Le français va très bien, merci ! Entretien avec Anne Abeillé et Maria Candea

[Grand entretien] Dialogue avec deux membres du collectif des linguistes atterré·es après leur publication dans la collection Tracts de Gallimard.
Média secondaire

Propos recueillis par Laurent Bernardi
Cet entretien est rédigé en prenant en compte les règles de l’orthographe rectifiée.

Vous affirmez que le français va très bien. Pourquoi faut-il le rappeler ?

Maria Candea : Ça parait absurde en effet, mais il y a tellement de discours qui diffusent l’inquiétude au sujet de l’avenir de la langue française que cela nous oblige à le rappeler. C’est une langue qui est transmise dans les familles et à l’école, et une langue n’est menacée que quand elle n’est plus transmise. On a souhaité répondre à des inquiétudes infondées pour nous linguistes, qui passons notre temps à observer l’usage, le fonctionnement et les évolutions des langues. 

Anne Abeillé : On étaient contentes d’être publiées dans la série Tracts de Gallimard puisqu’un an avant, la même collection, publiait Speak white d’Alain Borer qui affirmait que le français s’effondrait pour laisser place à un dialecte anglo-saxon. Et pourtant on n’a jamais autant écrit en français qu’aujourd’hui, notamment par les voies numériques et on ne l’a jamais autant parlé dans le monde. L’aspect quantitatif d’une part donc, mais aussi l’aspect qualitatif pour répondre à celles et ceux qui s’inquiètent d’un état idéal qui n’a jamais existé. On voulait expliquer que des variantes ont toujours eu cours dans la langue et que ça fait partie des besoins de la communication, que les locuteurs puissent personnaliser leur façon de parler que ce soit avec des accents, des expressions, des constructions pour s’adapter à différentes situations. Les gens sont habitués à un discours décliniste puisqu’on les reprend depuis longtemps, qu’on leur reproche de commettre des fautes quand ils parlent ou écrivent. Ces discours ont créé une insécurité linguistique provoquant des gênes et de l’hésitation permanentes

A.A. : Cette idéologie délétère et décliniste à propos du français peut également s’observer dans d’autres langues. Aux États-Unis il y a tout un mouvement qui a peur pour l’anglais qui serait menacé par l’espagnol ou le jamaïcain… Cela prête à sourire. 

M.C. : C’est drôle d’observer de petites langues comme le roumain, dans lesquelles il n’y a pas ce discours alors qu’il y a beaucoup moins de locuteurs. Il y a une plus grande confiance dans la transmission familiale et le système scolaire. C’est triste de constater les inquiétudes infondées sur le français. Et quand on évoque une soi-disant “langue de Molière”, c’est un cliché. Les gens ont l’impression qu’on parle la même langue qu’au XVIIe siècle. Mais il suffit de reproduire une page d’édition originale de cette époque pour voir que la langue a évolué. Il y a une illusion de stabilité alors que la langue change tous les jours et c’est normal. La prononciation, l’ordre des mots, la graphie changent mais tout ne se fait pas à la même vitesse et de la même manière. 

A.A. : Cette expression “langue de Molière” véhicule deux préjugés : l’idée que c’était mieux avant, que la langue était plus belle, plus pure… Tout en imaginant qu’à cette époque tout le monde parlait français alors que la plupart des gens parlaient des langues régionales. Et l’idée que le français est la langue des écrivains, comme une sorte d’idéal à atteindre. C’est un autre cliché, car on sait que les écrivains ne parlent pas comme ils écrivent. Il faudrait plutôt parler de langue de chacun, de chacune, de langue d’aujourd’hui. La langue appartient à celles et ceux qui la parlent et l’écrivent.

Si on interdit les anglicismes, on ne peut plus partir en week-end ni regarder un match de foot.

Faut-il s’inquiéter des anglicismes dans la langue française ?

A.A. : Si on interdit les anglicismes, on ne peut plus partir en week-end ni regarder un match de foot. Il y a beaucoup de mots d’origine anglaise qui font partie du quotidien et qui sont depuis longtemps dans les dictionnaires français. Les mots viennent aussi d’autres langues, la langue est faite comme ça. Les mots ne viennent pas tous du latin, loin de là, très peu viennent du gaulois. C’est par des contacts des populations que les langues évoluent et comme on le sait, l’anglais lui-même a beaucoup emprunté au français au Moyen Age. On peut ou non aimer ces mots mais cela ne les disqualifi e pas. On parle d’anglicismes mais une fois qu’on les a empruntés, ils deviennent français et ils enrichissent la langue. Ils ne remplacent pas des mots existants, ils s’ajoutent. 

M.C. : Liker ce n’est pas « aimer » en général, c’est mettre un like sur les réseaux sociaux, cela ne veut pas dire la même chose. Des néologismes aussi peuvent être retenus : courriel ou mail, les deux coexistent. Une langue n’est pas une liste de mots, c’est une pratique sociale extrêmement complexe. Reprendre un mot ne transforme pas le français en anglais. Le mot liker se conjugue, il a été francisé. 

