Les mères salariées du secteur privé subissent une perte salariale d’environ 20% 5 ans après une naissance et jusqu’à 40% pour les bas salaires.
Sexisme : jusqu'à quand encore ?
Ven : La société est-elle en train de prendre conscience d’une violence systémique exercée à l’égard des femmes ?
Bérangère Couillard : Dans notre dernier rapport, on observe que la société évolue sur ces questions. 94% des femmes de 15-24 ans estiment qu’il est plus difficile d’être une femme qu’un homme aujourd’hui, soit 14 points de plus qu’en 2023, et 67% des hommes de 15-24 ans le pensent, soit une hausse de 8 points. Le procès de Mazan a aussi permis une prise de conscience globale : pour 65% des Français, l’affaire Mazan illustre le fait qu’en matière de violences sexistes et sexuelles, tous les hommes portent une part de responsabilité et/ou de culpabilité. Plus de 9 personnes sur 10 considèrent que les hommes ont un rôle à jouer dans la prévention et la lutte contre le sexisme. Les hommes se sont engagés en signant des tribunes, en s’exprimant dans les médias sur ce sujet mais il y a aussi des résistances au changement qui se traduisent par des discours de déni ou de défense à l’image du hashtag #notallmen.
Ven : Le courant masculiniste gagne du terrain un peu partout dans le monde. Est-ce une réaction à la liberté revendiquée par les femmes dans leur vie intime et sexuelle* ?
B.C. : Le masculinisme progresse en effet dans l’esprit des hommes et surtout des jeunes hommes. Il est porté par des influenceurs et des responsables politiques qui s’en servent pour embrigader des hommes dans leurs combats conservateurs et imposer le patriarcat sous sa forme la plus violente. Les théories masculinistes s’attaquent en priorité aux libertés des femmes et notamment aux libertés dans leur vie intime et sexuelle. Elles s’attaquent évidemment aussi aux droits et libertés des personnes LGBT+. Les hommes masculinistes ne considèrent pas non plus que les femmes soient libres de leur corps, autant en matière de sexualité que de maternité. Dans de nombreux pays, on observe ce backlash violent qui rogne petit à petit les droits des femmes durement acquis. L’exemple le plus frappant reste celui des États-Unis et de l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade qui accordait aux Américaines le droit d’avorter dans tout le pays, laissant aujourd’hui les états américains libres d’interdire a entrainé un retour en l’IVG. Cette décision arrière dans de nombreux états américains, mais elle a aussi déclenché de nombreux débats dans le reste du monde et renforcé les positions des plus conservateurs.
Ven : Qu’en est-il en France ?
B.C. : Dans notre rapport, on constate que les jeunes Françaises sont plus conscientes de leur situation dans notre société actuelle que les jeunes hommes. Il y a cependant 13% de jeunes hommes à penser qu’il est plus difficile d’être un homme qu’une femme. Il y a donc un énorme travail d’éducation et de sensibilisation à faire auprès des plus jeunes.
Ven : Le rapport constate-t-il une progression vers l’égalité femmes-hommes ?
B.C. : Les données que nous avons récoltées ne permettent pas de l’affirmer. Le sexisme est encore très fort au quotidien : 86% des femmes déclarent avoir déjà vécu une situation à caractère sexiste, 9 femmes sur 10 répondent avoir dû adopter des stratégies d’évitement du sexisme, et 40% (+3 points) des femmes déclarent avoir subi au moins une situation de non-consentement, quand seulement 23% des hommes admettent de tels comportements. Le travail reste le principal domaine où les répon- dant·es considèrent qu’il y a des inégalités : 83% des femmes (et 76% des Français·es en général) considèrent que les femmes et les hommes n’y sont pas traités de la même manière. La conciliation vie professionnelle et vie personnelle continue d’être un sujet qui est confié aux femmes au sein du couple. En 2024, encore, les femmes n’occupent pas le même type d’emploi, ne travaillent pas dans les mêmes secteurs que les hommes, accèdent moins aux postes les plus rémunérateurs, et occupent près de 80% des emplois à temps partiel. Alors que les femmes sont plus diplômées que les hommes, seulement 42,6% des cadres sont des femmes.
Ven : Quel est l’impact de la maternité sur la trajectoire professionnelle des femmes ?
B.C. : Cette situation s’aggrave avec la naissance d’un enfant : devenir mère contribue à augmenter les écarts de revenus avec le père, rend difficile l’accès à l’emploi et pénalise les futures pensions de retraite des femmes. Les mères salariées du secteur privé ont une perte salariale d’environ 20% 5 ans après une naissance et jusqu’à 40% pour les bas salaires. Les ajustements professionnels après l’arrivée d’un enfant sont aussi 10 fois plus importants pour les mères que pour les pères. 95,6% des congés parentaux sont pris par les femmes, 70% des tâches domestiques sont réalisées par des femmes.
Ven : À quelles autres discriminations les femmes font-elles face ?
B.C. : La première des discriminations est celle basée sur le genre. Mais les discriminations se renforcent si une femme est aussi issue d’une minorité. Le cumul de ces discriminations, c’est ce que l’on appelle l’intersectionnalité. Le terme a été proposé par l’universitaire américaine Kimberlé Williams Crenshaw en 1989 pour parler spécifiquement de l’intersection entre le sexisme et le racisme subis par les femmes africaines-américaines. Elle a permis d’expliquer pourquoi ces femmes n’étaient pas prises en compte dans les discours féministes de l’époque. Le sens du terme a depuis été élargi et regroupe désormais toutes les formes de discriminations qui peuvent se cumuler et se mêler. Comprendre cette notion est important pour lutter contre la précarité subie par les femmes, souvent le résultat d’inégalités de genre et d’inégalités socio-professionnelles, mais aussi pour comprendre et agir dans de nombreux autres domaines.
