Polygon ou jeu de Hex

Un jeu de pions danois aux règles simples, mais dont la dimension stratégique continue à inspirer le monde des mathématiques
Média secondaire

Le jeu danois de 1942, Polygon, plus connu aujourd’hui sous le nom de Jeu de Hex ou Hex, est une structure de référence pour de nombreux jeux actuels.

Le Jeu de Hex est déconcertant par la simplicité de ses règles : un enfant de six ans peut y jouer. Rares sont les jeux de pions auxquels on peut commencer une partie dans la minute qui suit l’ouverture de la boîte sans avoir entendu parler du jeu avant ! Néanmoins, la dimension stratégique du Hex continue à inspirer le monde des mathématiques. Les premières éditions commerciales furent produites aux États-Unis en 1952 (fig. 1) sous le nom de Game of Hex, puis Con-Tac-Tix au Danemark en 1968 (fig. 2).

 

figures 1 et 2

LA RÈGLE DU JEU ET LA STRATÉGIE

Règle

Le tablier du jeu a la forme d’un losange constitué par un pavage d’hexagones ou de triangles, dont le nombre est variable selon les versions : (6 x 6) ; (11 x 11) ou davantage. En début de partie, le tablier est vide et chacun dispose d’un ensemble de pions de même couleur, par exemple bleue pour un joueur et rouge pour son adversaire. Les joueurs posent à tour de rôle l’un de leurs pions sur une case libre de leur choix, avec l’objectif de connecter, par une chaîne de pions adjacents, les deux bords de leur couleur (fig. 3). Le joueur qui réussit cette connexion gagne la partie. Ce jeu est aussi de type « papier-crayon », c’est-à-dire qu’il suffit d’une feuille de papier et d’un crayon pour y jouer car les pions ne se déplacent pas.

Stratégie : exemple de partie.

Quelle est la stratégie pour établir une telle connexion ? Selon les mathématiciens, la stratégie gagnante est entre les mains du joueur qui a le trait, mais à partir d’un tablier 14 x14, cette stratégie semble inconnue ! Cependant, quel que soit le nombre de cases du tablier, la moindre inattention du premier joueur donnera le gain à son adversaire. Alors, quelle tactique doit-on appliquer à chaque coup ? Dans l’exemple donné en figure 3, Bleu joue son premier pion en [1], et « Rouge » répond en essayant de passer près du bord bleu « Est » : s’agit-il d’une bonne tactique ? C’est possible ; en tout cas, Bleu doit être très vigilant bien qu’il soit théoriquement dans une situation gagnante, le moindre faux pas de sa part lui sera fatal. Dans cet exemple, Bleu gagne la partie par la connexion : Ouest-10-9-8-4-3-6-11-Est.

 

figure 3

NAISSANCE DU JEU

L’invention et la diffusion du Jeu de Hex sont connues grâce au célèbre journaliste scientifique américain et passionné de récréations mathématiques, Martin Gardner (1914-2010), qui a publié plusieurs articles au sujet de ce jeu dans le périodique américain Scientific American à partir de 1957 ; le premier d’entre eux intitulé, Jeu de Hex, est traduit en français dans l’un de ses ouvrages 1. Martin Gardner a montré que ce jeu trouve son origine au Danemark en 1942, et qu’il a été repris et développé ensuite aux États-Unis à partir de 1948 dans les départements de mathématiques et de physique de plusieurs universités dont Princeton.

Piet Hein invente Polygon en 1942

Le mathématicien, physicien, poète et designer danois Piet Hein (1905-1996) inventa ce jeu qu’il exposa, en 1942, aux membres d’une conférence organisée par une association de mathématiciens au sein de l’Institut atomique de Copenhague dont le président était Aage Bohr, futur prix Nobel de physique et fils de Niels Bohr, prix Nobel lui-même. Le titre de la conférence était « Les Mathématiques considérées comme jeux ». À cette occasion, Piet Hein développa ses propres critères définissant un bon jeu - équitable, fini, progressif, clair,stratégique et décisif - puis il illustra ses propos par son nouveau jeu qu’il appellera ensuite Polygon 1.

