Pédagogie nocturne

Sortir des murs dans le cadre d’un module « géographie urbaine » pour appréhender l’espace urbain contemporain, en comprendre les logiques qui ont prévalu à sa construction, et en analyser les effets matériels ou sensibles. Et porter un regard aiguisé sur cet environnement.
Média secondaire

L’IUT Bordeaux-Montaigne a institué pour ses étudiant·e·s dans le cadre de la formation Gestion Urbaine et Solidarité la possibilité d’expérimenter la ville de façon sensible et nocturne. Le dépaysement, la surprise sont au rendez-vous. C’est une véritable découverte qui enclenche une prise de conscience de la méconnaissance d’un milieu proche mais ignoré et engage une réflexion propre à rebattre les cartes de la représentation que chacun et chacune en avait avant cette sortie « hors les murs ».


 

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Cette sortie du cadre spatial s'est aussi accompagnée d'une sortie du cadre temporel puisque les étudiants, organisés en groupe de quatre à six, ont été invités à expérimenter l'utilisation nocturne d'un des six refuges périurbains offerts, dans le cadre des cent jours de l'été métropolitain, par la communauté urbaine de Bordeaux.

Cette expérience d'héberge­ments légers est fondée sur trois principes originaux : un héberge­ment rustique entre nature et ville, une approche entièrement gratuite pour les utilisateurs, une architec­ture pensée comme une œuvre artistique. Six refuges aux noms évocateurs en rapport avec leur forme et leur esprit: La Vouivre, Le Nuage, La Belle-Etoile, Les Guetteurs, le Hamac Et Le Tronc Creux

Ainsi, une séance de cours a-t-elle été réservée à cette intention et "remplacée" par une nuit en refuge. La commande étant formulée ainsi : « Je vous invite à aller dormir dans un refuge périurbain à votre convenance et à rédiger une note collective relatant cette expérience. Un temps de restitution sera organisé afin que chaque groupe partage son mode opératoire, ses sentiments et ses analyses avec les autres». L' hypothèse pédagogique part du principe qu'une approche sensible de la ville va permettre aux étudiants d'appréhender de façon concrète  l'espace urbain, de réinterroger leurs représentations, de percevoir et d'analyser les choix politiques et stratégiques prévalant à l'aménagement...

Qu'en disent-ils ?

Tram A, direction Floirac. Me voilà arrivée au terminus. Mais mon périple n'est pas terminé. Je dois me rendre jusqu'au parc, de « La Burthe ». Sur le chemin, je me suis maintes fois demandée où pouvait bien être cette forêt urbaine tant désirée... Je suis passée sur un pont au-dessus de la rocade, j'ai traversé deux ronds-points, gravi une route sur un kilomètre... J'aperçois au loin une lisière arborée. J'emprunte des sentiers étroits qui accentuent mon envie de refuge. J'y suis. Une étoile jaune entourée de verdure, perdue au milieu de rien me tend ses bras. Je sens l'herbe fraîchement coupée, l'odeur de la forêt. Les copines me rejoignent pour une soirée dans un entre-deux mondes. Avec en son cœur, un espace collectif permettant de se réunir autour d'un feu, la « Belle Étoile » a cependant son côté individualiste , isolant chacun pour dormir dans l'une de ses branches. Peut-être représente­ t-elle à elle seule toute l'ambiguïté de la ville ?

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Le parc de l'Hermitage est une véritable symbiose entre la nature et la ville résidentielle et laborieuse, une véritable traduction du concept de« nature en ville». En son sein, un refuge en forme de « Nuage ». Pour en faciliter l'accès, des escaliers métalliques et des dalles en béton délimitent les chemins. Au hasard d'une promenade nous nous sommes retrouvées sur un terrain vague, une friche industrielle... À la nuit tombée, nous nous sommes allongées dans l'herbe, pour profiter du ciel étoilé et respirer la nature. Mais qu'est-ce qui avait bien pu nous séduire pour retenir le plus lointain des refuges ? Peut-être son nom, « La Vouivre», ou plus certainement le lieu où elle se trouvait. Ambès, ses quelques trois mille habitants, ses lacs et cette pointe où se rencontrent terre et mer, Garonne et Dordogne et un peu plus loin Gironde et Atlantique.

