Droits de l’enfant et devoir(s) d’éducation des adultes

Exercer notre devoir d’éducation en direction d’un «enfant sujet», c’est mettre à distance la pulsion pour surseoir au passage à l’acte, poser des cadres structurants et signifiants, accompagner l’enfant dans la recherche de ses marges de liberté
Média secondaire

Janusz Korczak, dont on sait l’importance du combat pour la reconnaissance des droits de l’enfant, voyait, à leur origine, la nécessaire reconnaissance par les adultes de l’enfant comme être, tout à la fois, «complet» et «inachevé», «sujet à respecter» et «sujet à promouvoir». «Sujet à respecter» parce qu’un enfant est déjà un être qui participe pleinement de «l’humaine condition» («Les chagrins des petits ne sont pas des petits chagrins.», rappelle-t-il très justement). Et «sujet à promouvoir», car l’enfant, inachevé, est un être fragile à qui nous devons garantir les droits fondamentaux qui lui permettent de vivre et de se développer.

«Droits créances» et «droits libertés» dans la Convention

La Convention Internationale des droits de l’Enfant reprend à sa manière ce double volet en énonçant deux types de droits: les droits-créances et les droits-libertés.

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Les «droits-créances» sont «les droits à...» que toute société doit garantir à ses enfants et qui constituent autant d’obligations pour les adultes: droit à un nom et une nationalité, droit de connaître ses parents, droit à un cadre familial, droit à être correctement nourri et logé, droit d’accès aux soins, droit d’une aide adaptée pour les enfants handicapés, droit à l’éducation scolaire, droit à sa vie privée, droit à être protégé contre toute forme de maltraitance et d’exploitation économique, droit de bénéficier de toutes les garanties judiciaires requises en cas de suspicion d’infraction à la loi pénale...

Les droits-libertés, qui sont énoncés, en particulier, dans les articles 12 à 15, sont «les droits de...». Ils reconnaissent la possibilité pour l’enfant d’exercer lui-même diverses libertés civiles: ainsi, doit-il doit pouvoir «exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant», «être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant», bénéficier de «la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations ou des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique».

Plus encore, «les États parties respectent le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion», comme «les droits de l’enfant à la liberté d’association et à la liberté de réunion pacifique.» Mais tout cela est subordonné... « à son âge, à sa capacité de discernement et à son degré de maturité».

Or, si l’effectivité des «droits créances» fait régulièrement l’objet d’évaluations scrupuleuses, l’effectivité des «droits libertés» fait, de toute évidence, problème. Elle fait problème parce que, si les «droits créances» relèvent d’un «dû», les «droits libertés» relèvent d’un «devoir». Alors que les «droits créances» peuvent –ou, plus exactement, pourraient -être appliqués par des institutions au regard de textes règlementaires qui en fixent précisément les contours, les «droits libertés» ne peuvent s’exprimer que dans des situations où les adultes assument pleinement, à côté des enfants, leur «devoir d’éducation».

Si le «droit à un domicile» peut faire l’objet d’une «application», le «droit d’exprimer son opinion» doit faire l’objet d’une éducation. Sans accompagnement éducatif exigeant, sans situations adaptées permettant à l’enfant de se dégager de ses pulsions primaires, des stéréotypes sociaux et publicitaires comme des situations d’emprise affective, idéologique ou commerciale, les «droits libertés» de l’enfant sont des «droits vides». Plus encore: ils desservent la cause des droits de l’enfant car en faisant mine de les «attribuer» à des enfants qui n’ont pas été formés à leur exercice, on s’expose, dans l’immense majorité des cas, à des situations d’échec, voire à des agressions, qui serviront de prétexte aux spécialistes du «je vous l’avais bien dit» pour écarter ces droits et les considérer comme de dangereuses impostures.

