Consommer oui mais autrement
L’argent ouvre des possibles mais empêche de se poser la question du sens. En vacances collectives, l’attraction consumériste attire et conduit à des attitudes consommatoires qu’il est nécessaire d’interroger. La surenchère des propositions frôle l’indécence et le non-sens. En définitive, tout se ressemble ! L’apprentissage d’une autre manière d’aborder la consommation est plus que jamais à l’ordre du jour pour changer les habitudes et retrouver le goût de l’ordinaire dans la simplicité d’un agir commun L'argent n’est qu’une invention géniale, à un certain moment de l’histoire, ou même de l’évolution, une invention qui a permis des choses merveilleuses, rendez-vous compte par rapport au troc, quelle avancée ! Le troc, c’est toi et moi, maintenant on échange ça parce que ça nous arrange. L’argent, c’est merveilleux, puisque c’est dire, je te passe contre ceci ou cela une poignée de coquillages, parce que toi et moi nous savons qu’ailleurs, et plus tard, quelqu’un d’autre acceptera ces coquillages contre une autre marchandise. Rendez-vous compte que l’argent, ce fut l’introduction du temps et de la distance dans les échanges entre les gens. Rien de moins que la création d’une vision du monde commune. Et durable, surtout. L’argent a permis d’unifier, ou de rendre compatibles, c’est la même chose, différentes conceptions du monde ; c’est l’argent qui a permis qu’à un moment dans l’évolution se répande l’idée que les différentes sociétés qui sans doute devaient se détester, s’ignorer et se bagarrer ou même s’entre-bouffer, appartenaient à un seul monde. L’argent a été le dénominateur commun des différences. La première loi internationale, si vous voulez. Et il faut bien comprendre l’importance de l’argent, pour comprendre pourquoi aujourd’hui il a fini d’être utile. Et que tous les maux qu’il a toujours entraînés, aujourd’hui, n’en valent plus la peine. Aujourd’hui, ce que l’argent permet est inférieur à ce qu’il empêche. C’est donc devenu une chose inutile et nuisible », déclare (p.412) Begonya, un personnage du roman de Grégoire Polet, Barcelona paru chez Gallimard en 2014.
Fonction et usage de la monnaie
La littérature a cette vertu de mettre en mots dans la bouche d’un personnage romanesque une pensée intuitive autour de laquelle nous tournons sans pour autant avoir pu saisir un angle d’attaque et oser une formulation qui ne prenne pas le risque du contresens et du malentendu. Dans les milieux associatifs et éducatifs où les valeurs de l’« alternatif » s’inscrivent parfois comme une évidence intangible, dire : « J’aime l’argent car il me permet de consommer », c’est présenter aux oreilles de nos auditeurs une belle monstruosité, une boursouflure idéologique rédhibitoire. Le réquisitoire en sorcellerie libérale est instantané. Il y a pourtant là matière à réflexion. Réfléchir plutôt qu’asséner. Comme Begonya, nous pouvons mettre un peu de perspective dans la fonction et l’usage de la monnaie. Le fond des choses vaut bien la question car derrière l’indignation des méfaits de l’argent se dessinent des questions comme celles des frontières donc de la séparation, de l’échange donc du partage, du rapport à l’autre donc de l’altérité. Cela nous invite à une analyse plus lucide, plus vive, plus critique sur la normalisation du marché, l’unification du goût par l’étiage le plus bas et le désir d’une normalité transfrontalière qui nous enjoint de retrouver les mêmes chaînes de magasins de New-York à Budapest, de Paris à Venise, de Barcelone à Florence. Tous ces lieux de villégiatures touristiques sont proposés dans les catalogues de séjours à l’adresse des adolescents et dans l’offre de formation des stages de perfectionnement Bafa. Et c’est heureux car voilà bien une question ! En tant qu’animateur et directeur est-il raisonnable et sérieux d’être dans un déni de réalité en s’empêchant par une crispation de principe à intégrer dans nos séjours et les formations une réflexion sur les comportements consommatoires au-delà de l’aune de nos présupposés et convictions idéologiques ou politiques ?
