Deux regards au cœur d’un festival
Vivre 6 jours immergées en pleine ville d’Aurillac pendant le festival en août, ça vous change un regard, ça bouscule les représentations, ça les confirme ou les infirme. Mais y ajouter les contraintes inhérentes au cadre posé par la réglementation d’un stage BAFA 3, cela tient d’une prouesse de funambule ou d’équilibriste. Et en parallèle décider d’écrire son vécu en dehors des temps impartis à ces deux entités, cela montre une détermination sans pareille et l’envie de faire savoir ce qu’on a vécu, de le partager avec d’autres, de donner envie aux autres de vivre une aventure similaire. La liberté passe souvent par des biais étonnants.
Premier jour de stage d’approfondissement Bafa pendant le festival de théâtre de rue d’Aurillac autour de la thématique l’accompagnement du spectateur. Dès l’accueil, on nous demande de réfléchir à une carte mentale. Puis nous formons des groupes. Comment créer ensemble ? Comment se laisser aller pour se faire confiance et faire confiance à quatre personnes rencontrées quelques heures auparavant ? Avant même de se poser ces questions, nous y avons cherché des réponses, mes camarades stagiaires Bafa et moi ; nous avons philosophé afin d’ouvrir les portes de notre esprit. Autour d’une «carte mentale» faite de flèches et d’images, notre pensée-spirale tente de transformer en paroles et en papier nos compréhensions du phénomène de l’envol artistique, cette magie par laquelle l’esprit parvient à éclairer ses profondeurs inconscientes. Spontanément notre groupe de cinq se constitue. Se crée un dialogue au cours duquel nous construisons une à une les marches de notre propre escalier poétique. Nous nous asseyons en cercle pour continuer notre discussion. Entraînés par nos propres paroles, nous nous éloignons les uns des autres : nous parlons ensemble mais ne sommes qu’un orchestre dissonant faute d’un dictionnaire commun. À trop vouloir parler pour nous-mêmes, nous nous sommes laissés emmurer dans notre univers de pensée. Nos mots résonnent pour chacun comme des notes différentes. Mais enfin sur le moment je refuse de le voir, perdue dans mes pensées sur le parallèle entre notre infini intérieur et celui du monde extérieur, sur la puissance créatrice de l’inconscient.
Focaliser : transformer la pensée en création
L’intervention de notre formateur nous permet de descendre de nos nues pour croiser nos chemins de pensée. En nous appelant au concret, au sensuel, au jeu et à l’action, il nous contraint à chacun choisir un mot pour synthétiser et ainsi mettre en commun nos réflexions. Ils sont : fractales, cheminement, intériorité, mouvement et inconscient. À partir des «fractales » nous vient l’idée de créer plusieurs cercles concentriques sur le sol. Décidés à enfin agir, créer, nous nous levons pour aller chercher du matériel. Nous croisons alors un autre groupe de stagiaires, aussi confuses que nous face à cet exercice de création inhabituel aux consignes volontairement floues.
Elles soulèvent l’idée de jeu, la possibilité de créer une sorte d’animation. Le « jeu ». Ce mot est pour nous le détonateur, nous ramenant sur un terrain peut-être plus familier que celui du spectacle. Il nous permet de transposer nos concepts en action, de sortir de l’incertitude pour oser, tenter, risquer. Dès qu’il est prononcé, Eloïne relie l’idée de fractales au jeu de l’Oie : notre spirale pourrait se transformer en plateau au sein duquel cheminer. Me vient ensuite le souvenir d’un jeu appris avec des amis cet été : un joueur a en tête un critère de sélection d’objets (« ça doit pouvoir voler ») que les autres tentent de retrouver en proposant des objets ; propositions auxquelles le maître du jeu répond par oui ou par non. J’ai pensé placer ce maître au centre du plateau et faire tourner les autres joueurs autour de différents cercles. En cas de « oui », ils pourraient se rapprocher d’un cercle vers le centre. Se retrouvent ici nos idées d’éveil de l’inconscient*, de cheminement, le parallèle entre un infini intérieur, psychique, et celui, aussi fractal d’un extérieur, semblable à un système solaire. Enfin, nous parvenons à nous écouter, à écrire une partition commune. Le jeu se déploie se nourrissant des notes que chacun rajoute, écrivant une douce ode à la folie créatrice.
