Activités spontanées

Pas de choix verbal, pas d’inscriptions pour telle ou telle activité. Dans un grand parc, avec un bois touffu chacun·e s’affaire à son occupation du moment. Qui fabrique un arc pendant qu’une cabane éphémère est construite, tandis que plus loin d’autres peignent un totem.
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Média secondaire

Une véritable poétique de l’espace qui offre une multiplicité de possibles, une palette à enrichir au rythme de chacun·e. Il s’agit d’être actif·ve par soi-même (la spontanéité provient du dedans) dans ce centre de vacances dans un environnement propice riche et réfléchi. Et si toutes les organisations suivaient ce modèle ? Et si la tâche première des équipes éducatives n’était pas de trouver des activités mais de permettre l’émergence d’essais, d’occasions multiples de vivre des expériences uniques et décidées, d’autoriser que s’exprime le désir de faire ou de se laisser aller à la lecture, au farniente, au jeu de la marchande ?

Cemea

« L'éducation sait patienter parce qu'elle est désintéressée, pressée, perfectionniste, activiste, formaliste. Interrogeons-la. Interrogeons-nous. » (1)

À Luthezieu, au fond d'un grand parc, un petit bois touffu. C'est ici que le groupe des moyens a décidé de matérialiser son territoire. Idée saugrenue pour quelques-uns : c'est loin du bâtiment, ce n'est pas pratique ; il faut de nombreux déplacements ; les enfants vont s'éparpiller, ils ne vont pas tous venir à la toilette… Et pourtant, ils ont tenu bon. Dès le premier jour, les animateurs ont commencé à s'y réunir avec les enfants.

Quelques-uns construisent des cabanes vite défaites, aménagent des coins ou élèvent un pont de singe. Ce fut leur unique terrain d'activités pendant huit jours. Ils jouent à la marchande, au cheval sur un tronc, aux cow-boys, à la pichenette la vraie, avec le couteau sur le nez et derrière la tête; ils discutent ou jouent à cache-cache.

Une fille a commencé un arc, une autre finit une couronne de feuilles puis grave son prénom sur un bâton. Dans un coin, un solitaire plante des clous sur une planche pendant qu'un autre court en sautant des obstacles. Un petit groupe peint un totem en bois. N'imaginez pas des activités successives d'ensemble. Non, ces activités se déroulent en même temps. Aucune ne repose sur un choix verbal ou une inscription préalable. Aucune n'est réellement proposée par un animateur qui dit : « Aujourd'hui, je vais faire…».

