Reseaux sociaux, de la réclusion volontaire à la liberté conquise
Crédits photos : William Krause Sur Unsplash
Pendant trois jours en mars 2021 le mouvement des Ceméa a organisé des journées d’étude sur les jeunesses. Un moment de réflexion pour s'interroger sur la place des jeunesses dans une société en crise, sur l'accueil et l'accompagnement des jeunes, sur leur engagement citoyen, la place et le rôle du numérique, etc. Intervenants, chercheurs et acteurs de terrain ont échangé et partagé des pistes de réponses Trois textes tentent de relater les points forts de cette manifestation. Voici l’un d’eux
Nice trip in youth, road-book jour 2
Cet univers est pour moi un univers inconnu dans lequel je tente d’évoluer comme Thésée dans le labyrinthe, mais je n’ai pas d’Ariane pour m’aider à m’y retrouver pour fuir le minotaure.
Cette connexion, consubstantielle de l’époque a gagné tous les âges mais ce sont principalement les jeunes qui se connectent d’une manière permanente. Cette addiction, hégémonique, menace-t-elle l’équilibre intergénérationnel ?
Sophie Jehel (maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris-8) dit que les jeunesses utilisent les réseaux sociaux d’une manière continue. Cette permanence n’en finit pas de nous alerter sur la dimension de la liberté. En effet, 3 majors trustent les offres et il est difficile de résister à leur management obscur et autoritaire.
Une lueur d’espoir toutefois avec un mouvement qui semble pointer le bout de sa souris, le fediverse qu’on pourrait traduire par : se fédérer tous et toutes ensemble dans le monde entier. Audrey Guelou (ingénieure en informatique et membre de Picasoft) et Pascal Gascoin (chargé de mission "libre,éducation nouvelle" aux Ceméa) se chargent de nous en présenter les grandes lignes. Les propos qui suivent sont librement inspirés de ces 3 interventions.
Une dictature acceptée
Les réseaux sociaux sont devenus ces 10 dernières années une hydre dont on ne peut stopper le règne, le rayonnement. Toutes les jeunesses, urbaine, rurale, des cités, bobo, bobu, modeste, aisée, les JAMO (1), les nanti·e·s, les NEET (2), les étudiant·e·s, les apprenti·e·s, les vreps, les rêveur·euse·s, les geeks, les intellos, les prolos, nul·le n’y échappe sous peine d’être largué·e et mis·e au ban. Toutes les jeunesses y souscrivent et s’y plient. Nous, adultes à la traîne, sommes contraint·e·s de ne pas nous détourner de ce phénomène sous peine d’exil générationnel et de voir les ponts coupés .
Ces réseaux sont tenus de main de maître pour leur grande majorité par des sociétés dont le fonctionnement, les process technologiques, les secrets numériques, bourrés d’algorithmes (amphétamines du net) et dont l’opacité confinent à l’ésotérisme digital. Les boss (ceux qui tirent les ficelles ne sont plus des jeunes) des réseaux sociaux tiennent toute leur maisonnée en les nourrissant de produits conçus à l’image de ce qu’ils sont. Un processus qui prône sans le nommer un consumérisme exacerbé et porté à son zénith, enfin à condition que ce zénith ne heurte pas le plafond céleste pour rejoindre le nadir. La connexion s’avère souvent addictive, chronique et quasi totale, elle est aussi totalitaire dans sa gouvernance et canalise les foules en les ayant sous contrôle.
Le défi sera dans les années qui viennent de travailler à une autre utilisation de l’outil ( il doit rester un outil et cesser d’être un doudou), de cette machine infernale, cette mécanique impitoyable, dont les rênes bridées ne sont pas accessibles au plus grand nombre.
Aujourd’hui, qui sait qu’il existe autre chose, un univers parallèle (en dehors du darknet) où rien n’est cadenassé, où presque tout est possible ? Qui, à part les mordu·e·s d’un libre qui reste l’apanage d’une infime minorité alternative ? Les choses peuvent, doivent changer.