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Un territoire de rencontre, de voyage, de bordure et de bout du monde. Un territoire dans lequel nous nous sentions déjà un petit peu en vacances, loin de la ville, sans que celle-ci nous ait réellement quittées. Un cocon, nous étions protégées de la ville mais pourtant, elle était partout autour de nous, toute proche. Mais nous l'avons vite ignorée pour profiter de toutes les choses que le « Tronc Creux » nous offrait et que la ville a trop tendance à occulter : le chant des oiseaux, le bruissement des arbres, l'art de l'oisiveté et même l'orage. Nous l'avons accueilli, avons dansé avec lui, il faisait partie de nous. Attendant que la pluie cesse, blotties à l'abri, nous n'avions jamais autant eu la sensation d'avoir trouvé refuge intramuros de la CUB.

Réinterroger les espaces publics

Des expériences vécues qui poussent à l'analyse sociospatiale. Cette nuit en refuge périurbain a été pour les étudiants une véritable expérience territoriale, une occasion d'arpenter la ville en creux, de sortir des espaces normés. Une nuit en refuge permet de percevoir différemment l'espace, d'appréhender une nouvelle forme de liberté, un mode alternatif d'appropriation du territoire. Les refuges périurbains ', rendant des territoires délaissés, désirables, invitent leurs usagers à réinterroger les espaces publics...

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En cheminant depuis le centre de Bordeaux, nous pouvons alors observer l'évolution de la ville. C'était la première fois que je visitais ces lieux ! On se rend compte que la ville ne se résume pas uniquement au centre historique avec ses immeubles en pierres et ses rues pavées, mais qu'elle comprend aussi une périphérie, des quartiers résidentiels, des rocades, des immeubles de banlieue, ou encore des zones commerciales et industrielles. Si le sentiment de nature était présent, celui de la ville n'était pas loin. Nous avions quitté l'espace bâti mais non l'espace urbain. Les règlements affichés sur le mur du refuge réactivent sans cesse la réalité de la ville. Une tension permanente entre liberté et contrôle, voici toute la complexité de ces refuges, entre ville et nature. En se retrouvant dans la nature, on se rend compte que la ville permet une expansion du temps, d'allonger nos journées, de choisir nos heures éveillées. D'un côté cela nous donne plus de liberté, en contrepartie notre rythme de vie n'est plus en accord avec celui de l'univers.

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Nous avons tous été surpris de nous sentir à la campagne alors que nous étions si près de la ville. Cet espace semi-naturel, situé à l'intérieur de la CUB nous fait nous dire que la ville n'est pas qu'une machine oppressante. L'espace confiné du refuge nous a laissé craindre l'étouffement, l'enfermement. Finalement, aucun de nous n'a eu ces sensations. L'espace disponible autour du refuge, le fait que celui-ci ne soit pas délimité, cela confère un sentiment de liberté, de sérénité.

La nuit a peut-être été courte, longue, agitée ou calme mais au réveil, le cadre pédagogique de l'expérience attend les étudiants, la « trêve nocturne » n'en était finalement pas une pour eux qui écrivent : Les espaces naturels ne sont plus aujourd'hui les seuls terrains d'aventure. Entre deux univers, le périurbain est un territoire de loisir que chacun peut prendre plaisir à découvrir. Les refuges fournissent un cadre à ces moments de plaisirs, offrant une temporalité décalée, lente et paisible. Le projet des refuges périurbains s'inscrit dans cette dynamique qui fait que le ludique, le festif et la culture deviennent aujourd'hui des producteurs d'espaces urbains. Il ne s'agit plus seulement de penser le développement des loisirs dans la ville, mais le développement de la ville des loisirs, celle-ci, intégrant ces multiples pratiques, devient elle-même divertissement... Une approche « hors les murs » qui semble convaincante, que ce soit dans l'appréhension pratique de la ville ou dans la dynamique réflexive qu'elle produit...