De quoi le numérique est-il le nom en éducation ?

Le numérique , et les écrans, font aujourd’hui partie de la vie quotidienne de tout un chacun. Les technologies ont de tout temps été une extension de l’activité humaine. Ce qui change – et inquiète aussi – c’est l’intrusion du numérique dans tous les domaines de la vie...
Média secondaire

Le numérique[1], et les écrans, font aujourd’hui partie de la vie quotidienne de tout un chacun. Les technologies ont de tout temps été une extension de l’activité humaine. Ce qui change – et inquiète aussi – aujourd’hui avec la prégnance du numérique vient sans aucun doute de son intrusion dans tous les domaines de la vie de manière quasiment invisible, mais avec une puissance décuplée – voire insoupçonnée – si l’on songe au potentiel portés par l’intelligence artificielle, les objets connectés et la force des algorithmes. Il a ceci d’implacable et d’irréversible qu’il ne se contente pas d’un perfectionnement technique d’outils particuliers, d’une forme ultime de la technicité, mais s’insère et agit à travers les réseaux au cœur même de notre culture et du lien social, modifiant jusqu’à notre rapport aux autres, notre regard sur le monde. En ce sens, nous avons bien affaire à une « révolution numérique » conditionnant ce que Milad Doueihi appelle un « humanisme numérique » qui est justement pour lui « le résultat d’une convergence entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent »[2] produisant une nouvelle façon d’être et de voir le monde façonnée à l’aune du numérique.

 

Une société tramée par le numérique

Le numérique est entré dans l’ordre du sens commun. Les jeunes, comme les adultes, sont immergés dans cet écosystème et les technologies numériques questionnent nos manières d’appréhender les lieux, les temps et notre rapport aux savoirs aussi bien qu’au travail. Leurs usages se développent en même temps qu’ils se diversifient. Pour autant, force est de constater qu’il y a une forme de réticence, voire de résistance, de nombre d’acteurs à ce « tsunami »[3], en particulier dans l’école, à considérer le numérique comme un enjeu collectif d’éducation et de culture, avec tous ses potentiels et avec ses limites aussi, le renvoyant à des usages personnels et informels.

Parce qu’il est porté par des industries souvent très voraces, il serait d’emblée disqualifié et à considérer comme porteur d’une « sous-culture », pire populaire et meanstream, bien loin d’une « culture légitime ». Or le numérique, par ses objets et ses pratiques, n’est pas, ne peut pas être considéré comme un sous ensemble, ou « déconnecté » d’une culture dominante et normalisée : parce qu’il est « le triomphe de l’hybridation généralisée aux objets et aux pratiques »[4] il embrasse et englobe justement l’ensemble de la culture – et donc des champs éducatifs comme culturels.

Nous sommes ainsi confrontés voire contraints, si l’on regarde la force de cette hybridation, à une forme de servitude volontaire et de consentement à confier à une technologie beaucoup de nos activités et pratiques, en particulier celles qui relevaient jusqu’à présent du domaine de la vie privée, de l’intime. Cette nouvelle donne, qui transforme le rapport à un espace public lui-même en pleine redéfinition, appelle donc à une posture critique et analytique, permettant de raisonner cette totalisation numérique pour qu’elle ne devienne pas totalitaire. Ce regard critique passe nécessairement par une formation citoyenne aux enjeux économiques, industriels et culturels de ces technologies numériques.

Car ce qui importe, pour l’ensemble des usagers comme des éducateurs, c’est de savoir dépasser la servitude, plus ou moins volontaire, de tenir le pari de l’émancipation en apprenant à jouer du numérique pour en faire un allié, un instrument permettant « d’augmenter » nos capacités à faire réussir collectivement les jeunes et à trouver une place dans la société. Pour cela, il nous paraît indispensable d’expliquer comment l’éducation constitue un élément clé à la définition de cette (nouvelle) culture numérique : qu’apporte-t-elle à la construction des savoirs ? Comment participe-t-elle à l’émancipation de la personne et la formation du citoyen, dans une articulation et continuité avec les différents lieux d’éducation ?

