Jouer dans la ville

Les enfants jouent dans l’espace public. Mais comment y jouent-ils·elles ? Comment s’emparent-ils·elles des aires de jeux, comment en détournent-ils·elles les aménagements pour en faire le terrain de leurs aventures à Bruxelles et dans sa banlieue ?
Média secondaire

Cela peut paraître paradoxal, mais  plus l’espace est dédié à un public particulier, moins il favorise son appropriation ludique. L’imaginaire des enfants tourne à plein régime sur une place publique (dans un espace informel riche en possibilités) et à une vitesse plus modeste dans des lieux aménagés. Le pouvoir d’agir  modèle l’espace, lui invente des formes et permet aux vides de prendre de la place. C’est un véritable récital ludique, une symphonie de possibles où adultes et enfants réuni·e·s dans un même élan jouent ensemble et interviennent sur l’environnement. Les individus peuvent laisser libre cours à leur imagination et les groupes s’inventer des histoires communes et profiter des aménagements pour créer une nouvelle utilisation du bâti.

Ces dernières années, les contraintes se sont multipliées dans l'espace laissé à la jeunesse dans l'environnement public. Certes, des lieux spécifiquement réservés à certaines activités sportives ou culturelles ont vu le jour, mais ceux-ci ont le plus souvent pris la forme d'espaces strictement réservés aux enfants, voire d'espaces dédiés à la pratique d'activités précises, restreignant sans cesse les possibilités, les libertés, contraignant les enfants à évoluer en vase clos. Ces constats semblent constituer le symptôme d'une normalisation de plus en plus à l'œuvre aujourd'hui : tel espace est créé pour telle activité et tel public, ce qui garantit un tel type de comportement jugé « normal » et acceptable. L'espace et les choix politiques qui l'organisent ne disent alors pas à la jeunesse : « Deviens... » mais « Sois comme je désire que tu sois ! »

De telles logiques sont notamment à l’œuvre dans les plaines de jeux. En effet, ces espaces sont non seulement traversés par des logiques sécuritaires et une normalisation européenne de plus en plus stricte, mais également par une attente du « comportement » à adopter : prendre le toboggan dans le bon sens, ne pas jouer dans la boue, s'asseoir bien confortablement sur la balançoire...

Sophie Hubaut, jeune architecte et animatrice aux Ceméa, s'est intéressée à la place du jeu dans l'espace public et notamment dans ces aires dédiées aux enfants[1]. Les plaines de jeux qu’elle a analysées sont diverses : espaces réaménagés récemment par des architectes, aires «  classiques » composés d’équipements issus de catalogues, « terrain naturel » et aire « informelle », dédiée aux jeux et à d’autres types d’activités dont la fonction principale n'est pas spécifiquement le jeu.

La spécificité de cette recherche est la clé de lecture choisie pour observer les aménagements de jeux. En effet, plutôt que de traiter la question des plaines de jeux de manière classique, c'est-à-dire en les considérant au même titre qu’un terrain de sport, comme « un défouloir », ou comme le font les catalogues commerciaux comme « un outil pour développer des compétences chez l’enfant », les aires de jeux sont ici considérées en tant que lieux d’expression de « l’espace potentiel » (Winnicott, 1975). Ce concept, dépeignant le jeu comme un espace de transition entre le « moi » et le « ça » (l’extérieur), par lequel l’enfant se construit et prend petit à petit possession de ce monde qui l’entoure, soit en le modifiant physiquement, soit en l’enveloppant d’une couche d’imaginaire, semble particulièrement adapté à l’étude des usages d’un lieu. L’enfant joue en agissant sur son environnement.


[1] Le présent article fait état de la recherche menée par Sophie Hubaut dans le cadre de son mémoire de fin d'études intitulé « Jouer à Bruxelles : Winnicott comme clé de lecture des politiques et pratiques urbaines », présenté en septembre 2013 à la Faculté d’architecture La Cambre-Horta de l’Université Libre de Bruxelles.