Légende : la folie des réseaux, allégories
Crédits photos : Christophe Caverot
Le web, des choses de la vie
Les réseaux sociaux sont un espace de socialisation, une autre socialisation, une socialisation d’un autre type, qui peut exclure mais pas plus que dans le quotidien. Il faut arrêter de parler de la vraie vie, ce serpent de mer, il faudrait également supprimer le terme virtuel. Ce qui se joue dans cette bataille sémantique, c’est la prise en compte d’une réalité sociale, qui fragmente la présence mais qui n’est en aucun cas une fausse vie. Et on retrouve sur le net les mêmes déviances que dans le monde de chair et d’os.
Comme on pouvait s’y attendre, le confinement a accru le nombre d’usagers et d’usagères. Un confinement qui apparaît comme libérateur de la confiscation des libertés, contrairement à ce qui se dit un peu vite et partout. Et heureuse surprise, les pratiques culturelles ont augmenté sensiblement et durablement chez la majorité des jeunes.
Ceux·celles-ci sont plongé·e·s dans l’océan numérique, et s’il·elle·s savent nager, un zodiac peut leur être salutaire lorsque les maîtres des réseaux sociaux insidieusement les attirent dans des pièges appétissants. Mais les jeunes ne sont pas si naïf·ve·s que cela nous arrange de le croire. Ce ne sont pas des marionnettes. Ils se dépatouillent mieux que nous des affres de cette nasse et parfois savent en profiter.
Ce monde, leur monde, nous les adultes, n’en faisons pas partie et si d’un côté c’est tant mieux, de l’autre c’est risqué voire dangereux. Nous nous devons en effet de les accompagner à la découverte de quelque chose dont beaucoup ne soupçonnent pas l’existence. Pour cela, nous devons connaître les usages pour être efficients.
Il s’agit surtout d’intimité, de communication intime qui les contraint à rester connecté·e·s en permanence. Il y a ici quelque chose de paradoxal qui conduit les jeunes à se connecter souvent mais à dire que ça saoule ; une lassitude qui se mue en fatigue
Est-ce pour combler un vide, jusqu’à l’ivresse, au vertige ? Sont-ils blasé·e·s ? Est-ce un réflexe pour tromper l’ennui…passer le temps ?
Écoutons Camille :
« et je scrolle avec un nouveau lexique dans un nouveau western, une nouvelle conquête où je like, et distribue des flammes...et si j’ai des appétences, des compétences, des passions, je peux devenir influenceur.ceuse, je ne sais pas si je pourrai en faire mon métier, mais j’ai envie de creuser le sillon. J’ai compris comment marche la popularité. Mes désirs profonds sont réalisés (dans les domaines de l’amitié, de l’existence, de la reconnaissance et de l’identité sociale) même si je suis conscient·e d’être instrumentalisé·e (on ne me l’a fait pas). Je sais que je suis surveillé·e par mes pairs mais c’est la règle du jeu, le prix à payer.
Je suis vulnérable mais je sais où je vais : j’ai des choses à dire, à montrer, j’interroge mon identité, j’analyse les infos qui m’arrivent et ce que j’ai dans la tête, vous le saurez seulement si je décide de vous le dire.
Manipulé·e moi, oui mais pas plus que dans ma vie sociale, familiale, scolaire, professionnelle et j’ai aussi une éthique même si aujourd’hui je ne sais pas comment la respecter et je n’en ai pas les moyens.
J’ai entendu parler de « fediverse » et au-delà du joli mot valise (qui prête à confusion si on ne fait que l’entendre) qui fond fédération et univers ensemble, j’ai envie d’en savoir un peu plus.»
Pour une éthique des médias sociaux, le fediverse
Cette « fédération de serveurs » travaille sur la place et le rôle des jeunes dans les médias sociaux afin de leur donner des clés pour reprendre le pouvoir. Il s’agit d’un projet de résistance, de révolte, et d’insurrection numérique. Pour dire aussi qu’il existe des alternatives pour accompagner les jeunes à mieux vivre, les éduquer à utiliser le moins mal possible des médias sociaux qui sont conçus pour ne laisser aucune place aux utilisateurs.
Cette dynamique donne des pistes très concrètes pour que chacun·e puisse s’emparer du monde numérique en le comprenant mieux pour le refaçonner et aider chacun à y reprendre une place active.
Un autre fonctionnement est possible, à chacun·e de se construire et de s’organiser autrement
Il n’y a rien de manichéen dans cette posture, pas de diabolisation du système majoritaire mais juste l’objectif de faire connaître l’existence d’un autre système.
