s’est posée. Parfois il s’opère un amalgame entre normes, finalités d’un projet, valeurs de la République et de la laïcité, et loi. La réponse viendra d’une clarification de ces différentes notions ; ce qui permettra une différenciation des repères qui y sont liés pour penser et conduire l’action. Ces interrogations concernent aussi la nécessité d’acquérir des compétences professionnelles pour gérer cette complexité avec les apports théoriques, méthodologiques et pratiques à l’appui.

Des questions-clés sont issues de l’expérience. Comment dépasser l’opposition dogmatique entre universalisme et culturalisme ? Par exemple, certains disent que le développement psychologique de l’enfant est universel, ainsi que l’évaluation des courbes de développement psychomoteur. D’où l’inquiétude quand le développement n’est pas conforme à la norme. Il ne s’agirait pas non plus de tout décrypter avec une grille ethnologique au risque d’une relativisation de toutes les pratiques du moment qu’elles sont culturelles. Et encore : quand on prend en compte la question de la diversité, comment trouver une position juste entre déni et stigmatisation quand il s’agit par exemple de la prise en compte de la situation d’une personne handicapée ? Ou bien : les normes en collectivité sont-elles absolues ? Relatives ? modifiables ? explicites ? Quel rapport établit-on avec les normes et comment gérer les situations d’écart à la norme ? L’égalité de traitement des situations individuelles est mise à l’épreuve par la hiérarchie entre les langues. On parle d’une part de crèches bilingues, anglais ou allemand-français, d’autre part de crèches multi ou interculturelles quand il s’agit de lieux où l’on parle l’arabe ou le turc. La reconnaissance du bilinguisme chez les enfants dans le premier cas est beaucoup plus évidente que dans le second. Pourquoi ? Et comment reconnaître pour tous la valeur de la langue maternelle comme fondement de toute socialisation ?

La multi-appartenance et la reconnaissance d’une identité multiple pour l’enfant permettent d’être attentif à ses attachements en fonction de sa réalité et non d’un modèle. Notre travail s’appuie sur l’hypothèse suivante : le respect pour la diversité permet de passer de la différence comme déficit à corriger (registre de l’égalité ou de l’inégalité) à la différence comme ressource à amplifier (registre de la singularité et de la complexité). Passer de la différence, qui fait référence à la norme, à la diversité, qui fait davantage référence à la complexité.

Laïcité et reconnaissance de la diversité

En Europe, les mots diffèrent. On parle de laïcité en France, et de sécularité ailleurs. L’influence de l’histoire sur ces notions est importante. Quels rapports sont établis selon les États avec la religion ? La laïcité s’est-elle développée en opposition avec la religion comme en France, ou dans un processus long de distinction des affaires de l’État et de celles de l’église ? Il semblerait que cette distinction s’opère de manière moins conflictuelle dans les pays où le protestantisme est plus influent que le catholicisme.

En France, l’histoire de la laïcité est liée aux valeurs de la République. Liberté, égalité et fraternité en sont les mots-clés, ce qui n’est pas sans créer de confusions entre ces différents niveaux. Par ailleurs, si la laïcité s’est fondée dans la relation avec la religion catholique, donc sur un principe areligieux, celui-ci est réinterrogé aujourd’hui avec l’influence significative de l’islam. Enfin, si la laïcité entend fédérer le divers dans sa dimension complexe, elle situe bien la différenciation entre culture et religion, mais ces deux niveaux ne sont-ils pas intimement liés ?

Laïcité et démocratie ?

La laïcité semble être un processus plus qu’un dogme pour fédérer la diversité dans des modalités démocratiques locales d’élaboration. Doit-on statuer à Paris quant à la manière de gérer la laïcité dans les pratiques quotidiennes des services publics d’un village breton ou d’une banlieue lyonnaise ? La loi ne risque-t-elle pas de se substituer aux négociations au niveau local de l’éthique du territoire et à la reconnaissance de la prise en compte des contextes et des modalités qui peuvent être distinctes ?

Reconnaissance et déni de reconnaissance semblent apporter des éléments d’éclairage à notre réflexion. Dans la mesure où nombre de situations de discrimination renvoient au déni de reconnaissance, nous pouvons étayer notre pensée autour du travail d’Axel Honneth (2002) qui permet d’analyser le processus de lutte pour la reconnaissance déployée socialement pour faire face au déni de reconnaissance2. Cet auteur situe ce processus sur trois niveaux : le premier est celui de la reconnaissance affective en jeu dans les relations interindividuelles significatives ; le deuxième concerne la question de la reconnaissance à l’oeuvre au niveau institutionnel, soit le niveau de la reconnaissance sociale ; et le troisième est un niveau structurel, le niveau du droit où la reconnaissance se travaille avec le rapport à la loi, aux cadres qui structurent le sens, « au savoir moral qui gouverne l’action ». Trois niveaux pour la reconnaissance, trois niveaux permettant d’identifier les formes de déni de reconnaissance à l’oeuvre et les formes de lutte pour la reconnaissance.

À partir du travail de ce sociologue allemand, tout l’écart entre la différence et la diversité peut être éclairé par la dynamique de lutte pour la reconnaissance en appui sur le déni de reconnaissance. Le registre de la différence met en évidence les différences pour les éliminer ou les ramener à la norme en vue de l’égalité ; alors que le registre du respect pour la diversité identifie les discriminations, reconnaît et s’appuie sur les singularités comme processus de reconnaissance. Trois niveaux sont identifiés pour effectuer l’analyse des situations professionnelles travaillée en formation initiale et continue des éducateurs de jeunes enfants et des autres professionnels de la petite enfance : les lois et repères du cadre institutionnel en France et en Europe ; les modalités éducatives et pédagogiques mises en œuvre dans le lieu d’accueil collectif ; et la relation singulière proche avec les parents et la famille.