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Le jeu, espace de transition et de transformation

Watermael-Boitsfort, parc de la Héronnière. Mercredi 12 juin, 16 heures.

Un module devient un obstacle autour duquel tournent les enfants qui jouent à touche-touche. Une fillette d’environ 5-6 ans relie un module à l’autre, entre lesquels se trouvent des arbres, une ombre, des éléments naturels : à chaque rencontre d’un élément particulier sur son chemin, elle interagit avec lui, change de direction, se penche pour le ramasser, shoote dedans…

Molenbeek-Saint-Jean, aire de jeux de la Petite Senne. Samedi 13 juillet, 15 heures.

Un enfant effectue constamment un parcours d’obstacles dans lequel il intègre, à chaque nouveau tour, une nouvelle épreuve. Son parcours est fait de slaloms entre les plots, d’une montée sur la butte, de grimpe en haut de la toile d’araignée… puis il rajoute le passage sur un jeu qui bascule et quelques notes de musique sur le xylophone.

Ces scènes prises sur le vif montrent combien des aménagements classiques, qui peuvent sembler éveiller peu d'imaginaire de par leur simplicité, deviennent rapidement le support à de nombreuses histoires et transformations. Ainsi, la plaine devient un grand paysage dont les échelles, toboggans et autres modules servent d’obstacles, représentent des immeubles à escalader, des ponts à enjamber… Ces modules sont les éléments d’une toile que les enfants tissent, où les espaces intermédiaires, les vides, prennent plus d’importance dans la construction du jeu que les équipements eux-mêmes.

Dans certaines aires plus récentes, les concepteurs ont porté leur attention sur la création d’éléments ponctuels ou de parcours dont l’usage ou le sens n’est ni défini, ni codifié (à l’inverse, par exemple, des toboggans). Ils prennent alors la consistance de cubes colorés, de bosses herbées ou minéralisées, de formes abstraites, d’éléments sinueux proposant de nombreuses alcôves… ils se confondent souvent avec des fonctions nécessaires (délimitation de l’espace, bancs…) et polarisent à eux seuls le jeu, tout en faisant partie d’un paysage plus global.

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Molenbeek-Saint-Jean, parc Bonnevie. Dimanche 16 juin, 14 heures.

Les enfants se lovent dans les trous creusés dans le banc de bois de l'espace des petits. Ils s’en servent tantôt comme plan de travail pour y jouer avec le sable, tantôt comme parcours qu’il faut suivre d’un bout à l’autre, debout ou assis selon leur assurance, ou encore comme main courante leur permettant de grimper sur la butte d’herbe.

À l’inverse, plusieurs aires de jeux proposent des aménagements très codifiés, tels que des camions ou voitures. Systématiquement, les enfants observés se contentent de s’asseoir à la place du conducteur et de tourner le volant, et ce, souvent encouragés par les parents, comme ceux qui insisteront pour que leurs enfants utilisent l’échelle ou le toboggan « dans le bon sens ».

Trois degrés d'intervention de l'enfant sur l'espace

Si l’espace peut avoir un impact sur le jeu, voire même le conditionner, les enfants ne sont pas dénués de pouvoir d’action. Et c'est précisément en jouant qu’ils peuvent intervenir sur l'espace. Les exemples précédents montrent en quelque sorte un « premier degré » d’intervention de l’enfant sur l’espace qui se fait mentalement : ainsi, par le biais de son imaginaire, il le transforme en lui donnant un sens différent. Il peut, par ce même biais, non seulement intégrer l’espace qui l’entoure, mais aussi les autres usagers de celui-ci.