« Les droits libertés: une imposture? »

Écoutons un instant leur raisonnement: comment, demandent-ils, la Convention peut-elle parler de la «liberté d’expression» de l’enfant et l’encourager à revendiquer le droit de manifester sa religion ou ses convictions, voire de constituer des associations et de «répandre des informations et des idées de toute espèce» ? Ne marche-t-on pas sur la tête? Ne suppose-t-on déjà constitué ce qui ne peut advenir qu’au terme du processus éducatif? Ne s’interdit-on pas, tout simplement, d’éduquer ceux qui viennent au monde au nom d’un prétendu respect? N’octroie-t-on pas des droits aux enfants pour éviter lâchement d’exiger d’eux qu’ils respectent leurs devoirs?                                         

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Pire encore: ces droits ne couvrent-ils pas pudiquement la démission d’adultes qui, n’étant plus certains de ce qu’ils doivent transmettre, se défaussent sur les enfants pour décider de l’avenir du monde? Dans ce cas, on prendrait deux risques terribles: d’une part, de priver l’enfant de son «droit à l’enfance» –avec la part de nécessaire irresponsabilité qu’elle comprend – et, d’autre part, de le placer dans la posture du tyran, exigeant d’être pris au sérieux pour ses moindres caprices, régentant le monde jusqu’à décider lui-même du sort de ses parents et de ses éducateurs.

Car, regardons justement de près ce que dit la Convention dans l’alinéa 1 de son article 12, à tous égards emblématique: «Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité.»

Si l’on veut bien admettre que cette formulation n’est pas simplement le fruit d’un compromis rédactionnel entre deux sensibilités, elle pose, à l’évidence, des problèmes particulièrement épineux: comment concilier «le droit d’exprimer librement son opinion» et la réserve majeure concernant la «capacité de discernement»?

Comment décider de prendre en considération l’opinion d’un enfant dès lors qu’on doit tenir compte, pour cela, de son âge et de son «degré de maturité»... et dès lors que la formulation même du texte laisse entendre qu’à âge égal on peut avoir divers degrés de maturité? Et, enfin, comment définir les questions «l’intéressant»? De quoi s’agit-il exactement? Sont-ce les questions pour lesquelles il manifeste un intérêt ou les questions qui le concernent? Et comment spécifier, parmi l’immensité des questions qui le concernent, celles sur lesquelles il peut vraiment avoir un avis qu’il serait utile de prendre en compte? Faut-il prendre en considération les opinions de nos enfants sur leur équilibre alimentaire ou les disciplines à leur enseigner à l’école? Faut-il discuter systématiquement avec eux de la moindre de leur activité quotidienne? Faut-il se justifier et les convaincre du bien-fondé de toute décision qu’on serait amené à prendre pour eux?

Dans ces conditions, ne doit-on pas récuser radicalement les termes de la Convention et considérer qu’en prônant la «liberté d’expression» de l’enfant et la nécessité de «prendre son avis en considération», elle relève de l’imposture et témoigne d’une véritable démission des adultes? D’autant plus que le texte dans son ensemble est tout entier construit sur la nécessité de distinguer l’état d’enfant de l’état d’adulte, afin de définir, en regard des droits des enfants, les devoirs qui incombent aux adultes. Aucun texte ne marque plus fermement l’importance de «la ligne qui sépare les enfants des adultes»...

La Convention n’est-elle pas en contradiction avec elle-même quand elle prétend respecter la liberté de pensée, d’opinion et d’expression de l’enfant, puis affirme solennellement, aux articles 28 et 29, «le droit à l’éducation» et explique que celle-ci vise à «inculquer à l’enfant le respect de ses parents, de son identité, de sa langue et de ses valeurs culturelles, ainsi que le respect des valeurs nationales du pays dans lequel il vit, du pays duquel il peut être originaire...»?

Comment concilier la liberté de conscience et le droit à l’expression, d’un côté, avec l’ «inculcation» du respect de l’autorité de sa famille et des traditions de sa culture, d’autre part? Ne nage-t-on pas en pleine incohérence? Ne faut-il pas revenir clairement aux «fondamentaux» et affirmer qu’ «un enfant est un enfant et n’a qu’un véritable droit: celui d’être éduqué par des adultes qui exercent sur lui une autorité dont il ne pourra s’affranchir qu’à sa majorité » ?

