Francesco Tonucci, des dessins pour l'éducation nouvelle

Francesco Tonucci par ses dessins et par son action dans le projet «La citta dei bambini» nous amène à nous interroger sur la place de l’enfant dans la cité et le système éducatif. Une réflexion qui croise les démarches de l’éducation nouvelle et qui accompagne nos réflexions.
Média secondaire

Quel statut ont les enfants dans la société d’aujourd’hui ? Quelle place leur laisse-t-on ? Dans quelle case les enfermons-nous ? L’impossibilité de prendre des risques, en quoi jugule-t-elle leur pouvoir d’agir, leur désir d’autonomie ? Il y a une difficulté réelle des adultes dans leur ensemble à leur reconnaître leur statut d’êtres capables et responsables. L’éducation nouvelle contribue à interroger par la pratique cette conception réactionnaire de concevoir l’éducation et à changer le regard porté sur l’enfance.

En quelques traits de crayon, Francesco Tonucci interroge l’Éducation et la place de l’enfant dans la société. Ses dessins sont une sorte de poil à gratter. Depuis des années, ils bousculent les pratiques pédagogiques en invitant les adultes, qu’ils soient enseignants, animateurs, éducateurs, parents… à se questionner sur le sens politique de leur action éducative et sur l’environnement dans lequel évoluent les enfants. Il est des noms qui vous sont familiers. C’est le cas de Francesco Tonucci. La première fois que j’ai vu ses dessins, c’était lors de stages de formation d’animateur. Des dessins espiègles, parfois iconoclastes, que j’ai souvent retrouvés en circulation dans l’environnement des mouvements d’Éducation nouvelle et d’Éducation populaire. Des dessins jouant à remettre en cause des pratiques, portant un regard parfois cynique sur notre environnement éducatif et poussant à réfléchir sur l’école, l’activité et le rôle de l’éducation. Des dessins d’une grande humanité et qui réussissent la prouesse, en quelques traits stylisés de nous faire retrouver des enfants que nous connaissons bien et que nous avons eu à croiser en tant qu’animateur ou enseignant. Rien n’est figuratif et pourtant ils et elles sont là, dans ces quelques traits avec leurs différences, leurs qualités, leurs défauts, leurs réussites, leurs échecs, leurs joies et leurs découragements face aux adultes et à l’institution éducative. Des dessins qui ont souvent illustré mes propres interrogations pédagogiques. Le nom de Tonucci, est devenu, au fil des années et des réflexions initiées par ses dessins, comme faisant partie de la famille… celle des convictions.

Francesco Tonucci a d’abord travaillé comme professeur d'école primaire, puis en tant que chercheur au Conseil national de recherches en Italie. Il a été responsable de l'Institut du Département de psychologie de l’éducation et a étudié les liens entre le développement cognitif, les méthodes d'éducation et l’environnement de l’enfant. Très investi dans la relation entre les enfants et la ville, il est à l’origine du projet, La città dei bambini, lancé en 1991 dans la ville de Fano, mais qui s’est propagé en Italie et à l’international. Ce projet propose à des municipalités de changer leur philosophie de pensée pour la gestion de la ville, en prenant l'enfant comme repère d’organisation essentiel. Francesco Tonucci a publié de nombreux ouvrages : Avec des yeux d’enfant : " On naît enfant", "la solitude de l'enfant", "La ville des enfants"… Lorsqu’il signe ses dessins, il est également connu sous le pseudonyme de Frato. Les situations mises en images par Francesco Tonucci ont jalonné et accompagné mon cheminement pédagogique. Dans cet article témoignage, j’évoquerai trois dessins qui ont particulièrement compté pour moi et qui me semblent représentatifs d’une prise en compte éducative globale.

L’activité

Dans le dessin intitulé « le bricolage », un adulte demande aux enfants d’apporter des pinces à linge. Ceux-ci imaginent tout un tas de choses ingénieuses et ludiques, qu’ils pourraient créer avec ce matériau, mais ils vont ressortir dépités tenant chacun à la main un pot à crayons uniforme et standardisé. Une situation qui interroge la finalité de l’activité et la notion de projet. La situation de départ montre des enfants créatifs et devant s’organiser, réfléchir, essayer, comparer…

Cemea

L’intervention de l’adulte venant réduire ces actions à des actes basiques, répétitifs et d’imitation. Nous sommes au coeur des problématiques, auxquelles se trouvent confrontés les animateurs ou les enseignants lorsqu’ils doivent proposer des activités aux enfants.

