Questions à Francesco Tonucci

Une interview qui nous amène à nous interroger sur la place de l’enfant dans la cité et dans le système éducatif en général.
Média secondaire

Francesco Tonucci par ses dessins, ses recherches en psychologie et en sciences de l’éducation et par son action dans le projet La città dei bambini, nous amène à nous interroger sur la place de l’enfant dans la cité et dans le système éducatif en général. Une réflexion, qui croise les démarches de l’Education nouvelle et a souvent accompagné nos formations. Le choix d’une publication bilingue est une volonté de la part de la rédaction de VEN de mettre en avant des liens internationaux, qui contribuent à la construction de réflexions et d’actions pédagogiques.

Propos recueillis par Olivier Ivanoff

Traduzione Francesca Carucci

VEN : Il est assez rare qu’un universitaire passe par le dessin, pourquoi avoir choisi ce mode d’expression ? Il faudrait plutôt se demander pourquoi un dessinateur fait de la recherche.

En effet, j'ai commencé à dessiner bien avant de devenir chercheur, et même avant d'apprendre à lire et à écrire. Mes premiers souvenirs d'école sont ceux de l'école maternelle, où la maîtresse venait me voir dessiner avec la craie sur le tableau noir. Plus tard, la vie m'a emmené vers l'univers de l'éducation et j'ai intégré l'Institut de Psychologie du CNR (Conseil National de Recherche). J'ai conservé naturellement ma vocation artistique et continué à dessiner et à peindre toutes sortes de sujets : des paysages aux formes, des portraits aux natures mortes. Cette production, qui aujourd'hui remplit ma maison, est restée complètement secrète et inconnue. Depuis, 1968, à l'époque où toute la société était à la recherche de formes plus directes et « populaires » pour communiquer, j'ai commencé à dessiner des vignettes pour rendre plus efficace l'exploitation de mes recherches, dans un contexte pas souvent perméable comme l'école.

 

VEN : Que pensez-vous de l’environnement extrêmement sécurisé, que la société construit autour des individus et qui cherche à exclure tout risque ? Quelle incidence cela peut-il avoir sur l’éducation et les apprentissages ?

Je crois que cette obsession moderne de tout sécuriser grâce à une progressive mais constante multiplication des systèmes de défense est inutile et même dangereuse, spécialement pour les plus petits qui y sont confrontés de manière directe. Cette augmentation des défenses (police, caméras, systèmes d'alarme de plus en plus technologiques) produit des effets contraires et contradictoires. D'un côté se développe une attitude à déléguer : les gens payent pour leur défense et prétendent donc à ce que leur sécurité soit garantie. Ils ne se sentent pas responsables de leur contrôle personnel et social. La meilleure façon de sauvegarder notre sécurité est l'implication, la présence et la responsabilité (« I care » est le slogan de l'école de Barbiani fondée par Don Milani, dont on commémore cette année les 50 ans de sa disparition). De l'autre côté, on a une augmentation constante de la peur. La mise en œuvre des systèmes de défense, nous rappelle à tout moment une éventuelle présence du danger, en arrivant parfois à imaginer des situations paradoxales. En Occident, selon les statistiques officielles, le nombre d'accidents de la route et des crimes est en diminution (même si on souhaiterait d'avantage), mais la peur est en train d'augmenter. Ça signifie que notre peur, qui est un instinct fondamental de protection, a perdu toute connexion avec le danger et, de ressource, se transforme en esclavage. D'un point de vue social, tout ça est extrêmement nocif, spécialement pour les catégories plus faibles, en particulier les enfants. C'est dans les premiers jours, mois et années de vie qu'on fait l'expérience des connaissances fondamentales qui vont façonner notre personnalité et notre rapport avec le monde. Elles se réalisent surtout à l'extérieur dans l'exploration, la découverte, entre les merveilles et les obstacles, avec les amis, en dehors de la maison, sans des adultes qui nous surveillent. Cette façon de vivre est en train de disparaître, remplacée par les différentes écoles et les nouvelles technologies.