Une éducation numérique partagée

S’agissant de l’éducation, et plus encore de l’école, il n’est pas raisonnable de penser que le numérique constitue le nouvel horizon, indépassable, permettant de concrétiser (enfin) des utopies depuis longtemps rêvées. Il ne le permettra pas. Ou plutôt, il le permettra si l’école décide de s’inscrire dans un nouveau paradigme éducatif : en ce sens, le numérique n’impulse et n’impulsera pas une redéfinition des attendus ou des pratiques éducatives, il sera bien davantage le vecteur de ce mouvement.

Il n’est pas plus raisonnable et tout aussi illusoire de penser – et qui le pense réellement – que l’école pourrait rester à l’écart de ce mouvement, s’enfermant dans une sorte de repli « conservatoire », de « réserve naturelle » d’une « qualité », d’une pureté, d’une rigueur frappée de nostalgie et en voie de disparition. Les lieux d’éducation ne sont-ils pas par essence même des espaces d’ouverture et de partages, participant à une culture commune ?

Or aujourd’hui, on a le sentiment que le débat se polarise très vite entre ces deux ces postures, totalement inconciliables. Par-là, on prend le risque de confier cette question aux seuls spécialistes, technophiles et geeks. Et on sait très bien que cette spécialisation (ou spécification) porte en elle un terreau favorable à une marginalisation, voire une externalisation. Ainsi, l’éducation au numérique, qui est par nature transversale et transdisciplinaire, ne doit pas se réduire et être confinée à l’intérieur des lieux éducatifs, avec une visée uniquement technique de maîtrise des outils et des savoirs informatiques, à l’instar du codage. Elle ne doit pas être accaparée par telle ou telle discipline. Elle ne doit pas non plus souffrir d’une sous-traitance à des acteurs dont les finalités éducatives peuvent s’estomper derrière de véritables enjeux économiques et marchands plus ou moins avoués… Bref elle doit rester l’affaire de tous dans le cadre d’une culture éducative partagée.

Des limites à trouver dans les usages

Pour cela, il nous faut en permanence discerner en quoi le numérique est un potentiel, apportant un « plus » en termes éducatifs et peut donc accompagner une pratique pédagogique… Et non l’inverse. Si les objets connectés, tels que sont les tablettes ou les smartphones, peuvent apporter en effet une forme de libération des pratiques, un supplément numérique, ils ne seraient définir intrinsèquement des pratiques inédites. Ainsi, ils permettent non seulement une mobilité inédite, mais aussi à tout moment de disposer de précisions, d’explications quel que soit l’endroit où on se trouve. Ils permettent, par exemple d’obtenir des éléments facilitant la compréhension d’un paysage qu’on découvre ; dans une exposition de s’immerger littéralement dans les œuvres, d’accéder à des informations que les notices, les cartels ou une visite guidée ne sauraient apporter en tant que telles. C’est un dévoilement augmenté des œuvres, un approfondissement quasiment infini à partir des objets et œuvres qu’on a sous les yeux.

Sauf que… Sauf que ce potentiel offert par le numérique n’a de sens que s’il s’inscrit dans une démarche pédagogique raisonnée, assurée en termes d’objectifs. Car le numérique porte en soi une appréhension « didactisée » du monde, avec discours et démonstration permanents. Toute activité devient utile, voire utilitariste. Or que reste-t-il d’une promenade en forêt si on a le regard rivé sur un écran, si on ne fait pas appel à ses sens et aux sensations apportées par cette immersion dans ce lieu ? Que reste-t-il du plaisir de déambuler dans une exposition si on a des écrans qui font obstacle au regard, sous prétexte d’augmentation et qu’on n’entre pas dans une déambulation et la rêverie ! Cet envahissement et cet utilitarisme, que l’on retrouve de plus en plus dans les activités proposées aux enfants, sont à questionner et à limiter strictement au regard des objectifs visés.