Pourquoi faire des activités ? Dans quel but apprend-t-on la technique ? Que va apporter aux enfants ce que je leur propose ? Quel va être leur rôle dans cette activité et ces apprentissages ? Les enfants vont-ils être les acteurs d’un projet dans lequel ils sont partie prenante ou simplement des exécutants ? Même si l’adulte, évoqué seulement sous forme d’une voix off, n’apparaît pas en tant que personnage sur les dessins, on est amené à s’interroger et à imaginer son rôle dans les deux situations. Dans la première, il s’adapte, aide les enfants à concevoir, à formuler, à organiser, à réaliser. Dans la seconde c’est essentiellement l’adulte qui montre et explique, ce qui est beaucoup plus simple pour lui en termes de gestion. Mais qu’en est-il de la situation d’apprentissage de l’enfant ? Le dessin pose en contrepoint la question du rôle de l’adulte. Pourquoi est-il là et pour quel accompagnement ? Est-ce pour faire fonctionner un système dans une sorte de fonction phatique, ou pour amener les enfants à agir et s’interroger ?

L’évaluation

Un autre dessin m’a beaucoup marqué dans ma fonction d’enseignant. Son thème est l’évaluation. Dans les écoles que j’ai dirigées, je l’ai d’ailleurs placé au-dessus du photocopieur (lieu hautement stratégique), afin que les autres enseignants le voient le plus souvent possible et s’imprègnent de cette réalité.

Cemea

On y voit des enfants de physiques, de caractères et de comportements différents. La magie du trait de crayon de Tonucci fait que je les connais tous. Je pourrais écrire d’autres prénoms pour chacune de ces figures.

Sous chaque portrait, il y a une annotation de l’enseignante, qui porte un regard péjoratif et sans appel sur ces enfants, qu’elle trouve tous dysfonctionnant, à l’exception de Joseph, le seul à lui sembler « normal » et qui est son clone parfait. L’évaluation est omni présente dans la fonction d’enseignant, mais qu’évaluons- nous vraiment chez les enfants ? Est-ce leur progression dans les apprentissages ? Leurs réussites ? Leurs échecs ? Les progrès réalisés ? Leur situation par rapport à un savoir attendu ? Un savoir-être ? Un savoir-faire ? Leur capacité à se comporter par rapport à une norme ? Leur propension à nous ressembler ? Le dessin de Tonucci a le mérite de nous mettre face à cette question, de l’évaluation et de la reproduction d’un système, de manière directe et matérielle. Nous savons tous que les enfants d’enseignants et de cadres ont globalement des résultats scolaires bien supérieurs aux autres élèves, mais cela reste des mots. Avec son dessin, Tonucci nous représente cette réalité en nous interrogeant sur notre rôle d’enseignant dans ce constat. Qu’est-ce que j’évalue dans la progression et la formation des enfants et surtout : pourquoi ?

La différence

« Lequel est sourd ? » Ce dessin représente des enfants jouant et pratiquant des activités, avec cette question en guise de titre.

Cemea

« Lequel est sourd ? » Ce dessin représente des enfants jouant et pratiquant des activités, avec cette question en guise de titre. Régulièrement, des parents ou des enseignants observent attentivement ce cadre qui est accroché dans mon bureau, pour ensuite faire le constat qu’ils n’ont pas trouvé la réponse.

Une belle entrée en matière pour une réflexion sur le handicap, car on ne peut effectivement pas répondre à cette question. Rien ne distingue un enfant sourd d’un autre lorsqu’il joue, qu’il grimpe aux arbres ou qu’il dessine. Avant d’être un enfant sourd, c’est d’abord un enfant. Ce dessin, en plus de nous montrer la richesse et la dynamique de la mise en activité, met en lumière cette évidence, qu’un enfant ou un adulte ne se définit pas par rapport à son handicap, mais par rapport à sa personne. Le handicap étant une spécificité à prendre en compte pour apporter des compensations et des aménagements permettant à un individu de progresser à son rythme et en fonction de ses besoins. De nombreux enfants en situation de handicap étant inclus dans l’école où je travaille, ce rappel artistique d’une évidence que l’on a parfois tendance à oublier, me semble essentiel et salutaire. Mais ce dessin dépasse le seul champ du handicap et amène à une réflexion plus globale sur la prise en compte de la différence. Nous pourrions poser d’autres types de questions : lequel aime lire ? Lequel n’aime pas lire ? Lequel a des difficultés en orthographe ? Lequel réussit en mathématiques ? Lequel a des difficultés en mathématiques ?...

Face à toutes ces différences, le rôle de l’éducateur est d’adapter les situations aux besoins de chacun et du groupe. C’est une démarche éducative globale, qui nous renvoie à l’activité et à l’environnement que nous proposons aux enfants. Nous pouvons d’ailleurs, mettre en perspective ce questionnement sur la différence avec le dessin sur le bricolage, dans lequel une démarche d’uniformisation, amène des réalisations et des fonctionnements identiques quels que soient les enfants accompagnés par l’enseignant. Voilà, posé à partir de quelques exemples, ce témoignage sur l’accompagnement pédagogique qu’ont représenté pour moi les dessins de Francesco Tonucci. Des dessins qui amènent à s’interroger sur la place de l’enfant dans les apprentissages et sur le rôle éducatif des adultes, dans une démarche d’Éducation nouvelle.


Vers l'Education nouvelle (n° 568, octobre 2017)