 

VEN : Paradoxalement, on a parfois l’impression que la société ne permet plus aux enfants de vivre leur statut d’enfants et cherche à les projeter dans un environnement et des comportements d’adolescents ou d’adultes, ne leur laissant pas le temps de grandir, de jouer et de se construire . Qu’en pensez-vous ?

Je pense que le plus grand risque pour nos enfants aujourd'hui, est leur impossibilité à prendre des risques. C'est évident qu'en présence d'un adulte qui accompagne, l'enfant ne peut prendre aucun risque, ni rencontrer des obstacles : il ne peut donc pas faire l'expérience de chercher une stratégie correcte pour dépasser l'obstacle et ensuite vivre la satisfaction d'une réussite ou la déception d'une défaite. Cette situation fait naître un progressif besoin de transgression qui se manifeste, ou explose parfois à l'adolescence, quand l'enfant commence à gagner plus de liberté, avec les clés de la maison ou peut-être un scooter, passant donc d'une dépendance totale à la quasi totale autonomie. Alors le danger peut être réel et grave. Je suis convaincu que ce qu'on appelle les « drames de l'adolescence », comme le harcèlement, l'abus d'alcool ou de drogues, la sexualité précoce, le vandalisme, les accidents de moto ou de voiture, le suicide soient toutes des conséquences d'erreurs éducatives subis pendant l'enfance.

 

VEN : Enfant acteur ou enfant consommateur ? Comment considérez-vous la place laissée à l’enfant actuellement dans la société ?

L'enfant aujourd'hui est devenu rare, précieux. Il est souvent fils unique, né de parents d'âge un peu avancé, qui ont déjà fait leurs choix les plus importants. L'enfant participe peu à la vie de famille et il est trop précieux pour pouvoir se permettre de prendre des risques. Avec ces caractéristiques, on peut ne pas lui reconnaître un rôle de protagoniste, qui en fait la cible privilégiée du marché. L'univers de l'enfance fait tourner une impressionnante quantité d'argent, depuis les produits de puériculture en passant par les jouets, la mode, les produits technologiques, jusqu'aux multiples activités « éducatives » extra-scolaires (langues, arts, sports…).

 

VEN : Quelle complémentarité voyez-vous entre l’individu et le groupe dans l’éducation ?

Je n'ai aucun doute quand j'affirme que les connaissances fondamentales s'acquièrent en dehors du cocon familial, à l'extérieur, et je pense que la meilleure façon de vivre ces expériences, c'est ENSEMBLE. Le groupe devrait être la base sociale, dans l'apprentissage de l'autonomie, dans l'exploration et dans les jeux, autant qu'au sein de l'école. Ensemble on apprend à connaître et apprécier les diversités, à mettre à disposition ses propres qualités, et à jouir de celles des autres dans l'entraide. C'est pourquoi j'aimerais que dans l'école de demain on puisse voir des âges mélangés, pour que les échanges deviennent encore plus authentiques.

 

VEN : Que retirez-vous de vos expériences dans le projet La Città dei bambini ?

Beaucoup de choses. Premièrement, la conviction toujours plus profonde en moi que les enfants méritent notre écoute, parce qu'ils ont des choses très importantes à nous dire. Deuxièmement, parce qu'ils méritent d'être laissés plus libres, puisqu'ils sont des êtres capables et responsables. Il faudrait leur offrir des villes structurées de manière différente, des villes dont les administrateurs donneraient la priorité aux piétons et non pas aux voitures ; des villes dans lesquelles ont pourrait utiliser l'espace public pour que les enfants puissent se rencontrer et jouer sans danger. J'ai compris que seule une politique qui aurait une véritable culture du service et un amour pour son pays et sa population saurait reconnaître que ce projet est une vision réelle d'un changement vers une ville capable d'envisager le futur avec sérénité.


Vers l'Education Nouvelle (n° 568, octobre 2017)