Un loisir de masse
Chaque enfant, chaque jeune, chaque adulte vivent aujourd’hui dans une soumission de fait aux sollicitations incessantes du marché et sont en passe de n’être plus que des consommateurs ; notre citoyenneté s’en trouve déplacée. Nous mutons en sujets du commerce, asservis à l’obligation de croissance assurant pour chacun un bout du gâteau en fonction de sa qualification que le système a finement organisé et segmenté. L’idéologie mercantile et totalitaire de nos sociétés a fait du marché le déterminant principal de notre vie et de la consommation un loisir de masse. En réaction, elle a pris le risque de la frustration adossée à la précarité et à l’absence de perspectives. Les comportements transgressifs qui en découlent ont généré une autre économie qui loin de la contester a reproduit en dehors de tout cadre régulateur une violence libérale inouïe et d’une implacable radicalité. Il nous faut pourtant extraire le mot consommation de son carcan idéologique pour mieux l’appréhender et avoir à son endroit une approche critique et éducative. Chacun d’entre nous est un consommateur invétéré, volontaire ou à son corps défendant. Une revue militante en a même fait le titre de sa publication en reliant dans sa titraille ce « gros mot » au nombre d’habitants du territoire. Nous consommons, c’est entendu, mais quoi et comment ? Dans les métiers de l’animation ou dans l’engagement volontaire, certains d’entre nous sommes de gros consommateurs de biens culturels ou sportifs. Achats de livres, de disques, de places de théâtre, de spectacles sportifs, de revues, de voyages, d’équipements informatiques et multimedia ; la liste n’est pas close. Nous consommons et nous nous en portons non seulement bien mais souvent mieux.
Un pouvoir d'accès aux biens culturels
Certes, il nous est possible de choisir ce que nous consommons et cette possibilité de choix nous l’érigeons en valeur éducative et en art de vivre, la revendiquant comme émancipatrice tant elle permet l’accès aux livres, aux arts, à la connaissance, à la pensée. Car oui, nous avons eu cette opportunité républicaine formidable et émancipatrice, celle de l’éducation par la famille, l’école publique, l’engagement associatif, les métiers de l’enseignement. Il faut réaffirmer cette évidence ; les « colos » et les séjours d’adolescents doivent demeurer sur cette question un lieu primordial de réflexion, d’apprentissage, d’éducation. La gestion de l’argent de poche en centre de vacances, y compris avec ses disparités ne recouvrant pas précisément une différence de classe économique, demeure une situation concrète que nous ne devons pas abandonner. Le rapport à l’argent, à son pouvoir, à sa déification confirme que nous sommes effectivement à cet endroit de plain-pied dans l’éducation. Il s'agit ici d’éducation à la consommation, à la valeur symbolique de la monnaie, à la gestion de son pouvoir d’achat, à l’art de consommer. Il serait illusoire de croire que chacun a le même et qu’il serait intéressant de mutualiser l’argent de poche de tous afin d’opérer une « juste » répartition sous couvert d’égalité ; cela reviendrait à voiler toute réalité et tout rapport lucide au monde et à son iniquité.
Quand le catalogue donne le ton
L’offre catalogue des vacances collectives est aussi le reflet de ce consumérisme galopant. Le vocabulaire d’accroche, le planning établi et énoncé dans le descriptif mais susceptible d’être modifié (on se doute que ce ne sera pas en raison des projets des jeunes mais lié aux contraintes et difficultés matérielles ou financières) est terrible. En voici un très bref florilège : « Chaque jour quatre activités », « Bienvenue dans la capitale du soleil, des plages et du divertissement », « Ambiance garantie », « Les activités du matin cèdent la place à la détente et à l’imaginaire le reste de la journée »… Et puis cette phrase : « Plage, parc aquatique, tourisme, les jeunes sont associés aux choix des visites et des activités afin de les rendre acteurs de leurs vacances ». Une bien triste récupération ! Nous ne devons pas seulement espérer qu’en d’autres lieux, dans d’autres catalogues, d’autres propositions de séjours installent la résistance et organisent un vivre ensemble construit sur des valeurs plus humanistes. Nous ne pouvons pas non plus nous résigner à croire qu’à cet endroit nous avons également perdu la bataille des idées. Les individus se construisent par la culture, par une conception de l’activité émancipatrice car incertaine. Avec ses zones de recherches et d’incertitudes où le doute subsiste, celle qui ne garantit pas la réussite tout en en créant les conditions, celle qui accepte l’impondérable et les nuances, celle qui refuse l’uniformisation des goûts et des comportements.