A.A. : Il y aussi la syntaxe, les constructions qui font une langue. On n’a pas adopté l’ordre des mots de l’anglais. 

M.C. : Effectivement, Fait maison, on ne va pas dire maison fait (home made). C’est bien l’usage qui commande. Il y a toujours eu des mots nouveaux, ils arrivent, ils partent. Il ne faut jamais craindre de transformer activement la langue, c’est sans risque, plutôt que s’imaginer qu’elle existerait quelque part sans nous et qu’il faudrait la respecter. Favoriser la curiosité plutôt que la peur. Les débats sur la langue sont souvent le refl et d’autres choses : la peur du tout numérique, de la domination culturelle anglosaxonne…

Les jeunes ne savent-ils plus parler ? 

A.A. : Quand on critique la manière de parler des jeunes, c’est plutôt pour critiquer les jeunes. C’est un phénomène de stigmatisation des groupes, on utilise les critiques sur la langue pour critiquer autre chose

M.C. : On fait semblant de parler de langue, sans savoir comment ça fonctionne et en fait on parle juste des gens qu’on n’aime pas. Ceux qu’on veut exclure, moins voir, moins entendre. La peur des jeunes n’est pas nouvelle. Ils n’ont pas le niveau, ils ne veulent plus travailler. Dans les années 30 déjà, il y avait des bouquins là- dessus. Et pourtant ce n’était pas les mêmes bacheliers. Chaque génération a ses mots générationnels. 

A.A. : Quand j’étais jeune on disait « vachement », ça s’est perdu. Maintenant certains disent « trop » et d’autres « grave ». Il y aura toujours des inventions de ce type. On pourrait au contraire trouver enthousiasmant que les gens se donnent le mal de créer, de jouer avec les mots. On les critique comme paresseux, négligents des formes standards. Alors que non, ces nouvelles formes viennent en plus. Les jeunes ne veulent d’ailleurs pas que tout le monde parle comme eux. C’est la notion de registre de langue et ils manient plusieurs registres

M.C. : Le cas des intensifieurs est un bon exemple. Tout le monde sait dire « très bien », les jeunes aussi. Mais c’est trop plat et c’est pour ça qu’ils en inventent d’autres, ils souhaitent ajouter de l’émotion. C’est « gavé bien », « tarpin bien » dans le sud, « monstre bien » en Suisse. Au bout d’un certain temps ça s’use et ça devient des mots de vieux.

Quand on compare le français à d’autres langues, son orthographe est un handicap. Il y a nécessité de simplifi er les règles pour la rendre enseignable.

Des enquêtes observent une diminution des compétences orthographiques. On ne sait plus écrire ? 

A.A. : L’orthographe et ne plus savoir écrire sont deux choses différentes. La peur de l’écriture vient souvent de l’orthographe. On compare souvent à des époques où il y avait une population scolaire plus restreinte avec laquelle on passait énormément d’heures sur l’orthographe. Le fameux accord sur le participe passé… 

M.C. : C’est vrai, même en comparant ce qui est comparable, qu’il y a une diminution des performances en orthographe, mais pas sur l’écrit lui-même. À l’époque de Stendhal, l’orthographe n’était pas son problème. C’étaient d’ailleurs les imprimeurs qui mettaient l’orthographe sur les textes. Si on souhaite conserver une capacité à avoir une bonne maitrise de l’orthographe assez générale, on ne pourra pas revenir à ce qui se faisait dans les années 70. On n’acceptera plus de passer autant de temps sur le nombre de t à carotte et compote. Quand on compare le français à d’autres langues, son orthographe est un handicap. Il y a nécessité de simplifier les règles pour la rendre enseignable. Sinon, il faut renoncer à faire de l’orthographe un marqueur social et en faire une compétence technique de pointe dévolue à certains métiers. 

A.A. : Nous proposons d’encourager les élèves à composer sur écran avec l’aide des correcteurs orthographiques. L’utilisation des calculatrices est bien autorisée en mathématiques, alors pourquoi l’ordinateur ne le serait pas pour composer un devoir de philosophie ? Est-ce sur l’orthographe que l’on doit juger de sa qualité ? Quand on dit Le français va très bien, merci, on dit aussi, merci d’en tirer les conséquences.

M.C. : La réforme de l’orthographe de 1990 est trop modeste. Les personnes ne voient pas trop la différence, et cela n’a pas contribué à faire diminuer l’insécurité graphique. Et puis il y a la peur du changement, alors même que la graphie a déjà changé plein de fois, mais peu le savent.

Quel est le rôle de l’écriture numé- rique dans les évolutions langagières ? 

A.A. : Avec la multiplication des écritures numériques, on n’a jamais autant écrit, mais cela expose ce qui avant était privé. C’est intéressant de voir s’écrire ces conversations, avec la spontanéité des échanges oraux, donc avec des hésitations, ce qu’on appelle des disfluences. Les points d’exclamation, les smileys, remplacent les expressions du visage et viennent ajouter du sens, de la nuance. Cela donne des grandes masses d’écrits qui sont très diff érents de l’écriture normée, imprimée, éditée et cela peut faire peur. Ça correspond plus ou moins aux usages oraux familiers. C’est d’ailleurs le fait d’écrire comme on parle qui est souvent reproché. 

