Pratiques numériques : prévention des prises de risque

Les pratiques à risque existent aussi dans les usages du numérique des jeunes. En tant qu’animateur, éducateur, enseignant, quelles actions de prévention mettre en place pour agir ? Accompagner, sensibiliser, choquer : limites et bénéfices des différentes approches.
Média secondaire

Travailler aujourd’hui sur l’éducation aux médias, en regard des pratiques numériques des jeunes, amène à être confronté à la problématique des pratiques à risques, donc à des problèmes de prévention et de protection. Dans la conception et la mise en œuvre de leurs projets d’action sur la question des pratiques à risques sur les réseaux numériques, les Ceméa intègrent une approche de prévention au croisement de différentes approches.

Les acteurs dans le travail de prévention et leur rôle

Ces approches s’appuient sur la mobilisation des différents acteurs, à des niveaux spécifiques :

  • Les entreprises médiatiques qui diffusent des contenus toxiques, comme dirait Bernard Stiegler, pour poser une posture de régulation publique parfois nécessaire (cf. l’interdiction de la télévision pour les bébés) et de corégulation avec la société civile en posant les questions d’éthique et de responsabilités sociales vis-à-vis des mineurs notamment.
  • Les parents et les éducateurs, en les formant à ces enjeux à la connaissance des pratiques des jeunes et des contextes d’usages des réseaux numériques, en leur proposant différentes ressources, points d’appui pour leurs interventions éducatives.
  • Les enfants et les jeunes eux-mêmes, à travers un travail d’éducation critique aux médias, et de dialogue partagé sur leurs pratiques médiatiques, voire en s’appuyant sur des co-régulations de pairs à pairs.

Pour approfondir la réflexion, nous avons souhaité faire un détour par les lieux et espaces où se posent et sont donc mis au travail ces questions de prévention des pratiques à risques chez les jeunes.

Cemea

Quels que soient les risques à prévenir et les personnes qui les prennent, les premières réponses ancrées dans un apparent bon sens vont vers l’information portant sur les dangers encourus. On voit ainsi se multiplier les démarches pédagogiques, les plaquettes d’information, les outils techniques, les incitations aux bons comportements, les alertes…et la liste des risques à prévenir est exponentielle car les objets sont innombrables : routiers, piétons, tabac, alcool, internet, relations sexuelles non protégées, drogues, obésité, problèmes cardiaques, soleil, hypovigilance…

Agir ainsi cela rassure car on ne reste pas inactif en tant qu’acteur social, et cela montre que l’école, l’Etat, la mairie font quelque chose. Cela crée même des métiers : agents de prévention, préventologue… Les lecteurs les plus âgés de ce texte se souviennent peut-être des affiches édifiantes punaisées dans nos salles de classe, montrant comparativement le foie d’un alcoolique et celui d’un tempérant, les poumons d’un fumeur et ceux d’un abstinent…

On peut honnêtement douter de l’efficacité de ces images terrifiantes, sinon la question serait largement réglée dans ce début du XXIè  siècle. Alors, aujourd’hui, quelle est l’efficacité de «Fumer tue »?

Effets paradoxaux de la prévention thématique

D’autre part, la prévention thématique produit des effets parfois inattendus. Ainsi, la pratique du «conducteur sobre »pour les sorties  en boîtes de nuit, très efficace au plan de la sécurité routière, l’est nettement moins sur celui de la consommation d’alcool des futurs passagers, qui peuvent  alors se « lâcher » sans le souci du retour. Parlons aussi  des effets inverses  toujours possibles.  On  a vu  un  jour  une  petite route d’accès  à un  circuit de compétition moto être « sécurisée » avec des bottes de paille, des glissières de sécurité rabaissées… ceci  installant les conditions d’une parfaite piste de course de côte, utilisée ainsi par nombre de jeunes motards prenant alors nettement plus de risques… protégés. Dans le même registre, on peut se questionner sur la légitimité et l’adaptation d’informations apportées à des adolescents sur les dangers et les risques de telle ou telle pratique. Quiconque connait les fonctionnements psychologiques de cet âge est légitimement dubitatif sur les effets prudentiels attendus, l’envie d’essayer pour voir, car on se sent fort, pouvant  prendre le pas sur la raison. Quant à ceux que la raison gouverne, pourquoi leur parler de ce qui ne les concerne pas?

 

Etre là : la prévention situationnelle

La prévention situationnelle est une autre approche, qui se rapproche des personnes et de leur subjectivité. Il s’agit d’être là où ça se passe : soirées festives dans l’espace public, périphéries des concerts et des fêtes techno, rendez-vous de motards et de tuning, groupe des habitués d’un bas d’immeuble… Etre là pour parler de la vie, du temps qu’il fait, et pouvoir ainsi saisir en situation les occasions d’intervenir sur les pratiques. Cela nécessite évidemment de connaître un peu quelque chose de ce qui fait réunion, et de ne pas nier ou occulter ses propres pratiques afin que le lien puisse se tisser. On connait bien cette démarche sous les termes de «réduction des risques», issu des milieux homos et des milieux toxicos : ne pas intervenir pour interdire (au nom de quoi et de qui ?) mais travailler pour que se développe  une gestion raisonnée  des risques  pris par ceux qui les prennent afin d’en éviter nombre d’effets collatéraux, parfois directs.

L’arrivée du Sujet

La prévention situationnelle implique de porter attention à chacun. Voici donc les sujets apparaître, alors que nous avions commencé par ne parler que des risques pris par des individusanonymes et supposés  tous identiques.