«Droits libertés» et devoir d’éducation

Il est vrai que l’enfant qui vient au monde est un être inachevé, incapable de survivre si l’on ne lui transmet pas les clés de ce monde. Cette dépendance –qui nous assigne, que nous le voulions ou non, à la transmission–n’est pas le contraire de la liberté, mais sa condition. L’animal, à sa naissance, est bien plus déterminé que le petit d’homme –l’abeille est consubstantiellement royaliste: nul n’a jamais vu une abeille démocrate! –mais l’enfant, lui, doit apprendre tout ce qui lui permettra de survivre et de vivre avec les autres sans basculer dans le chaos et l’anéantissement réciproque... Et c’est, précisément, parce que son langage, ses comportements, ses croyances et ses valeurs sont de l’ordre de l’acquis –et non d’un donné dans lequel il resterait enfermé –qu’il pourra s’en émanciper. Pas d’incompatibilité a priori entre la transmission et la liberté, mais une profonde solidarité, au contraire. Aucune liberté ne peut émerger du vide; toute liberté se construit en s’appropriant des données que l’on réussit à mettre à distance et avec lesquelles on construit progressivement une relation de libre adhésion ou de rejet réfléchi.

À partir de là, tentons de poser quelques principes clarificateurs à partir desquels nous pourrions avancer et penser, sans démagogie ni contradiction, l’effectivité des «droits libertés» des enfants:

  • Avant son accès à la majorité civile, l’enfant n’est pas un sujet de droit, au sens strict du terme. La société peut lui accorder des droits en matière de protection (en particulier contre toutes les formes de mauvais traitements), des droits en matière de possibilités offertes (comme le droit de conduire un engin à moteur ou d’occuper un emploi salarié...), mais l’enfant n’est pas partie prenante du collectif démocratique qui statue sur son propre avenir.
  • L’accès à la majorité citoyenne représente une promotion déterminante pour un sujet et une césure forte dans son histoire. Cet événement doit donc être identifié très tôt, préparé méthodiquement et marqué symboliquement. Cela suppose non seulement une éducation civique systématique et un enseignement du droit, mais aussi la mise en place d’un véritable rituel d’entrée dans la citoyenneté.
  • En amont, et dès sa naissance, l’enfant doit être entendu à travers les différentes manifestations qui lui permettent de s’exprimer. Mais l’entendre ne signifie nullement l’approuver, ni, a fortiori, lui donner systématiquement satisfaction. L’entendre, c’est le reconnaître comme un sujet en formation et non comme un objet en fabrication. C’est se rendre disponible à ses réactions et les ressaisir dans une interaction ou dans une interlocution. L’entendre, c’est lui reconnaître son droit à s’exprimer tout en se réservant le droit de décider.
  • Au fur et à mesure qu’il grandit, l’enfant doit être amené à vivre des situations familiales, sociales et scolaires qui requièrent son engagement. Ces situations se caractérisent par le fait qu’elles ne peuvent réussir pleinement que si l’enfant s’y implique et y assume une part de responsabilité. L’adulte est ainsi amené progressivement, non plus seulement à «faire pour», mais aussi à «faire avec».
  • Dans ces situations, il revient à l’adulte de favoriser l’émergence d’une réflexion sur l’action. Pour cela, l’enfant doit être, non seulement, autorisé, mais aussi encouragé à s’exprimer. Cette expression doit s’effectuer dans un cadre éducatif qui permette à l’enfant de se dégager de la pure réactivité. Ce n’est pas respecter la parole de l’enfant que de totémiser ses réactions pulsionnelles immédiates. C’est la respecter, en revanche, que de l’aider à surseoir à son impulsivité, de lui donner du temps pour réfléchir, de l’accompagner par une reformulation bienveillante, etc. Le droit de l’enfant à l’expression est inséparable du devoir de l’adulte de créer les conditions afin que cette expression soit portée par une exigence de justesse et de précision, inscrite dans une réflexion, assumée dans un engagement délibéré.
  • Au fur et à mesure qu’il grandit et s’implique dans des situations sur lesquelles il est amené à s’exprimer, l’enfant doit avoir prise sur des décisions individuelles et collectives et se former ainsi à l’exercice de citoyenneté. À cet effet, il revient à l’adulte de distinguer précisément ce qui relève de la délibération enfantine de ce qui n’est pas négociable. La formation du citoyen dans une société démocratique impose tout autant de ne pas leurrer les enfants sur des pouvoirs qui relèvent des citoyens de plein exercice que d’identifier des objets et de délimiter des espaces où les enfants peuvent prendre de vraies décisions sous la responsabilité de l’adulte.
  • Aider des enfant à prendre des décisions, c’est, tout à la fois, repérer les domaines dans lequel il existe un choix réel entre des possibles, mettre en place les conditions qui leur permettent de délibérer et les accompagner afin qu’ils puissent tenir leurs décisions dans la durée, assez longuement pour explorer vraiment un scénario, en réexaminant les choses à temps pour ne pas compromettre leur avenir. Parce qu’il doit se former, un enfant doit apprendre à prendre des risques. Parce qu’il reste fragile et inachevé, l’adulte doit lui garantir que ces risques ne le mettent pas en danger.
  • Le droit de l’enfant à l’expression et à la prise en compte de ses avis ne signifie en rien la démission de l’adulte. Tout au contraire, permettre à l’enfant de s’exprimer et de s’impliquer dans sa propre histoire est un travail éducatif de tous les instants. Il requiert une attention, une présence, une inventivité et une rigueur persévérantes. Mais, former un citoyen pour une société démocratique est à ce prix.

