Observer ailleurs un travail novateur
En 2016 et 2017, trente et une personnes du réseau national français des Ceméa ont bénéficié de mobilités du programme Erasmus+, dans le cadre de la formation des personnels. Le texte ci-dessous aborde les étapes par lesquelles une observatrice doit parfois passer. Il s’agit ici d’un travail d’observation de deux jours dans un centre accueillant de jeunes enfants au Danemark.
Arrivée au Danemark
Nous allons partir par petits groupes dans des Forest Kindergarten. Nous serons trois dans une structure. Nous ne connaissons pas le projet, mais ce qui compte pour nous c’est la découverte. Je n’ai jamais été en situation d’observatrice durant deux jours consécutifs et jamais réellement pratiqué à la façon d’Esther Bick ou d’Emmi Pikler. Comment trouver sa place ? Quoi observer ? Quelle posture adopter ?
Finalement, cette situation est nouvelle pour moi. En théorie, j’ai appris que l’observateur est présent pour tenter de comprendre une situation, un environnement, le comportement d’un enfant, il reste souvent silencieux, se déplace discrètement, prend des notes. Mais, dans mon travail, j’observe dans l’action. Je suis constamment sollicitée par les enfants, l’équipe, les familles. Mes observations ont pour objectif de faire évoluer nos pratiques et le projet pédagogique. Elles sont parfois ciblées, ont des thématiques. Elles sont concrètes, sont effectuées dans un environnement connu. Elles me permettent d’argumenter, d’appuyer des valeurs éducatives, d’améliorer l’accueil d’un enfant. J’ai peu de temps pour les écrire, elles restent souvent comme un souvenir et sont rapportées lors des réunions d’équipe. Mais en mobilité, comment fait-on ? À quoi et à qui vont-elles servir ? J’ai envie de tout voir, de tout comprendre, de prendre des photos, de rapporter des idées en France.
Premier jour d’observation, frustrée mais rassurée
Nous partons au Forest Kindergarten et arrivons dans une salle d’accueil, espace de transition, avant de prendre un car pour le centre « en pleine nature ». Le Forest Kindergarten est un établissement de plusieurs salles dans une ancienne école réhabilitée. Les enfants vont au vestiaire se changer avant de passer leur journée dehors. Le responsable nous accueille, nous fait visiter et nous explique le projet. L’espace extérieur mesure 20 000 m2 (limité par un grillage) et le centre accueille cent vingt enfants. Arrive le moment de l’observation… 20 000 m2 de terrain ! Cent vingt enfants ! Par quoi commence-t-on ? Chacune fait le tour du jardin. Je prends des photos, je m’installe sur des marches et je fais un schéma descriptif de l’extérieur. Puis, je note sur mon cahier comment se répartissent les enfants. C’est tellement grand que je ne peux pas tout voir.
J’observe l’ambiance, les jeux, les adultes, l’organisation en général. Parfois nous nous regardons toutes les trois en grimaçant.
Le travail d’observation à l’air aussi d’être compliqué pour elles. Je rentre frustrée, je n’ai pas d’écrit qui me semble constructif. Je me suis sentie perdue dans cet environnement. Il y avait beaucoup trop d’informations à assimiler. Le soir, retour en groupe. Je me sens soutenue sur la difficulté à observer que j’ai pu rencontrer. Je prends conscience que le travail d’observation n’est pas aussi simple que je l’imaginais. Comme le dit Marie-Christine Péan dans l’article « L’observation du bébé à domicile », l’observation « requiert une attitude professionnelle qui ne s’improvise pas ». Les échanges, la lecture des écrits des autres membres du groupe, leurs questions m’ont permis de me réajuster, d’envisager mon deuxième jour différemment, avec moins d’appréhensions. Malgré un autre process, cela reste complexe. Le lendemain, j’y retourne avec de nouvelles techniques. Je pose mon regard sur un enfant toute la matinée. Je prends un peu de distance entre lui et moi afin qu’il ne soit pas dérangé dans ses découvertes. Je l’observe et je prends des notes. Mon regard s’est fixé et j’ai eu plus de matière détaillée sur son jeu.
Après le repas nous souhaitons retourner observer. Je n’y arrive plus, je suis restée statique, dehors, dans le froid, toute la matinée. Observer dans ce contexte demande beaucoup d’énergie, la fatigue prend le dessus, le corps est crispé. Le lieu est immense et je ne sais plus où me positionner. Les enfants me sollicitent de plus en plus, ils me parlent, j’ai envie de communiquer avec eux, de briser le silence. Je n’arrive pas à leur faire comprendre la raison de ma présence. Les professionnels interviennent, les enfants repartent jouer. Nous décidons de rentrer à l’hôtel nous réchauffer. Nous échangeons toutes les trois. Notre deuxième journée d’observations nous semble plus satisfaisante. Mais que vais-je faire de cette observation ? Pourquoi était-ce si compliqué pour moi d’observer ?