Non, ici, rien de tel, simplement des essais, des erreurs, des expériences, des inventions, des tâtonnements, des détours, c’est l'appropriation et l'exploration d'un territoire par sa transformation et «l'agir» de chacun selon son désir, son besoin et son intérêt. Les animateurs auraient pu confectionner un joli tableau et dire : « Qui veut jouer aux Indiens? Qui veut faire des arcs? » Non, détrompez-vous, ce n’est pas le lieu, ici, de stériliser l'invention et l'expérience en la restreignant et en la coupant de toute improvisation possible. « Le culte du modèle devenu modèle de culture semble bien clôturer l'invention […] L'être se perfectionnerait mais ne s'invente plus. Il se raffine mais sans doute, en même temps, se fragilise-t-il comme une lame de rasoir. Efficace mais éphémère. Ou bien nous sommes d'un autre temps. Celui du dur désir de durer qui grave sur les arbres, qui apprend de s'étonner, de ne jamais savoir ? Que désire apprendre celui qui sait sans avoir désiré, qui franchit l'obstacle sans l'avoir mesuré ? » Regardez-bien cet enfant qui enfonce sur une planche une vingtaine de clous. Il est très occupé, croyez-le bien, et ne lui dites surtout pas qu'il faut tenir son marteau sur le bout rouge : ce n'est pas le moment. Vous pourriez aussi lui apprendre à enfoncer un clou droit. Ce n'est pas son but. Il (s') expérimente. Il se sert du marteau et du clou d'une autre manière que vous. Et celui qui essaye de voir si la scie marque une trace sur la pierre ? Allons, souvenez-vous. Qu'importe, il s'arrange toujours pour le faire sans que personne ne le voit, si on lui en laisse la possibilité. Et cet autre garçon qui tient un morceau de bois, croyez-vous qu'il le scie ? Non, il le frotte, le casse, le coupe ou le cisaille dans tous les sens, le tape ou enlève l'écorce. Imaginez-vous combien de temps et d'activités recouvrent ces verbes ? Après cette expérience sensorielle, il construira un objet mais ce sera un objet bien biscornu, un garage comme vous n'en avez vu nulle part ou une guitare qui n'en a que les cordes. Le détour, l'apprentissage libre de la résistance de la matière, sont nécessaires à l'expression de l'habileté et du désir liés l'un à l'autre. N'allons pas trop vite. Un perfectionnisme précoce est de mauvais augure pour l'avenir. « Car à quoi pourrait bien servir un outil si nous n'avons pas, dans le même temps, contribué au développement du goût exaltant d'explorer les choses et son propre plaisir d'agir ? » Je ne dis pas que la connaissance et le savoir-faire ne sont pas utiles à certains moments. Si l'animateur sait fabriquer un sifflet ou une corne, il peut commencer la fabrication. Mais n'hésitons pas à « perdre » du temps, à laisser l'initiative d'invention à l'enfant, ne restreignons pas son champ d'expérience nécessaire à une fabrication sans qu'il ait au préalable expérimenté avec originalité le milieu et la matière. La relation de l'enfant au milieu et à la matière est un rapport historique et subjectif qui laisse passer l'irrationalité du désir tout en construisant sa socialisation. Le simple bâton sera d'abord le pistolet du cow-boy avant d'être gravé puis fabriqué plus finement. Le bateau sera auparavant la planche sur laquelle ils essayent de tirer des pierres. N'abrégeons pas cette expérience. Laissons-lui le temps de se développer pour que la fabrication plus fine s'affirme sur la conduite ludique spontanée des enfants. L'attention aux choses les plus simples et les plus quotidiennes oblige à se poser des questions sur la naissance des activités et les conditions nécessaires au déroulement de l'activité spontanée. Trop d'animateurs se plaignent d'une méconnaissance d'activités alors qu'il s'agit d'une mauvaise lecture de l'activité de l'enfant ou d'une organisation pédagogique qui empêche le développement de celle-ci en l'enfermant dans un temps et un espace qui contraignent à une présence constante des adultes et à la pratique unique d'activités productives. « L'éveil de l'enfant ainsi obtenu au prix d'une longue recherche, de longs détours ne privilégiant aucune spécialité, aucun geste formel, aucun milieu, mais s'opérant dans la diversité des expériences vécues, n'aboutit pas à des apprentissages spectaculaires (mais ne s'agit-il pas d'apprentissage tout de même, pour autant que la somme de ces expériences est enregistrée ? […] La diversification des itinéraires adoptés par chaque enfant exclut les comparaisons, revalorisant l'unicité de son être. Non seulement elle fortifie ses possibilités motrices, participe à l'organisation de ses aptitudes psychologiques et manuelles mais encore forge sa volonté, son opiniâtreté, enrichit sa conscience de tous les moyens possibles pour parvenir à un but. De la sorte, ces vécus contribuent à préparer l'enfant à la diversité des apprentissages futurs plus qu'à briller dans la pratique particulière où l'on avait rêvé qu'il brille. »