Mimétisme et standardisation
Il me revient en mémoire ces adolescents en vacances dans des villes à l’étranger aussi distinctes que New-York, Venise, Budapest. Trois séjours, trois années successives, trois destinations et une constante : la revendication impérieuse de pouvoir retrouver dans la ville les grandes marques de magasin et pouvoir y consacrer un temps conséquent dans l’articulation du séjour. Et d’assister, ébahi, aux liasses de billets sortant des valises pour un usage d’achats essentiellement vestimentaires. L’achat d’un bagage supplémentaire venait couronner la caricature du consommateur adulte qu’ils devenaient. D’autres propositions d’activités que nous maintenions coûte que coûte n’avaient que peu d’écho sauf si elles avaient été annoncées par l’organisme auquel cas il fallait évidement les « faire » puisqu’elles étaient prévues, donc payées. à défaut, le contrat n’eut pas été rempli. Dans cette déferlante nous devons oser le pas de côté, user de l’intelligence des publics accueillis et forcer la réflexion nécessaire qui fera sens, peut-être. Des situations éducatives multiples sont à notre portée. Elles œuvrent à ce travail de réflexion. Elles s’offrent à nous concrètement notamment en présence des adolescents, cibles privilégiés des marchands.
S'emparer des situations de consommation
Par trois brèves illustrations avec ces adolescents en vacances, nous pouvons tenter la démonstration que pour bien grandir, il nous faut correctement consommer et par conséquent accorder de la valeur aux biens, valeur tout autant symbolique que pécuniaire. Ne dit-on pas d’un objet qu’il n’a pas de prix quand celui-ci est pourvu d’une forte charge affective ? C'est sans conteste cela qui fait de la cérémonie « achat de souvenir » un incontournable de nombreux séjours. à nous, sans la nier ni l'interdire, d'y adosser une réflexion et pourquoi pas une pratique en phase avec le lieu et l’esprit du séjour, la provenance des objets, l'éthique de leurs fabrications. Autre piste. Lors d'un séjour à l'étranger et notamment en résidence dans une grande ville, rien ne nous contraint à nous rendre dans les chaînes de restauration internationales. Une recherche minutieuse, par exploration dé-concentrique à partir du lieu de résidence ou sur les chemins de l’itinérance, peut nous offrir de belles découvertes de consommation alimentaire. Enfin, il n'est pas un groupe, dans lequel des adolescents ne soient pas habités par quelques hobbies et passions qui les conduisent à rechercher dans cette métropole étrangère un magasin, une échoppe, un commerce en lien avec cette expression de leurs personnalités. C'est une belle aubaine pour les animateurs que de profiter de ces intérêts particuliers pour aller vers la découverte des goûts des autres, tenter pour chacun d'en saisir le sens, consolidant ou assouplissant son rapport à ses goûts personnels. Un petit mais beau voyage vers l'altérité. Ainsi, s’il est utile que les consommateurs soient défendus, nous devons au-delà d’une attitude de défense pratiquer un agir offensif, penser une éducation à la consommation décomplexée et sans culpabilité. Il nous faut l’envisager dans la lucidité de notre capacité d’achat, entre l’acquisition du futile qui console et caresse et le nécessaire ou l’indispensable. Une façon toute simple de s’intéresser à la « société du loisir ».
Donner du sens à la consommation
En cela, il nous faut refuser le confort idéologique ou la paresse intellectuelle étayés par des certitudes en forme de lieux communs qui écartent la question. Le problème n’est pas l’acte de consommation mais le sens de cette consommation. La question n’est pas non plus celle de l’utile et du superflu. Dans l’opposition économique Nord-Sud, les vacances collectives sont pour beaucoup de l’ordre du superflu. Mais le superflu des vacances à l’adresse des jeunes occidentaux ne peut se satisfaire du super flux du marché construit sur les bassesses économiques les plus viles. Combien de tee-shirts « I love New-York, Moscou, Paris » sont-ils tissés dans des systèmes économiques et politiques dans lesquels la législation sur le travail des mineurs est plutôt arrangeante ? La consommation n’est pas le problème ; nous consommons et nous ne changerons pas cette antienne universelle. La problématique est politique avant d’être économique et le politique n’est plus à la mode. Pour consommer mieux et différemment nous devons réintroduire du politique dans le rapport aux loisirs et aux vacances. Nos vacances sont collectives, le mot est puissant. Nous ne regroupons pas des individus isolés les uns à côté des autres mais nous tentons de construire un agir ensemble qui fasse sens. Consommer dans ces conditions peut se révéler hautement subversif. Les vacances sont un droit acquis par les luttes sociales. Jamais une classe dirigeante n’a distribué de sa propre initiative des jours non travaillés et rémunérés, le cœur sur la main. Jamais ! Dans cet espace de résistance économique consommons donc ! « Ce n’est pas parce qu’on se fait de nos jours une idée vile du commerce que le commerçant que je suis doit s’avilir. Je n’attire pas par le piège. J’attire par la qualité. Et la qualité rebute. » – p.123, Barcelona, de Grégoire Polet, encore !
Article issu de la revue Les Cahiers de l'Animation Vacances-Loisirs