De mes connaissances à ma pratique en mobilité
Cette expérience en mobilité a bousculé ma pratique d’observation habituelle, j’observais dans l’action. Je pensais avoir l’expérience nécessaire pour ce nouveau contexte et je me suis aperçue que le travail d’observation n’était finalement pas une évidence. J’ai été confrontée à un environnement inconnu : la langue, la culture, le contexte en général. La perte de mon cadre habituel a engendré beaucoup d’interrogations et de remises en question, sur mon attitude, sur la durée de l’observation (combien de temps ? quand m’arrêter ?), sur la qualité de l’écrit, sur l’intérêt pour le groupe. Ce qui me bouleversait dans ce travail, c’était le silence dans lequel j’étais et le passage à l’écrit. J’ai eu très peu l’occasion d’écrire mes observations et d’avoir un vrai temps d’échange avec un groupe. Je n’avais pas non plus imaginé rester dehors aussi longtemps dans le froid, sans être active physiquement.
Avec du recul… Toutes les questions que je me suis posées, sont restées en suspens pendant plusieurs mois. J’ai continué de cheminer.
Je me suis aperçue que cette réflexion amorcée lors de la mobilité a eu un impact dès mon retour sur mon lieu de travail. Mon regard, notamment dans le jardin, n’était plus le même, je prenais plus de plaisir à m’asseoir et à observer les enfants jouer, sans intervenir systématiquement, sans forcément être dans la proposition. Malgré tout, j’avais observé la posture de l’adulte au Danemark (même si je ne l’ai pas décrite dans une observation détaillée), m’amenant aujourd’hui à remettre en question ma posture professionnelle, dans le jardin, mais aussi lors de toutes autres activités. Observer un enfant sur toute une matinée m’a ouvert les yeux sur l’activité spontanée et autonome, sur l’environnement riche en expériences qui lui était offert par la nature. J’ai eu envie de partager cette expérience avec mes collègues, d’échanger, de montrer, faire évoluer les pratiques professionnelles pour retrouver la richesse des activités spontanées, la liberté de mouvement, la posture des adultes sereines et confiantes envers les expériences des enfants.
Avec le temps, l’intérêt de mes collègues pour mon expérience en mobilité s’est évaporé et le quotidien a repris le dessus. Grâce à cela, je comprends aujourd’hui l’intérêt et l’importance d’un réel travail de groupe. Échanger sur les observations pour prendre conscience collectivement des situations décrites et détaillées, pour avoir envie de faire évoluer les pratiques en équipe. Seules, les observations s’envolent, sans concertation le travail de réflexion ne se fait pas. Une observation doit être partagée pour avoir du sens et faire évoluer notre accompagnement des enfants.
Si c’était à refaire ?
Si les projets de mobilité Erasmus+ perdurent, je pense que nous devons aborder l’observation comme notre premier outil de travail et de réflexion. C’est ce travail qui a permis toutes les questions que nous nous sommes posées par la suite.
Lors des mobilités, nous avons tous et toutes des parcours professionnels et des expériences différentes. Les textes théoriques sont donc une base pour comprendre ce travail d’observation et ses enjeux. Les étudier ensemble collectivement, échanger sur la compréhension que nous en faisons et ce que nous souhaitons en faire une fois sur place me paraît important. Chacun pourrait témoigner de ses expériences professionnelles, de ses inquiétudes ou non, faire des propositions. Je crois que définir ensemble le travail d’observation permet de rassurer, permet une cohésion de groupe et de comprendre que ce travail peut avoir un impact sur notre pratique et celle des autres. Comme le précise Raymonde Caffari-Viallon dans un article des métiers de la petite enfance, « l’observation ne s’improvise pas et demande un savoir-faire et un savoir-être spécifiques ». Il est donc nécessaire de se former. Nous pourrions éventuellement penser à un temps de formation, des mises en situation, de l’expérimentation sur nos terrains et un travail d’échange en groupe sur nos écrits.
Échanger en groupe avant le départ sur le témoignage des expériences des mobilités, me paraît essentiel pour mieux nous positionner. D’ailleurs sur la mobilité au Danemark nous avions pu grâce aux expériences des autres se dire que nous n’étions pas présents pour jouer avec les enfants. Peut-être pourrions-nous établir ensemble des grilles d’observations ? Un cadre de référence ?
L’observation est un outil de travail qui ne s’improvise donc pas, il a permis au groupe de recherche d’avancer sur sa propre pratique professionnelle. Il permet de mieux comprendre les situations, l’environnement, les pratiques. Mais c’est un travail exigeant, qui demande concentration afin de permettre l’exploitation des observations dans le collectif.