Deux filles d’environ 5 ans jouent avec des formes dans le bac à sable. Elles commencent à fabriquer des glaces en sable. « Il en faut pour la famille, nous, et puis tous les autres », « et du sucre, du sucre ! ». Elles transforment le bac à sable en une provision de glace et de sucre à façonner, et donnent un rôle aux adultes et enfants les entourant (puisqu’il en faut pour tout le monde). Même expérience dans une autre plaine de jeux, où une petite fille confectionne un gâteau d’anniversaire pour moi, qui parle à sa maman.

Un « deuxième degré » d’intervention, presque inconscient, est lié à la dimension du jeu et à la maîtrise de l’espace qu’acquièrent les enfants au fur et à mesure qu’ils grandissent. Si les plus petits jouent dans un espace restreint, où les gestes se font très fins et détaillés, les plus grands acquièrent progressivement la maîtrise d'un espace plus étendu, notamment au travers des jeux de touches-touches. Se dessine alors toute une gamme d’espaces se croisant, se superposant, et entrant souvent en conflit, les plus grands traversant l'espace des plus jeunes.

Mais ce n’est pas parce que l’on devient grand, que l’on s’accommode uniquement de grands espaces vides où courir : les enfants profitent des aspérités pour se cacher, se surélever, en faire un obstacle ou une « maison », tout en pouvant se retrouver à nouveau dans des espaces plus petits. Ainsi, après avoir couru, s’être séparés de part et d’autre de la plaine, ils se recentrent autour d’une table, d’un banc, pour discuter, s’installent en cercle dans l’ombre ou sur un tourniquet, recréant ainsi un petit « salon », reviennent dans le périmètre étroit du bac à sable, diminuant leur emprise physique sur la plaine de jeux, tout en conservant une vision globale du lieu. Ce sont des aménagements circulaires permettant de discuter, des alcôves, des coins à part, qui vont favoriser l’émergence de ces rencontres.

Un groupe d’une dizaine d’enfants, garçons et filles entre 10 et 12 ans, se retrouve. Ils profitent de l’absence d’un gardien pour monter, via une grande cheminée (vestige de l'ancienne affectation industrielle du site), sur un toit voisin. Arrivés sur le toit, ils s’asseyent et discutent. Un peu plus tard, ces mêmes enfants sont tous assis en cercle sur le tourniquet, ils encouragent l’un d’eux pour les faire tourner, mais l’essentiel de ce moment se passe en discussions. Un peu plus tard encore, ils laissent le tourniquet pour s’installer à l’ombre de la cheminée, sur la butte. Chacun de ces endroits est investi comme un petit salon de discussion.

Enfin, un « troisième degré » d’intervention sur l’espace est la modification physique de celui-ci, en y laissant des marques, des traces. Il en va ainsi des constructions dans les bacs à sable, des cabanes dans les buissons, des jardins japonais, des flaques de boue à triturer, etc. La possibilité de modeler l’espace est nécessaire à la construction du jeu dans le temps, que cela se fasse seul ou en négociant avec les autres. On peut donner à l’environnement la forme que l’on veut, dans la limite des contraintes matérielles, puis détruire ce que l’on vient de construire pour recommencer, et ainsi faire évoluer l’histoire. Ces possibilités sont aujourd’hui essentiellement, voire uniquement, limitées aux bacs à sable ou aux aires de jeux à composantes naturelles : parterres plantés, buissons, etc.

De l'espace public non dédié

Un des terrains étudié lors de l’étude est un espace de jeu informel : une place publique. Sa disposition  relativement à l’abri des voitures, permet aux parents de se sentir rassurés et de laisser libres leurs enfants – en restant cependant à proximité sur l’un des nombreux bancs. Elle présente peu de possibilités de modifications physiques. Toutefois, les bosses pavées qui y ont été construites sur une partie engendrent un panel interminable d’appropriation par l’imaginaire, montrant ainsi qu’il n’y a pas que les aménagements définis par la loi comme « équipement d’aires de jeux » et soumis à des réglementations européennes, qui peuvent engendrer ce jeu, bien au contraire. Les modules standards sont bien souvent le simple signal qu’ « ici, on peut jouer » que le réel support du jeu.