On peut donc, maintenant, reformuler l’idée maîtresse de l’article 12 de la Convention: «Nous devons garantir à l’enfant le droit d’exprimer ses opinions dès lors que nous créons les conditions pour qu’il puisse accéder à la réflexion et à une formulation rigoureuse. Les avis de l’enfant doivent, par ailleurs, être pris en considération dès lors qu’ils concernent un domaine où il peut exercer des choix réfléchis.» Mobilisons-nous donc pour que, dans la famille, l’enfant puisse accéder à l’expression réfléchie à travers toutes les occasions de la vie quotidienne: c’est le cas chaque fois que l’on s’efforce de «faire ensemble», chaque fois qu’on quitte le face à face pour s’atteler en commun à une tâche, pour communiquer à partir de ces médiations infiniment précieuses que sont, aussi bien, la lecture d’un album de littérature de jeunesse que la préparation d’un gâteau au chocolat ou la recherche d’un itinéraire de vacances sur Internet...

Mobilisons-nous aussi pour qu’en classe, les élèves puissent réfléchir systématiquement aux meilleures conditions pour travailler et apprendre ensemble. En lieu et place des caricatures de «démocratie» –où l’on octroie généreusement aux délégués d’élèves le droit de réfléchir à l’emplacement des bancs dans la cour ou au règlement du garage à vélos –, imaginons de vraies temps de concertation où puissent être discutées les méthodes pédagogiques et ce qui rend possible, tout à la fois, l’accès aux apprentissages et à la citoyenneté.

Travaillons, enfin, pour que, dans toutes les instances où l’on est amené à solliciter l’avis des enfants, que ce soit dans le domaine juridique ou dans l’association des enfants à la vie de la Cité sur tous les sujets qui les concernent, l’on s’assure que du temps a été pris pour éviter la réaction pulsionnelle, qu’un adulte a pu être là pour entendre, apaiser, permettre une reformulation distanciée et une interlocution sereine.

Pour l’effectivité de la formation de l’enfant sujet: éloge des belles contraintes

Tirons maintenant des conséquences pédagogiques précises de ces considérations. Demandons-nous précisément en quoi consiste notre devoir d’éducation dès lors qu’il s’agit de former un «enfant sujet», c’est-à-dire un enfant capable de penser et de décider de son destin.

1. L’éducation, qu’elle soit familiale, scolaire ou sociale, requiert le sursis au passage à l’acte et la mise à distance de la pulsion. C’est ainsi - et ainsi seulement - que peut émerger le travail de la pensée. C’est ainsi que peut se développer une volonté réfléchie...La vulgate psychologique contemporaine – croyant souvent naïvement prendre le contrepied de la pédagogie qu’elle ignore - enjoint les éducateurs à savoir dire «non» aux enfants. Mais, pour les pédagogues – et depuis longtemps! – le vrai principe éducatif est : «Non, pas tout de suite! Prends le temps d’y penser. Prenons le temps d’en parler. Et tu décideras après.» C’est le sens, par exemple, des dispositifs qui visent à préparer et à faire exister «le Conseil» dans la classe coopérative et la pédagogie institutionnelle, avec une phrase-clé: «Tu en parleras au Conseil!».