Le Haut Conseil à l'Égalité appelle depuis de nombreuses années à l’adoption d’un programme d’éducation à l’égalité adapté à toutes les classes d’âge.
Ven : Quel peut-être le rôle de l’éducation pour construire une société véritablement égalitaire ?
B.C. : L’une des conclusions de notre rapport, c’est que l’éducation est l’un des leviers pour combattre ce sexisme persistant, et qu’il faut agir de toute urgence. Le Haut Conseil à l’Égalité appelle depuis de nombreuses années à l’adoption d’un programme d’éducation à l’égalité adapté à toutes les classes d’âge. Cette éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité, dite Evars, permettra évidemment de sensibiliser les enfants et les adolescents à la connaissance de leur corps et au respect du corps de l’autre. Mais surtout, elle permettra de déconstruire les stéréotypes et les normes sociales inégalitaires qui favorisent ce sexisme. Aujourd’hui, moins de 15% des élèves en bénéficient alors même que ce dispositif éducatif a été rendu obligatoire il y a presque un quart de siècle (2001) à raison de trois séances annuelles pendant toute la scolarité de l’élève. Nous nous réjouissons donc que la ministre de l’Éducation nationale ait annoncé le déploiement du programme Evars dès la rentrée prochaine. Nous avons la conviction que c’est un levier d’une importance cruciale pour l’émancipation des enfants et pour une société égalitaire. Ce d’autant plus qu’en termes de mesures attendues, 9 Français sur 10 ont exprimé, dans notre baromètre, qu’ils sont favorables à la mise en place d’un tel programme. Un chiffre qui démontre très clairement que l’opposition à ces séances est bruyante, certes, mais très minoritaire dans notre pays. C’est d’ailleurs la mesure la plus plébiscitée de notre baromètre. Elle est d’autant plus soutenue que 70% des Français considèrent que c’est la mesure la plus efficace.
En 2024, 40% (+3 points) des femmes déclarent avoir subi au moins une situation de non-consentement, quand seulement 23% des hommes admettent de tels comportements.
Ven : Jusqu’à présent les messages s’adressaient surtout aux filles. N’est-il pas temps aussi d’éduquer les garçons ?
B.C. : Les séances Evars doivent permettre d’éduquer et de sensibiliser, en particulier les garçons, aux notions d’égalité, à la place des filles dans la société et à comment ils peuvent participer à créer une société plus égalitaire. Il faut leur expliquer qu’ils en bénéficieront aussi, car les hommes également peuvent être victimes de nombreux stéréotypes de genre ou d’injonctions à la masculinité.
Ven : Pensez-vous que les hommes deviendront un jour des alliés effectifs ?
B.C. : De plus en plus d’hommes se disent féministes mais cela ne doit pas être qu’un discours ou une prise de position, ils doivent se battre pour l’égalité femmes-hommes au quotidien et la prendre en compte dans chacune des décisions qu’ils prennent, notamment quand ils sont à des poste de direction en entreprise, dans les associations ou encore comme représentants politiques. Il s’agit aussi pour eux d’être vigilants en permanence sur le sexisme ordinaire qu’ils peuvent exercer sans en avoir conscience. Comme je l’ai dit précédemment, plus de 9 Français·es sur 10 considèrent que les hommes ont un rôle à jouer dans la prévention et la lutte contre le sexisme. Nous ne pouvons pas simplement attendre qu’ils prennent conscience par eux-mêmes des privilèges que leur accorde le patriarcat, et qu’ils se décident à le combattre naturellement. Nous devons les embarquer dans ce combat à nos côtés mais peut-être aussi trouver de nouveaux arguments pour les convaincre. Par exemple, je dis souvent que l’égalité salariale est une nécessité en matière de justice entre les femmes et les hommes. Mais c’est aussi une des pistes les plus intéressantes pour régler la question des retraites : si les femmes gagnaient autant que les hommes et n’étaient pas pénalisées pour les congés maternité et parental qui freinent les carrières, elles cotiseraient davantage. Dans tous les domaines, il existe des raisons financières, économiques ou sociales pour inciter les hommes à faire progresser l’égalité dans leur entreprise, dans leur foyer ou encore dans le sport par exemple. Même si évidemment c’est avant tout une question de droit.
Le sexisme est encore très fort au quotidien : 86% des femmes déclarent avoir déjà vécu une situation à caractère sexiste.
Ven : Un mot pour conclure ?
B.C. : Je crois que les changements qui sont en train de s’opérer interrogent les hommes. Je l’ai dit précédemment, davantage d’hommes disent avoir perçu la difficulté d’être une femme. C’est encourageant. Ça veut dire que ce sont des sujets qui intéressent. Je pense que ça peut amener à une forme de réconciliation, et pousser les hommes à assumer de se battre pour l’égalité, alors même que ce n’est pas tou- jours valorisé dans les cercles masculins et plus largement dans notre société. Nos travaux sur l’état du sexisme en France montrent que l’on est en train d’essuyer les plâtres de ces évolutions, mais qu’il y a aussi beaucoup de raisons d’espérer que nous parvenions enfin à inverser la tendance.
* Une étude récente publiée par l’Ined indique ainsi qu’1 fille sur 5 revendique aujourd’hui une autre identité que l’hétérosexualité, alors qu’elles étaient moins de 3% à le faire en 2006 « Couples, histoires d’un soir, sexfriends », Marie Bergtröm, Florence Maillochon et l’équipe Envie.