LA QUALITÉ DE L’ACTIVITÉ

La qualité de l'activité devient, en fait, un perfectionnement et une adaptation constante des démarches qui permettent une diversité de chemins, de projets, de traverses et de détours. Nous croyons trop souvent qu'une activité réussie est celle qui permet d'atteindre rapidement un but. À la limite, c'est un peu le contraire. La qualité de l'activité passe par l'instauration d'une « poétique de l'espace » qui multiplie les possibilités d'activités spontanées de l'enfant et les enrichit en respectant les sentiers tortueux qu'emprunte chacun, prémices d'une authentique création. Alors, c'est sûr, le matériel et les outils peuvent être endommagés plus facilement. Quelques-uns nous ont dit que le matériel était gaspillé. Curieusement, ils nous ont affirmé aussi que le temps était gaspillé (entendez : les enfants font moins de choses productives par rapport à l'année dernière). On nous a même parlé d'attitude de consommation. En fait, l'attitude de consommation, c'est bien celle qui consiste à faciliter la fabrication, à prédécouper des morceaux de bois pour qu'ils ne soient pas entaillés de mauvaise manière, à apprendre rapidement les gestes nécessaires pour ne pas détériorer le matériel et, en même temps, restreindre l'expérience maladroite utile à la compréhension active de ce geste, à envisager une organisation d'activités (de qualité certes et même, parfois, faites par les enfants eux-mêmes) avec un mode d'emploi précis : l'animateur. Vite, dépêchons-nous de trouver des activités, à raison de quatre par jour (4 x 30 jours = 150 !).Et nous aurons une belle vitrine devant chaque centre : n’oubliez pas la patente…Pourtant, si on observe le déroulement d'activités spontanées, on se rend compte que toutes les conditions de sécurité matérielle et psychologique sont réunies : les enfants ont leur rythme propre. Ils sont libres de circuler et d'utiliser les matériaux nécessaires à leur activité. Celles-ci sont variées. Elles ont un sens pour l'enfant. L'occupation du temps ne pose pas de problème. Bien sûr, je ne dis pas que l'activité spontanée se développe facilement. Je développerai ci-dessous les conditions et les caractéristiques des activités spontanées.

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ESPACE VIVANT ET ACQUISITIONS VÉCUES

Les centres de vacances se situent le plus souvent dans un milieu rural qui ne porte pas l'interdit de l'adulte et qui se caractérise par un espace diversifié procurant une grande variété de matériaux et de possibilités d'activités. La découverte du milieu naturel et social ne s'opère pas sur un mode scolaire mais se déroule à partir d'une démarche spécifique qui repose sur l'espace vécu.

Pour que ce milieu soit réellement vécu par l'enfant, il est nécessaire que l'organisation pédagogique permette d'abord une individualisation suffisante et la pratique d'activités libres de transformation de ce milieu. Il faut également que la collectivité des enfants et des adultes aide à réaliser les projets exprimés par ces activités dans une forme qui respecte le mode d'appropriation de l'environnement par l'enfant (essentiellement la conduite ludique) et un contenu qui soit le prolongement direct de cet intérêt spontané.

Le centre de vacances devient, alors, le lieu de l'espace vivant et des acquisitions vécues, autrement dit des apprentissages liés à l'épanouissement de l'enfant. Apprentissages qui se fondent sur l'expérience personnelle de chacun et un milieu (espace + organisation pédagogique) qui favorise l'émergence d'activités spontanées et se concrétise dans des projets élaborés par la collectivité des enfants et des adultes...

Ce texte de Patrick Dessez* a été publié initialement dans le « Bulletin des Responsables n°94 » Île de France - Champagne-Ardenne (juin 1982). Dans la forme présentée ici, il a été retravaillé et publié dans la revue « les cahiers de l'animation vacances loisirs » - n° 34 (2e trimestre 2001). Il y développe la notion d’activité spontanée qui reste une conception d'une grande actualité compte tenu d’une tendance de la marchandisation des activités en vacances et de loisirs et de l’évolution du comportement des enfants.

* Patrick Dessez est psychologue clinicien. Ex permanent des Ceméa, il a beaucoup travaillé sur la prévention des conduites à risques chez les adolescents.

1. Les citations contenues dans cette première partie sont tirées de l’excellent livre d’Alain Vadepied : Laissez l’eau faire. Ed. du Scarabée.

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