«Limité dans l’espace et dans le temps, protégé par des lois, le Conseil est un lieu de parole où le plus petit peut affronter le plus costaud parce que seule la parole est autorisée. C’est un lieu où il faut s’efforcer de mettre en mots un conflit, une révolte, une souffrance, une difficulté, que l’on a appris à différer...». Pour fonctionner ainsi et jouer pleinement son rôle, le Conseil, en effet, doit respecter des «lois» fondatrices, sans lesquelles aucun échange ne peut émerger du chaos: «-J’écoute qui parle. –Je demande la parole. –Je ne me moque pas...». L’organisation doit y être rigoureuse, avec un président et un secrétaire de séance, un «cahier du Conseil» où sont consignées les décisions prises. On doit y utiliser des «maîtres-mots» qui rendent possible une communication apaisée: «Le Conseil commence, silence...Tu penses que quelque chose ne marche pas: tu dois expliquer pourquoi!».

Mais le Conseil n’est la «clé de voute» des institutions de la classe que parce qu’il est présent en creux à chaque instant dans la vie des élèves: espace-temps possible d’expression qui impose le sursis à l’expression, il installe la réflexion au cœur de toute activité de l’élève. On note sur un cahier ou sur une feuille de papier que l’on place dans une boîte aux lettres ce que l’on veut dire au Conseil: on prend le temps de l’écrire, on y réfléchit et on en parle parfois à ses amis auparavant: avant une expression solennisée qui impose de ne pas dire «n’importe quoi», de se dégager de l’immédiateté et de donner à sa parole la consistance de sa pensée.

2. L’activité éducative doit être suffisamment ritualisée pour permettre à l’enfant et à l’adolescent de se développer dans des cadres à la fois structurants et signifiants. La fonction première des rituels est, en effet, d’introduire des régularités dans le flux de la vie psychique. Face à l’expression inévitablement chaotique des pulsions et aux événements extérieurs qui surviennent de manière aléatoire, les rituels constituent une scansion qui sécurise le monde et permet de l’habiter sans s’y perdre. Parce qu’ils affectent des places où l’on peut se tenir en résistant aux coups de boutoir internes et externes, ils permettent à un sujet de trouver la stabilité nécessaire pour exister sans céder à l’agitation permanente. Parce qu’ils associent des moments particuliers et des comportements spécifiques, ils offrent la possibilité de s’investir pleinement dans ce que l’on fait et de contenir les débordements qui menacent toujours. Parce qu’ils marquent les ruptures et organisent les transitions entre des configurations groupales dévolues à des tâches régies par des règles différentes, ils fournissent les repères grâce auxquels les personnes peuvent s’intégrer dans des activités collectives successives. Parce qu’ils mettent en place une architecture spatiale et psychique à la fois, ils sont une condition essentielle pour accéder à ce que le philosophe Gabriel Madinier définissait comme l’expression même de la formation de l’intelligence, l’«inversion de la dispersion ».

Les rituels organisent, en effet, l’espace et le temps, disposent les objets et installent les signaux nécessaires afin de préfigurer la posture mentale attendue du sujet. Ainsi en est-il des rituels sociaux les plus «élémentaires»: repas et repos, rencontres et ablutions, activités professionnelles et de loisirs. Ainsi en est-il des institutions judiciaires et religieuses, des dispositifs théâtraux ou muséographiques, des règles sportives ou des jeux de société: partout, les rituels étayent, en quelque sorte, les comportements personnels en les inscrivant dans un cadre qui crée, tout à la fois, la configuration physique et la disposition psychique nécessaires à leur réussite. Les rituels constituent ces «belles contraintes» nécessaires à l’expression de la pensée et à la construction de la liberté.