Car à regarder de trop près les détails, on perd le fil. Cette perte du recul, de la mise à distance, et de la critique nécessaire, est synonyme de perte du sens et de la vision globale. Glisser d’une forme sensible (regarder, voir, sentir pour ressentir) à une autre (surfer, zapper, requêter), et prendre le temps de nouer des relations avec ce qui est vu et entre ceux qui voient ensemble, est l’enjeu du travail d’éducation que l’on doit faire avec les enfants. Activité formatrice qui allie la confrontation au sensible et la rencontre réelle avec les univers virtuels numériques.

Ce manque d’ouverture par le repli sur soi, et l’absence de distance conduisent in fine à une perte de sens et des prises de position relevant de l’incantatoire. Pour éviter cela, nous devons installer une logique d’observatoire permettant de questionner l’utilité éducative et sociale du numérique.

S’appuyer sur nos fondamentaux

Se poser et reposer la question en permanence, comment le numérique peut-il trouver sa place dans l’éducation et quelle place l’éducation doit lui donner ? Nous pouvons, comme le propose Philippe Meirieu[5], réinterroger sept fondamentaux de l’éducation à travers le numérique :

  • Sursoir : pour mettre de la pensée entre la pulsion et l’acte… et donc avec le numérique, comment intégrer le sursis au lieu de l’abolir, comment décélérer pour réfléchir…
  • Symboliser : pour mettre du langage et de organiser son chaos intérieur… et avec le numérique, apporter un regard critique face aux images qui ont tendance à déconstruire la capacité à mettre de l’ordre dans l’esprit…
  • Savoir : pour distinguer les savoirs des croyances et porter cette désintrication permanente du savoir et du croire dans la formation du citoyen ; c’est une exigence fondamentale pour le numérique qui passe par la confrontation des sources, l’expérimentation, la démonstration à l’opposé de la popularité (likes) qui surdétermine la vérité dans les moteurs de recherche par exemple.
  • S’engager : c’est un saut dans l’inconnu et l’éducation est le lieu où l’on peut prendre des risques sans se mettre en danger… loin des espaces numériques et de leurs risques non régulés…
  • Ritualiser, acte qui permet de rentrer dans des formes collectives de l’attention et de les structurer… ce qui va interroger le numérique qui est souvent une machine à broyer ou effacer les rituels sociaux.
  • Coopérer, ce qui est bien supérieur au vivre ensemble… à travers des activités éducatives… que l’on peut mettre en œuvre potentiellement dans les plates formes numériques mais en les réinterrogeant en référence à un projet éducatif, mettant en avant le collectif et s’opposant à une individualisation qui n’est qu’une juxtaposition des indifférence aux autres, souvent entretenue par le éditeurs des plates formes numériques.

Ce sont ces principes (à travers ces sept verbes) qui peuvent nous aider à trancher dans les débats pédagogiques… sur la place du numérique, à la réinterroger et à placer le curseur au bon endroit.

Une vigilance sur des questions récurrentes

Reviennent régulièrement par le biais de l’apparition de technologies nouvelles ou de services, des questions portant en elles de véritables controverses au sein du monde de l’éducation et du grand public. Nous souhaitons les poser et les resituer au regard des fondamentaux de l’éducation qui guident notre action auprès des enfants et des jeunes.

Celle de l’âge à laquelle nous devrions enclencher cette acculturation au numérique et à ses usages. Le tout numérique partout et dès le plus jeunes âge appelle une certaine vigilance. Nous avons mené il y a une dizaine d’années[6] un travail collectif contre l’arrivée des télévisions pour les bébés de moins de trois ans qui a abouti à la publication de la recommandation « Pas d’écrans avant 3 ans », portée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel et les ministères liés à l’enfance[7]. Il est essentiel d’opposer à des pseudos arguments éducatifs, masquant à peine d’ailleurs des stratégies de captation de l’attention des plus jeunes dans des logiques marchandes et d’audiences futures, des références éducatives concernant les stades de développement de l’enfant ou les derniers travaux des sciences cognitives. On retrouve aujourd’hui les mêmes éléments de ce débat à propos des tablettes numériques. Ce n’est pas parce que les fonctionnalités de l’interface permettent une appropriation facile par des jeunes enfants et que cette « interactivité machinique » soit aisée, qu’elles sont synonymes d’une interaction cognitive et ludique positive pour le développement de l’enfant. C’est même l’inverse comme le montrent un certain nombre de recherches aujourd’hui[8].