Analyse à partir de l’expérience

Premier niveau : les lois et repères du cadre institutionnel en Europe et en France, relatifs à la lutte contre les inégalités et à la lutte contre les discriminations :

  • Au niveau international : la Convention internationale des Nations unies relative aux droits de l’enfant (1989), suite à la Déclaration universelle des droits de l’homme (1946). Mais aussi, les recommandations de la Commission européenne pour les lieux d’accueil de jeunes enfants (1996). Les références culturelles et ce qui s’y rattache sont pris en compte. En revanche, la France a émis une réserve pour ratifier l’article 30 de la Convention des droits de l’enfant, relatif aux enfants issus de minorités ou de populations indigènes : « Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques ou des personnes d’origine autochtone, un enfant autochtone ou appartenant à une de ces minorités ne peut être privé du droit d’avoir sa propre vie culturelle, de professer et de pratiquer sa propre religion ou d’employer sa propre langue en commun avec les autres membres de son groupe. » Cette réserve ne signet- elle pas un déni de reconnaissance ?

 

  • Au niveau de la France, la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions (29 juillet 1998), le décret relatif aux établissements et services d’accueil des enfants de moins de 6 ans modifiant le Code de la santé publique (1er août 2000) et le décret du 20 février 2007 : la question culturelle n’est pas nommée dans ces textes, elle n’est pas non plus exclue… Serait-elle déniée ?

Deuxième niveau : quelles modalités éducatives et pédagogiques mises en oeuvre dans les lieux d’accueil collectif ?

L’explicitation des diversités, le travail avec l’ensemble des diversités, qu’il s’agisse de diversité culturelle, de genre, de diversité des situations familiales et socio-économiques, et enfin de diversité en termes de capacité des enfants, devient un vecteur et un support de socialisation à partir des diversités. Les normes et les règles deviennent des repères négociables et ajustables, les singularités un atout pour fédérer un projet. Et concrètement par exemple, c’est afficher dans le hall d’une crèche toutes les diversités d’âge, de genre, de situations familiales, d’affinités culturelles, de langues pratiquées ; ou bien construire avec les parents un panneau avec tous les mots-clés de la journée d’un enfant dans toutes les langues maternelles des enfants de la crèche ; ou enfin faire vivre un panneau, à hauteur d’enfant, des photos de toutes les familles des enfants et de toutes les fêtes de la crèche. Une manière de penser la socialisation en introduisant comme norme la prise en compte des diversités et non leur effacement – que faire quand elles ne peuvent s’effacer ?

Troisième niveau : quelle relation singulière entre les enfants, les parents, la famille et les professionnels ?

Des tensions sont au coeur de l’intervention éducative individuelle auprès des enfants et en lien avec les familles, entre différentes postures : ne pas être intrusif, ou accueillir et laisser venir la diversité, ou aller vers l’autre… Il apparaît que l’engagement personnel du professionnel dans la rencontre lui permet de passer du « nous » et du « on » au « je », tout en restant à sa place de professionnel. Par exemple : « Nous disons à la mère : Madame, ici on accepte le biberon dans le lit pour endormir lesenfants »… ou bien quelque temps après : « Je décide de parler à la maman, de la comprendre et de permettre à l’enfant de dormir en lui donnant un biberon à la sieste, tout en portant une attention particulière à ce moment-là par sécurité pour l’enfant. » Pour un rapport d’égalité, faut-il gommer les différences ou être dans le déni de la différence ? Comment créer les conditions d’une rencontre qui reconnaissent et s’appuient sur les singularités et les prendre comme point d’appui de la socialisation ?

Éléments constitutifs de la position professionnelle

Notre visée : une professionnalité mobilisée vers une créativité et un engagement pour s’ajuster aux situations.

La formation : un dispositif pour faire travailler la tension entre responsabilité professionnelle, trajectoire, sensibilité et valeurs personnelles.

Une pratique : non pas une pédagogie mais des pédagogies, singulières, sur chaque territoire, fondées sur une élaboration avec l’ensemble des acteurs (selon un modèle démocratique et avec des moyens adaptés aux publics).

Une éthique : une éducation où le projet reconnaît ce qui fédère dans l’accompagnement des diversités…

Notes

  1. Le réseau européen DECET (Diversity in Early Childhood Education and Training : Diversité dans la formation et l’éducation de la petite enfance) vise à promouvoir l’égalité et à reconnaître la diversité dans les services d’accueil de jeunes enfants et dans la formation dans l’esprit de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant. Le réseau existe depuis 1998 (dix partenaires). Il encourage le développement de connaissances, compétences et attitudes pour permettre à chacun : la reconnaissance des attachements, du sentiment d’appartenance et des références ; le soutien pour développer les différents aspects de son identité ; la possibilité d’apprendre les uns des autres au-delà des barrières culturelles et autres barrières et limites ; de participer en tant que citoyen actif ; de s’attaquer activement aux préjugés grâce à une communication ouverte et une volonté d’évoluer ; et de collaborer pour défier les formes institutionnelles de préjugés et de discriminations. Ce réseau ainsi que les projets des partenaires sur le thème du respect pour la diversité peuvent bénéficier d’un soutien financier de la fondation Bernard Van Leer (La Haye).
  2. Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Passages », 2002, p.224