Voici le jeu tel que nous y avons finalement joué avec l’ensemble du groupe à la tombée de la nuit. Autour des cercles, le public est invité à prononcer un « om universel »et à ajouter petit à petit des sons corporels. Assise dans le public, je prononce un « concept »avec une voix robotique qui marque le début du jeu : le critère arrive jusqu’à Pauline et les joueurs peuvent commencer à proposer des mots. Si les mots proposés correspondent au critère, ils peuvent avancer d’un cercle vers le centre. Leur but est de pouvoir arriver au centre où Pauline leur chuchotera son critère dans l’oreille, ou alors de découvrir le critère avant d’arriver au centre. Avec la même voix monotone, je donne d’autres indications de jeu :« Changez de sens de circulation », « Dépression : reculez tous d’une ligne », « Extase : faites un tour à cloche-pied », « Amour : embrassez votre plus proche partenaire ». Le chant diphonique et les bruits percutants des corps, l’incessant mouvement circulaire des joueurs, le répétitif écho des « oui » et des « non » face aux mots proposés ; le tout pousse celui qui y assiste dans l’univers cérébral quasi-carcéral d’un autre dont il voit les particules, les émotions, les doutes et que sais-je encore se mouvoir autour de lui. Une expérience forte et improvisée, nous poussant dans les recoins de nos imaginations ; la première création présentée lors de cette soirée surréelle, la meilleure préparation qu’il eût pu exister pour se plonger dans la folie ubique d’Aurillac. En effet, quel éclair époustouflant de clarté que cette nuit, spectacle créé, offert, partagé en bande ! Elle m’a permis de saisir plus intensément celui offert par le festival dans les jours qui suivirent. Cette expérience d’hallucination créatrice fut comme une invitation aux délires dada des artistes, l’élan premier vers le saut dans les jets de couleurs d’ODM ( ODM était un artiste présent à Aurillac,dans le cadre du in http://www.aurillac.net/index.php/fr/le-parapluie/les-residences-au-parapluie/129-2017-ordinary-damaged-movments ), vers le rire et le trouble. Ce fut un appel à étreindre les étincelles excitées par les spectacles et la ville pour réveiller ma puissance créatrice rongée, épuisée, par les sirènes rationalistes de la routine conformiste. Ce fut un retour vers cet enfant qui rêve, qui croit, qui danse, qui chante, lit, écrit et dessine, qui vit, qui vit encore en chacun de nous.
Un jeu d’enfant ?
Il n’est pas toujours facile de se laisser prendre au jeu lorsqu’on occupe des fonctions d’animation, il est parfois nécessaire de se plonger dans un univers ludique que l’on croyait avoir perdu. Être au cœur du spectacle vivant polit l’angle pour y accéder.
Lorsque l’on me demande d’avoir recours à la spontanéité, c’est toujours avec un peu de peur que j’envisage l’acte, avec le sentiment de devoir faire appel à des ressources profondément enfouies. C’est partir à la recherche d’un imaginaire qui a autrefois pu être florissant et instinctif et qui s’est peu à peu effacé au profit d’un univers de pensées plus normées, plus en phase avec le contexte au sein duquel il a grandi : une école, une discipline sportive ou plus généralement un cadre scolaire trop rigide. Aujourd’hui, étudiante en architecture, entraînée par le rythme de mon enseignement, il m’est souvent difficile de prendre du recul par rapport à ces questions. Et c’est finalement au cours de cette formation Bafa, approfondissement accompagnateur culturel qu’elles ont pu ré émerger. En lien avec le contexte dans lequel nous allions évoluer, nos formateurs ont mis à notre disposition un éventail très large et sans cohérence particulière, si ce n’est le fait que les photos étaient extraites de l’imagerie du festival d’Aurillac, de petites photos à partir desquelles il nous fallait créer des liens, des connexions en groupe grâce à une intelligence collective. En se laissant aller, ces cartes mentales créées ensemble donnèrent rapidement lieu à des conversations plus profondes et plus intimes à partir desquelles des idées émergèrent. Ainsi quand sans trop de repères, de consignes définies ou de supports matériels figés, on nous amène au ludique, c’est bien son propre jeu d’enfant que l’on redécouvre. Un jeu libre, un jeu qui s’écoute, un jeu qui se laisse aller à ses mutations successives et incontrôlables, ce jeu fruit d’un échange avec les autres et d’une écoute bienveillante vient petit à petit dénouer un lien mystique avec une enfance trop vite bridée. À travers lui, je parviens finalement à accepter une part de naïveté rafraîchissante qui autorise l’émerveillement de tout. Le parallèle avec le milieu du théâtre se fait tout de suite, c’est se plonger dans des univers avec des sensibilités proches dans les deux cas, le jeu symbolique et le rôle de spectatrice. En me reconnectant avec cette enfant intérieure qui resurgit parfois spontanément dans des moments d’euphorie, j’ai l’impression de comprendre une nouvelle facette des publics auxquels je m’adresserai et de pouvoir partager leurs frissons à travers mes yeux d’enfant. Et peut-être que les comprendre ainsi permettra à l’adulte que je suis de mieux pouvoir les accompagner avec bienveillance vers les adultes en devenir qu’ils sont.