De même concernant l’apprentissage du code informatique aux enfants dès l’école élémentaire : portée d’abord par le lobby des informaticiens, l’apprentissage du codage doit dépasser la seule grammaire du code et la compétence à coder, et s’inscrire dans une approche plus globale de l’éducation aux médias, à l’information et au numérique. Il doit en particulier se (re)centrer sur l’enjeu et la place des algorithmes, dans la collecte des données personnelles sur les plateformes numériques et dans le fonctionnement des moteurs de recherche.

Il faut, dans toute formation à dimension critique, entrer dans les dispositifs et artefacts techniques pour comprendre ce que font ces « boites noires » et décrypter les liens entre les stratégies et les intérêts économiques des plateformes et le genre d’effets produits en retour et attendus… Comprendre comment ils impactent les écritures, les productions de contenus destinés au web et leur visibilité… Plus qu’apprendre à coder, il est nécessaire de mettre en place des situations pédagogiques pour décoder leur fonctionnement, comprendre comment ils façonnent les identités et les présences numériques, et faire ainsi prendre conscience aux jeunes, du formatage imposé par cette rationalisation algorithmique du monde. Face aux formes d’utilisation des algorithmes des multinationales, on peut opposer une appropriation critique de ces algorithmes et contourner les pratiques imposées par la conception des algorithmes[9].

Le cap et la boussole

Face à la force de cette technologie qui s’est lancée à la conquête du monde, de tous les temps de vie[10] et jusque dans les relations sociales, il nous faut opposer la force des valeurs d’un projet articulant coopération et solidarité, la conviction que la liberté s’enrichit de la capacité à créer et à partager du commun. C’est là que les citoyens ont une responsabilité pour construire la gouvernance de notre société du futur, non seulement société des objets connectés mais surtout société des humains.

L’éducation est convoquée à ce rendez-vous, pour redonner, à travers sa jeunesse, le pouvoir aux citoyens connectés, pour leur permettre de « reprendre la barre » sur les concurrences attentionnelles exercées par les machines numériques, pour rouvrir le spectre de ce qui nous intéresse[11] et nous met en relation aux autres. Entre illusion moderniste du numérique et rejet objectivé, traçons les chemins d’une voie médiane, juste et utile, critique mais inclusive et entraînante, répondant aux enjeux du monde de demain : remettre du collectif dans une société de plus en plus éclatée, former à l’esprit critique et à la capacité de jugement et de pensée, donner des compétences d’expression, et de création de contenus et de récits… C’est notre boussole qui nous guide, c’est notre cap, celui du sens et de l’émancipation.

 


[1] Nous utilisons le substantif « numérique » même si, dans le fonds, c’est contestable, car c’est une manière de nommer globalement ce qui se passe à travers la mise en calcul du monde et d’en prendre ainsi de la distance…

[2] Milad DOUEIHI, Pour un humanisme numérique, Seuil, Paris, 2011, p.9

[3] En référence à l’ouvrage de 2014 d’Emmanuel DAVIDENKOFF, Le tsunami numérique, Paris, Grasset.

[4] Milad DOUEIHI, Ibid., p. 105-113.

[7] Voir en particulier cette conférence : http://enfants-medias.cemea.asso.fr/spip.php?article483

[8] Voir les travaux de Frederik Zimmerman et Dimitri Christaki, notamment

[9] Le journaliste Jason Tanz (@jasontanz) dans un récent article de la revue Wired au titre provocateur : « Bientôt, nous ne programmerons plus les ordinateurs, nous les dresserons comme des chiens » : http://www.wired.com/2016/05/the-end-of-code/ et http://internetactu.blog.lemonde.fr/2016/05/21/demain-la-fin-du-code/

[11] Voir en particulier Yves Citton, Pour une écologie de l’attention