3. L’éducation consiste à accompagner un enfant dans la recherche obstinée de ses marges de liberté. Face à un échec ou une faute, quand un enfant se trouve en grande difficulté, voire dans une impasse, le pédagogue doit parcourir patiemment avec elle le chemin qui l’a amenée là. Il faut l’aider à expliquer ce qui s’est passé, à se demander à quel moment elle s’est trompée, à s’interroger sur ce qu’elle aurait pu faire et sur ce que d’autres auraient fait à sa place, à traquer tous les possibles qu’elle a négligés ou écartés, à construire des scénarios alternatifs dans le passé qu’elle pourra peut-être mettre en œuvre dans l’avenir. L’objectif: repérer les moments où une autre voie était possible et comprendre pourquoi on ne l’a pas choisie, identifier les bifurcations ratées, se demander ce qu’il aurait fallu de lucidité, de volonté et d’aides pour prendre une autre voie, bref arpenter la route que l’on a prise pour, dorénavant, prendre la route que l’on décidera de prendre...

Il s’agit de sortir de «la preuve par soi» pour se regarder parler et agir, examiner ses propos et ses actes avec le regard des autres et se désenkyster d’une posture fataliste de désolation ou de satisfaction. Non plus «Voilà ce que j’ai fait, c’est ainsi!», mais «Voilà comment, aujourd’hui, je vois ce que j’ai fait hier. Voilà ce que l’on pourrait en penser. Voilà ce qui aurait été possible hier et qui le sera peut-être encore demain...» Et, pour que l’enfant puisse tenir parole, il faut, évidemment, que l’adulte soit à ses côtés: «Si tu t’engages à faire cela, voilà les ressources et les aides que je m’engage à te fournir. Toi seul pourras décider d’aller jusqu’au bout, mais jusqu’au bout je serai à tes côtés. Et prenons date régulièrement pour nous réassurer l’un l’autre. Afin que, jusqu’au bout, toi et moi tenions parole. Car je fais alliance avec toi dès lors que tu tentes de te dépasser.»


L’effectivité des droits de l’enfant et, en particulier, des «droits libertés» interroge donc profondément les éducateurs, l’institution scolaire et, plus largement, toute la société. Que faisons-nous concrètement, pour permettre à nos enfants d’oser une parole réfléchie au milieu du tumulte des slogans? Comment les accompagne-t-on afin qu’ils se dégagent de leurs pulsions immédiates et apprennent à prendre le temps de penser: anticiper l’avenir, construire un raisonnement, se nourrir de la culture humaine pour agir de manière plus lucide et éclairée?

Former l’enfant, simultanément, à la parole et à la pensée, à la pensée et à la parole, est exigeant: cela demande de prendre du temps –beaucoup de temps -avec lui, dans la famille comme en classe, dans les loisirs comme en formation. Nous ne pouvons plus nous contenter de nous désoler que les enfants ne sachent pas communiquer et ne maîtrisent plus la langue, tout en négligeant autant de développer une pédagogie de l’oral et de faire découvrir le plaisir de l’entrée dans l’écrit. Pour qu’il puisse «exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant», il faut, non seulement que nous ayons appris à l’enfant à parler, mais aussi que nous l’ayons aidé à enrichir son vocabulaire et à formuler son point de vue de façon convaincante et intelligible. Or, la pédagogie familiale comme la pédagogie scolaire passent leur temps à totémiser ou à disqualifier le propos de l’enfant, sans véritablement –autant qu’il le faudrait aujourd’hui –mettre en place des dispositifs qui lui permettraient de progresser dans ses formulations et de se hausser jusqu’à ce que la Convention nomme «le discernement» et «la maturité».

 Il y a là, outre la source de graves injustices –entre ceux qui ont trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau et les autres -, une atteinte effective aux Droits de l’enfant. Car ces droits de l’enfant sont inextricablement et consubstantiellement doubles: il faut que nos enfants aient, tout à la fois, le droit de profiter pleinement de leur enfance et celui de grandir. Il faut qu’ils puissent vivre le présent et se préparer à l’avenir. Ce n’est pas toujours simple. Mais qui a dit que l’éducation était chose facile?


De Philippe Meirieu, sur ces questions, voir :

 

Le choix d'éduquer -Éthique et pédagogie, Paris, ESF éditeur, 1991

Repères pour un monde sans repères, Paris, Desclée de Brouwer, 2002

Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Paris, Rue du Monde, 2009.

Korczak: pour que vivent les enfants, en collaboration avec PEF, Paris, Rue du Monde, 2011(album de littérature-jeunesse)

Pédagogie : des lieux communs aux concepts clés, Paris, ESF, 2013

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