Quand les sans voix parlent de l'école
Ven : Vous êtes autrice du livre "L'Egale dignité des invisibles" paru en novembre 2022. Pourquoi avoir publié ce livre ?
Marie-Aleth Grard : Parce que les inégalités s’accroissent et que la grande pauvreté augmente dans notre pays. La France reste le pays où les origines sociales jouent le plus sur le destin scolaire des élèves. Pourtant, la grande pauvreté reste invisible. Ce livre donne la parole à ceux et celles qui ne l’ont jamais ou que l’on n’entend pas. Ils y parlent d’eux, de leurs enfants, de leurs expériences, de leurs échecs, de leurs humiliations, de leurs regrets, mais aussi de leurs espoirs, de leurs ambitions, de leurs rencontres heureuses avec des femmes et des hommes, de leur reconnaissance et de leur valeur. Nous espérons que les parents, les éducateurs et éducatrices, les élus, responsables politiques, liront ces récits. Nous ne pourrons éradiquer la grande pauvreté que si l’on écoute les plus pauvres, et si l’on agit avec eux.
Ven : Quelle est la situation de la pauvreté en France aujourd’hui ?
M-A.G. : La France est la sixième puissance mondiale mais 8 millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire et 4 millions sont mal logées ou à la rue. Malheureusement avec l’hiver et l’inflation, il est probable que la grande pauvreté augmente. À chaque crise, ce sont les pauvres qui prennent le plus cher. Entre 9 et 10 millions de personnes en France vivent sous le seuil de pauvreté, avec moins de 1102 euros par mois pour une personne seule. Elles sont dans une situation de fragilité récurrente, ont des boulots instables et des conditions de travail impossibles. Pour au moins 2 millions d’entre elles, la situation est infernale. Elles vivent avec moins de 800 euros par mois et cumulent les précarités dans les domaines de l’emploi, du logement, de la santé, de l’éducation.
Ven : Qu’est-ce que cela signifie au quotidien pour ces familles qui sont dans la grande pauvreté ?
M-A.G. : Cela signifie dormir dans la rue ou aller de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel où l’on n’a pas le droit de réchauffer un plat, être hébergé par de la famille ou vivre dans un logement trop petit, souvent insalubre. Pour les parents, c’est ne pas avoir d’emploi ou être extrêmement précaire, passer sa journée à se demander où l’on va dormir, ce qu’on va donner à manger aux enfants le soir, et se demander comment se débrouiller avec 497 euros - montant du RSA une fois le forfait logement réglé. C’est aussi devoir justifier sans cesse de sa situation, comme si on allait à la distribution alimentaire par pur plaisir !
Ven : Et pour un enfant ?
M-A.G. : Deux mineurs sur 10, soit 3 millions d’enfants et de jeunes, dont 1,6 million appartient à une famille vivant dans la grande pauvreté. La pauvreté pour un enfant c’est ne pas avoir d’espace à soi pour faire ses devoirs, ne pas avoir les bonnes affaires pour le sport, ne pas oser se faire des amis car on ne peut pas les inviter à la maison, ne pas pouvoir apporter son gâteau d’anniversaire... Dès le plus jeune âge, c’est se ressentir profondément différent des autres dans sa chair et ne pas pouvoir l’exprimer. C’est aussi vivre des conflits de loyauté quand l’enfant a le sentiment qu’il doit choisir entre ses parents et l’école. De manière inconsciente, il bloque les apprentissages pour ne pas trahir sa famille, son milieu. D’où l’importance de tisser des relations avec les familles, de reconnaître leurs savoirs, leur parole, de les faire entrer à l’école comme co-éducatrices de l’enfant.
Ven : L’école remplit-elle son rôle ?