Légende : Représentation physique d'un réseaux fédiverse
Crédits Photos : François Simon et Christophe Caverot.
Libérez les logiciels !
Un rappel tout d’abord : dans le modèle dominant, tous les serveurs appartiennent à l’entreprise propriétaire et à son boss, les utilisateurs subissent, ils ne peuvent faire autre chose et n’ont aucune marge de manœuvre. Le fonctionnement est opaque, on ne peut pas comprendre, tout est segmenté, compartimenté et les liens avec des boîtes similaires sont impossibles à nouer. Les réseaux sont en vase clos.
Dans le fediverse, il y a du commun mais pas que (cf la métaphore de l’archipel d’ Édouard Glissant), on est dans une famille de cœur (copains, cousins) alors qu’ailleurs (chez facetweetgoogle) on est tous et toutes fils et filles de…
On est indépendants mais on parle la même langue.
Il y a des équivalences et une myriade de liens possibles, la rigidité laisse la place à une souplesse génératrice de combinaisons multiples, il y a une diversité de cultures et de règles possibles. Ça semble magique mais il n’y a rien de sorcier, le libre s’instille dans tous les systèmes. Des instances se créent, ce sont des morceaux de réseau social qui peuvent être en lien avec d’autres.
On peut définir ses propres règles, choisir avec qui on veut se fédérer, avec qui on veut partager des choses et ce qu’on autorise, le groupe régule, on est en plein dans une dynamique de projet où les apprentissages sont là, dans une démarche d’éducation nouvelle. Tout se module.
Toutes les critiques qu’on fait aux médias sociaux occupés tombent, une fois la ligne de démarcation franchie, le libre bat son plein. L’autonomie est régulée par un cadre que le collectif se donne. Une autarcie de Cocagne, en quelque sorte.
Des réserves…
Il y a un changement de galaxie, si le côté tranquille est alléchant, le discours éducatif et pédagogique n’interdit pas les autres réseaux sociaux qui continuent et continueront leur œuvre. Et le risque d’être à leur merci subsistera. S’ il y a un enjeu de taille à ce qu’une instance soit créée et tenue par des jeunes, il n’en reste pas moins que des réactions de peur, de non envie peuvent se faire jour. À qui ça peut parler ? Que fait-on si on rétorque que "s’il n’y a personne, à quoi ça sert que j’y sois ?"
Comment convaincre que c’est intéressant au-delà de la question politique ? Il est nécessaire d’engager une réflexion avec les jeunes puis de travailler avec eux·elles pour qu’il·elle·s éclaircissent et explicitent ce qui est digne d’intérêt pour eux pour elles.
Ne sommes-nous pas trop confiant·e·s ? Si c’était si simple, l’éducation nouvelle aurait conquis toute la planète éducation. Comment se saisir de cela dans une logique d’éducation nouvelle (méthodes actives) en s’appuyant sur des arguments qui parlent aux jeunes, et à tous et toutes.
Des interrogations subsistent.
Par quelle porte d’entrée aborder le sujet quand on n’y connaît rien ?
Comment on permet à des personnes d’élaborer leurs propres règles ?
Comment convaincre les jeunes que participer à ce projet leur garantit une audience suffisante ?
Une utopie à concrétiser
Malgré ces réserves, le chantier s’avère excitant, il contient en son sein une dynamique de bouleversement des habitudes, la concrétisation d’une résistance opérée jusque-là en catimini,
un espoir que peu à peu les rapports de force s’inversent. Il y a quelque chose qui s’apparente à une rêvolution, qui passe par la résolution d’un problème de pouvoir, par le blanchiment légal du gris de l’obscurantisme et du noir de la coercition, par l’institution régulée et collégiale d’une norme respectueuse de chacun et chacune. C’est un projet de longue haleine pour lequel il faut inviter les jeunesses à s’investir, à tirer des plans sur la comète, à bousculer le présent, le déséquilibrer pour équilibrer un avenir numérique pétri de liberté et de démocratie.
Notes :
1. Jeunes Avec Moins d’Opportunités
2. Neither in Employment nor in education or training. (ni en études ni en emploi)