La prévention de l’usage des substances psychoactives nous a appris que l’axe de travail à développer ne doit pas porter principalement sur le produit, sa connaissance, ses effets, ses dangers, au risque de se perdre dans des énumérations descriptives et des catégorisations ingérables, mais qu‘il est nettement plus efficace de se centrer sur le rapport que chaque individu différent, entretient avec le produit 1. On identifie alors trois grands types de rapport et d’usage :

- un usage occasionnel, principalement festif, avec des quantités limitées, « pour être bien »;

- un usage régulier, avec des quantités non négligeables, «pour aller moins mal »;

- un usage permanent, dans un rapport de dépendance au produit où celui-ci rythme la quotidienneté et envahit  l’ensemble de la vie. C’est le tableau classique du « drogué » dépendant de sa dose d’héroïne ; c’est aussi celui, bien proche, du fumeur en manqué  pour qui trouver le produit est plus important que la relation sociale dans laquelle il est engagé et qu’il interrompt pour aller trouver un tabac à la porte duquel faire la queue.

 

Les interventions préventives possibles

  • Tenter d’éviter le premier recours, le premier risque, quel qu’il soit, dans le rêve impossible d’un « risque zéro » généralisé. C’est illusoire pour tous, c’est possible avec certaines personnalités, sur des risques ciblés: alcool, tabac…
  • Accompagner, interpeller en situation, afin de travailler à ce que des habitudes ne s’installent pas chez des utilisateurs et des pratiquants occasionnels.
  • Comprendre que l’information sur le risque ne sert à rien à celui qui a besoin de le prendre pour être ou pour croire qu’il est, et travailler avec lui sur les ancrages de ce besoin permanent.
  • Quant à la dépendance, la question ne se pose pas en termes de prévention. C’est une autre histoire.

Reste posée la question des différences de réaction des personnes face aux situations à risques. Comment se fait-il que certains les contournent ou les gèrent, pendant que d’autres y plongent ? Les recherches récentes en addictologie montrent que nous sommes tous différents devant les processus neurochimiques liés à l’effet des substances psychoactives. Chez certains les systèmes de transmission et de régulation synaptiques seraient plus fragiles que chez d’autres, peut-être même plus avides de certaines substances. Et si ces acquis récents concernaient également le système biochimique lié aux émotions, donc aux prises de risques, c'est-à-dire la façon dont chacun produit, gère et régule ses endorphines?

 

Le champ des compétences psychosociales

On peut aussi se poser la question des prédispositions d’ordre psychologique et éducatif et de leur effet sur les comportements individuels et sociaux. C’est le registre des compétences, des capacités psychosociales exploré par nombre de professionnels, au carrefour de la prévention et de l’éducation. Brièvement, il s’agit de porter attention au développement de certaines compétences individuelles dans le rapport aux autres : les capacités à exprimer verbalement des émotions, à s’exprimer devant d’autres, à soutenir des arguments dans un débat, à savoir et pouvoir dire non, à prendre du recul sur ses propres façons de vivre et d’être en relation avec les autres.

Certains voient ici  la véritable  prévention  primaire  des  comportements à risques, qui se donne pour objectif  d’éviter  la  survenue  même  du  risque.  Soyons  plus  modestes, et réalistes: permettre de prendre conscience de son rapport au(x) risque(s), apprendre à se gérer quand ils sont là, savoir ne pas aller trop loin afin qu’ils servent à grandir, c’est déjà un succès. Et on peut penser que cela s’apprend en apprenant à être soi, plus qu’en apprenant par cœur les catalogues des dangers et en récitant des recettes de bonnes conduites rarement mises en application.

Faut-il alors abandonner toute prévention thématique ? Probablement pas. D’une part parce qu’il y a ici une visibilité de l’action qui montre le souci public et l’existence d’une réponse collective. Ceci parce que en société humaine le risque n’est pas qu’une affaire personnelle. D’autre part parce qu’il semble que, bien que des modifications de comportement pérennes se produisent très rarement sous le seul effet  d’informations non  cherchées, ces informations sont stockées comme autant d’arguments qui seront mobilisables le jour où la personne aura besoin d’étayer une démarche de transformation. Les spécialistes de la dépendance tabagique l’ont très clairement montré durant les travaux de la commission Parquet sur la prévention de l’usage des substances psychoactives.

Sans doute faut-il alors articuler les grandes campagnes, qu’elles soient « tout public » ou qu’elles visent des publics particuliers, avec des actions de prévention situationnelle nettement moins visibles mais permanentes, et conduites au plus près des groupes et des personnes concernées.

Et enfin, pour qui se veut éducateur, il est nécessaire de porter beaucoup plus attention qu’aujourd’hui à l’acquisition de capacités psychosociales dans les pratiques de l’éducation spécialisée, dans l’animation, dans les établissements d’enseignement, dans les conservatoires, les clubs sportifs…

 

  1. Rapport du professeur Parquet au Premier Ministre. Pour une politique de prévention en matière de comportements de consommation de substances psychoactives. 1997. Et  P.J. Parquet. Pour une prévention de l’usage des substances psychoactives. Usage, usage nocif, dépendance. CFES, 1998.
  2. Hélène de la Vaissière et Patrick Dessez, Adolescents et conduites à risques, éditions des Actualités Sociales Hebdomadaires, Paris, 2007.