M-A.G. : Cent mille jeunes sortent chaque année du système scolaire sans aucune formation et ils viennent pour une grande majorité d’entre eux de milieux défavorisés. L’école devrait permettre à chaque enfant de choisir son orientation mais le système scolaire favorise les plus aisés qui ont les codes de l’école et laisse sur le bord de la route les plus fragiles. Plus on est issu d’un milieu défavorisé moins on a de chances de sortir diplômé et formé. Notre école ne tient plus la promesse républicaine de permettre à tous et toutes de réussir et de choisir sa voie et par là même son avenir. Il faut tout faire pour revenir à ce projet qui est le socle de notre démocratie.
Ven: Est-ce pour cette raison que vous avez monté le projet de recherche-action Cipes, « Choisir l’inclusion pour éviter la ségrégation » ? Quelle a été votre approche ?
M-A.G. : Cipes est parti du constat que 80 % des élèves de Segpa étaient issus de milieux défavorisés et plus de 65 % d’entre eux en sortaient sans rien, sans aucun diplôme et sans être inscrits nulle part. Il fallait trouver des solutions mais en impliquant tout le monde et en premier lieu les familles qui vivent la grande pauvreté. Nous avons proposé un « croisement des savoirs », une méthodologie qui fait dialoguer l’expérience de vie des personnes qui connaissent la pauvreté avec les savoirs scientifiques et professionnels.
Des chercheurs en sciences de l’éducation, en sociologie, en neurosciences, des professionnels, enseignants, inspecteurs, partenaires syndicalistes et des associations de parents d’élèves ont travaillé ensemble. À l’issue de ce travail, nous avons publié une tribune annonçant l’ouverture d’une expérimentation sur l’orientation scolaire des enfants de milieux défavorisés. Nous avons alors lancé un appel aux écoles qui seraient partantes. La recherche Cipes était née.
Ven : Qui participe à l’expérimentation ?
M-A.G. : Ce sont 15 écoles maternelles et élémentaires situées en Rep et Rep+, dans des petites et grandes villes ou à la campagne. Les équipes enseignantes qui nous ont rejoints sont pour la plupart très conscientes des inégalités scolaires et sociétales. Elles font comme elles peuvent, avec peu de ressources pédagogiques mais sont prêtes à expérimenter des solutions pour que les élèves en situation de grande pauvreté n’aboutissent pas dans les filières de l’ASH - adaptation scolaire et scolarisation des élèves handicapés - ou ne sortent pas sans formation du système scolaire. Chaque classe est accompagnée par un chercheur ou une chercheuse et implique les militants et militantes Quart Monde qui viennent avec un chercheur en observation dans la classe.
Ven : Quels sont les premiers enseignements de cette recherche-action ?
M-A.G. : La recherche est en cours et les résultats dont on espère qu’ils serviront dans d’autres établissements seront accessibles en 2025. Néanmoins, on peut déjà constater que les équipes enseignantes ne sont pas suffisamment outillées. Elles doivent être formées à la pédagogie, plutôt qu’aux disciplines, pour pouvoir mieux accompagner les élèves en difficulté. Le métier est complexe et la formation, initiale et continue, devrait être un levier essentiel pour que tous les enfants puissent profiter d’une éducation qui les aident à choisir leur vie. Or, toutes les pédagogies ne se valent pas. Les pédagogies différenciées, de projet et coopératives favorisent la réussite de tous et toutes. Le corps enseignant doit aussi être formé sur ce que signifie concrètement la grande pauvreté. Souvent les enseignant·es ont été en situation de réussite à l’école. Ils ne vivent pas dans le même quartier que leurs élèves, notamment quand ils sont en REP, et ils n’ont pas les clés pour comprendre comment les parents appréhendent l’école et se la représentent. Le but n’est pas qu’ils se transforment en assistants sociaux, mais ils doivent connaître la réalité de ce que vivent les enfants. Comment un·e enseignant·e peut-il comprendre un enfant qui change d’hôtel tous les trois ou quatre jours ? Comment peut-il comprendre ses réactions s’il ne peut soupçonner qu’il n’a pas mangé depuis la veille, ou qu’il est obligé de faire une heure de transport pour retrouver ses parents le soir ?