M.C. : C’est important d’apprendre qu’il y a plusieurs styles d’écriture, selon qu’on est à l’école ou en dehors. Cela fait partie de la richesse des usages. Mais c’est génial d’utiliser l’écrit qui n’a pas été enseigné, ni normé pour ça, pour converser à distance, à l’autre bout du monde et en temps réel. Ce bricolage est anthropologiquement extraordinaire à observer. Chacun a bricolé comme il a pu et cela permet de converser avec l’autre bout du monde. Avec l’arrivée des vocaux d’ailleurs, les habitudes changent car l’oral est plus rapide. 

A.A. : Cela s’observe aussi dans des langues qui ne s’écrivaient pas ou peu et dans lesquelles les gens ont bricolé des écritures, pour converser dans des variantes d’arabe plutôt oral ou des créoles par exemple. Les langues qui vivent ont besoin d’une communication sur internet. 

M.C. : Le journal Le Monde n’a pas pour autant changé sa manière de rédiger des articles. Tout va bien.

Tout mettre au masculin pour désigner des groupes mixtes est perçu comme un problème symbolique et cognitif, parce que ça entraine vraiment un biais masculin.

Que penser de l’écriture « égalitaire » ou inclusive ? 

M.C. : C’est un besoin nouveau, un chantier qui s’ouvre. On peut ne pas le prendre comme une nouvelle norme mais comme une nouvelle possibilité stylistique. Il faut réfléchir selon les contextes. Pour un courrier, une revue, ou un sms ce n’est pas la même chose. Mais le fait de tout mettre au masculin pour désigner des groupes mixtes est perçu comme un problème symbolique et cognitif, parce que ça entraine vraiment un biais masculin. Il faut donc trouver des solutions. Dans les langues romanes, on teste et l’usage tranchera

A.A. : Ce n’est pas qu’une question d’écriture mais aussi de langue. Il y a des féminins qui avaient disparu comme « autrice ». Et l’Académie française bloquait surtout sur les fonctions prestigieuses et n’a jamais trouvé à redire à caissière ou vendeuse. Cette correspondance entre genre grammatical et genre social sur les noms de fonction est importante. Dans une offre d’emploi on sait qu’on aura moins de candidatures si on n’égalitarise pas la demande, comme un ou une ingénieure. Je crois qu’on s’habitue. Il y aussi la question des doublets pour les pluriels. Ils ont toujours existé pourtant, comme « les rois et les reines ». Pour d’autres mots c’est ambigu et plusieurs langues européennes tentent les doublets, pour les noms, les pronoms (celles et ceux). 

Il y aussi l’idée de revenir à l’accord de voisinage qui n’est plus enseigné. On parlait d’accord de voisinage pour les choses, mais au masculin pour les humains… Faut-il l’appliquer aussi pour les humains ? Il y a de fait un enjeu de domination symbolique. « Différentes villes et villages, certaines régions et départements », sont des exemples qui montrent qu’il est appliqué sans le savoir. C’est une des propositions du Tract, de le réenseigner. Olympe de Gouges avait écrit « Toutes les citoyennes et citoyens » et cela a été corrigé plus tard. Sur les abrégés quand on manque de place, il y a plusieurs tentatives pour utiliser des formes non genrées, des termes épicènes. Les expériences de lisibilité sur le point médian montrent que c’est plus facile quand le mot existe « étudiant·e », que quand il devient néologisme comme dans « auditeur·ice ». Encore une fois, chacun et chacune bricole et en a le droit. Dans tous les cas ça fait vivre la langue et c’est là l’essentiel.  

Biographies

Maria Candéa 

1993 : licence de langues romanes à Bucarest (Roumanie) • 1994-1996 : ENS Fontenay-Saint-Cloud 2000 : doctorat en linguistique française, Paris 2001 : maitresse de conférences en linguistique, Sorbonne Nouvelle, Paris 2016 : co-fondatrice de GLAD ! revue sur langage, genre, sexualités 2019 : co-autrice avec Laélia Véron de Le français est à nous ! Éd. La Découverte 2020-2021 : consultante du podcast Parler comme jamais, Binge audio 2021 : professeure des universités en linguistique, Sorbonne Nouvelle, Paris 2023 : co-fondatrice du Collectif des Linguistes atterré·es, co-autrice de Le français va très bien, merci, Éd. Gallimard

Anne Abeillé 

1983-1987 : ENS Fontenay-Saint-Cloud 1986 : agrégation de Lettres modernes 1991 : thèse de doctorat, Paris 7 1994 : maitresse de conférences en linguistique, Paris 7 2000 : professeure des universités à l’UFR de linguistique, Paris 7 2007 : médaille d’argent du CNRS 2002-2021 : codirectrice de la Grande Grammaire du français, Éd. Actes Sud 2023 : coautrice du Tract Le français va très bien, merci, Éd. Gallimard 2024 : membre de l’Institut universitaire de France