Ce qui est intéressant dans ce cas-ci, c’est qu’il ne s’agit pas d’un espace de jeu réservé aux enfants, et que les adultes, eux aussi, « se prennent au jeu ». Autrement dit, la place est aussi un lieu de rencontre, de détente, de flânerie, de repos, pour les adultes et l’on y voit parfois même certains étendre leur plateau d’échec. Cette proximité entre le « jeu des adultes » et celui des enfants permet des interactions entre les deux groupes : on y voit des adultes tenter de grimper sur les bosses comme les enfants d’à côté, ou des enfants qui tentent d’attirer l’attention des adultes (inconnus) en face d’eux. Le jeu permet ici de s’approprier un réel espace urbain -non dédié- et de se familiariser avec la ville et les adultes.

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Une politique urbaine qui favorise la rencontre

Cette exploration des aires de jeux, de leur nature et de leur fonction, amène au constat que plus l'espace cible un certain type de public, d'utilisation, de comportement, moins le jeu est rendu possible. En effet, si l'on en revient à la définition de Winnicott, le jeu est un espace d'expression et de transition entre imaginaire et réalité, mais aussi une possibilité de faire l'expérience du changement. Pour avoir une prise réelle sur l'environnement, celui-ci doit donc être modifiable. Plusieurs exemples cités plus haut montrent que plus l'aménagement est simple,  plus ces possibilités de modifier, de laisser des traces, d'agir sur l'environnement sont rendues possibles. Ainsi, alors que la petite voiture ne permet que de s'y asseoir et de prendre le volant dans ses mains, des bosses ou des creux formés dans le sol peuvent être la source de dizaines d'histoires.

Il ne faut pas de « jeux » (au sens d'installation pré-pensées pour une utilisation précise) pour qu'il y ait jeu. En revanche, cela ne veut pas dire qu'il ne faille rien proposer. Au contraire... un espace lisse, sans aucune rugosité, sans aucun relief, n'incite pas non plus à créer. Des éléments déclencheurs sont nécessaires pour inviter au jeu, au mouvement, et c'est bien le choix de ces incitants qui nécessite d'être repensé. Les aires de jeux ne doivent plus être considérées, entre autres par les gestionnaires, comme une addition d’équipements ponctuels proposant chacun « une seule proposition de jeu », mais comme des paysages globaux. Il faudrait pouvoir proposer aux enfants des espaces agrémentés d’alcôves, de recoins, de parcours non définis et de formes abstraites, de matériaux transformables.

Des espaces intermédiaires pourraient également exister dans la ville, dans lesquels fontaines et mobiliers deviendraient de vrais prétextes d'activité et de rencontre, investis tant par les enfants que par les adultes. C'est la diversité de propositions qui peut permettre de rencontrer tous les besoins, toutes les envies et d'ouvrir les possibilités plutôt que de les restreindre. L'enjeu pour les politiques urbaines est donc aujourd'hui de penser l'espace public ni comme espace restrictif ou préventif, ni comme espace stérile, mais bien comme un réel espace d'expérience possible. Toutefois, l'architecture ne peut se penser toute seule et doit nécessairement prendre en compte la réalité des acteurs : enfants, adultes, associations de quartier, écoles... L'éducation peut alors se poser comme un éclairage complémentaire à celui des conceptions urbanistiques, en replaçant les personnes dans une possibilité de construction au départ d'elles-mêmes et non dans une évolution pensée en dehors d'elles. Le pouvoir d'agir sur l'environnement, d'en créer les conditions et de les faire évoluer est alors rendu à tous.

Note : Article initialement paru dans la revue CEMEAction des Ceméa Belgique dans une version plus longue. A retrouver sur : http://www.cemea.be/Jouer-dans-la-ville


Cet article est issu des Cahiers de l'Animation - Vacances loisirs.