Ven : Vous avez aussi pointé l’importance de mieux « travailler » la relation aux familles.
M-A.G. : Elle est absolument essentielle mais les équipes enseignantes sont mal préparées à cela. Comment rassurer les parents, les aider à franchir le seuil de l’école ? Souvent ils ont un mauvais souvenir de l’école, ils ont très peur et sont conscients qu’ils n’ont pas le langage, pas les codes. Pourtant, s’il y a bien des parents qui croient encore en l’école et dans la capacité des de l’école de faire réussir leurs enfants, ce sont bien ces parents-là. En février 2022, nous leur avons remis un questionnaire et on a pu constater qu’ils investissaient beaucoup l’école, s’y intéressent, savent ce que les enfants y apprennent. Tout est là. Il faut maintenant trouver la façon de créer la relation. Le fait que les militants et militantes, les professionnelles et les chercheurs et chercheuses s’associent pour partager leur analyse conduira, nous l’espérons, à des recommandations qui pourront être reproduites ailleurs.
Ven : Dans l’ensemble des actions qu’ATD Quart Monde conduit, les personnes qui vivent la grande pauvreté sont associées au diagnostic et à l’élaboration de solutions. Mais en ont- elles toujours les moyens ?
M-A.G. : Il faut commencer par le vouloir et accepter de prendre son temps, d’écouter vraiment pour comprendre. La notion de temps est impérative quand on veut éradiquer la grande pauvreté. Il est clair qu’avec les personnes qui ont subi de grands traumatismes, qui ont été cassées par la vie, isolées, on ne peut pas aller au même rythme que dans notre société. Il faut du temps pour construire la confiance, pour réfléchir autrement, construire une pensée dans la réciprocité et la déconstruction des représentations que l’on a sur les milieux que l’on ne connaît pas.
Ven : Comment construisez-vous cette confiance ? Quels sont vos dispositifs ?
M-A.G. : À plusieurs échelles. Localement, les groupes de militants Quart Monde et alliés se réunissent une fois par mois autour d’une thématique. Le but est de comprendre les dynamiques sociales et dans quel système on évolue pour sortir du statut de victime. Puis, une fois par mois, on se retrouve autour d’une Université populaire Quart Monde qui réunit deux tiers de personnes militantes Quart Monde avec l’expérience de la grande pauvreté et un tiers d’alliés, que l’on appelle ailleurs des bénévoles.
On brasse les idées, on témoigne, on dresse des constats, on fait des recommandations. Une personnalité prestigieuse est invitée. Ce sont d’abord les militant·es qui déposent leurs idées sur le sujet et posent leurs questions. Pour la COP 21, on avait ainsi invité Jean Jouzel qui a pu répondre et dialoguer avec eux et elles.
Ven : Est-ce que les militants et militantes osent facilement prendre la parole ?
M-A.G. : Oui, à la condition encore une fois qu’on leur laisse le temps. Il leur faut parfois un, deux ou trois ans. Les réunions locales aident à cette prise de confiance en soi, et cela demande des efforts de tout le monde. Ecouter une pensée qui se perd, qui divague parfois, ne pas dire à la place de la personne, qui cherche ses mots, cela est absolument nécessaire et c’est ce que nous transmettons en formation. Mais les résultats sont là. Je me souviens d’un monsieur qui avait été cassé par plusieurs années de vie dans la rue et qui a fini par prendre la parole en public : « Aujourd’hui, je peux vous dire bonjour et je suis heureux d’être là ». Il avait retrouvé sa capacité de penser, d’organiser ses idées, de regarder son interlocuteur en face. Il avait retrouvé la possibilité d’exercer sa dignité et était prêt à partager son analyse et sa vision avec d’autres, comme une personne qui a sa place et qui la prend.