Publication du jeu dans le journal danois « Politiken »

À la suite de cette conférence, Piet Hein présenta son jeu le 26 décembre 1942 dans le quotidien danois Politiken dans lequel une rubrique inédite fut ouverte à des « problèmes de Polygon » à l’image des « problèmes d’échecs ». Dans cette publication de 1942, Piet Hein donna la règle de son jeu à partir d’un tablier de 144 hexagones (fig. 4), et il proposa un premier problème. Les lecteurs qui trouvaient une solution pouvaient l’envoyer à Piet Hein par le biais de la rédaction du journal. Cette rubrique s’est brusquement arrêtée le 1er août 1943 sans qu’aucune raison ait été donnée. En fait, pendant l’été 1943, Piet Hein dut quitter le Danemark pour fuir l’occupation allemande, et se réfugier en Argentine avec sa famille, via les États-Unis. Ainsi, à cette époque, Polygon va perdre beaucoup d’adeptes tout en continuant à fasciner le milieu des mathématiciens scandinaves.

figure 4

LA DIFFUSION MONDIALE DU JEU VIA LES ÉTATS-UNIS

Après la Seconde Guerre mondiale, les étudiants et les professeurs de l’université de Princeton aux États-Unis jouaient à différents jeux selon les modes du moment : échecs, Kriegsspiele, go, backgammon essentiellement. Mais, en 1948, le futur grand mathématicien John Nash 2 présenta spontanément un « nouveau jeu » qui était en réalité un jeu identique à Polygon !

Histoire troublante

Dès les années Cinquante, une polémique fut déclenchée aux États-Unis et au Danemark au sujet de l’invention et de la diffusion du jeu. Tout a commencé par les recherches de l’opiniâtre Martin Gardner qui s’est lancé dans une recherche compliquée pour établir l’origine de ce « jeu inédit » édité par Parker Brother en 1952 sous le nom de Game of Hex. Sur les conseils de cet éditeur, il entra en contact par courrier avec Piet Hein et quelques mathématiciens qui étaient étudiants à Princeton à la fin des années Quarante, dont David Gale, et John Nash qu’il a rencontré à New York en 1957. Ce dernier lui a communiqué de précieuses informations pour aborder l’histoire du jeu dans le milieu des mathématiciens, américains et européens, aux États-Unis. Les multiples informations réunies par Martin Gardner et les recherches récentes nous montrent que l’histoire du Hex n’est pas claire ! Les données disponibles actuellement 1, 2, 3 ne permettent pas de trancher, de façon avérée, le rôle exact de deux géants des mathématiques, David Gale et John Nash, au sujet de la diffusion du jeu à Princeton.

Premières éditions du jeu

Selon Sylvia Nasar 2, David Gale était persuadé que ce jeu pouvait intéresser un public en dehors de l’université de Princeton. Il envoya alors une lettre à l’éditeur Parker Brother, qui était très connu aux États-Unis depuis la fin du XIXe siècle, pour lui proposer un nouveau jeu qui pourrait s’appeler Hex. Cet éditeur ne donna pas de réponse à David Gale, mais il connaissait peut-être déjà le jeu de Piet Hein ; en tout cas, il déposa un copyright dès 1950 pour Rules for playing game of Hex. Sheet, illus. © 21Apr50 ; AA148849 ». Parker Brother édita ensuite le jeu en 1952 sous le nom de Game of Hex (fig. 1), mais il le retira de son catalogue vers 1955 en raison de ventes insuffisantes. Parker Brother ne mentionne pas les noms des acteurs qui ont eu un rôle dans l’invention et la diffusion du jeu : Piet Hein ; Politiken ; la famille Bohr ; John Nash ; David Gale. Il est cependant curieux que les dirigeants de Parker Brother aient eu spontanément l’idée d’appeler le jeu Game of Hex ; ont-ils pensé au courrier de David Gale auquel ils n’ont pas répondu ? Au Danemark, le jeu est tombé en désuétude peu après l’arrêt des publications de problèmes dans Politiken. Mais les articles de Martin Gardner publiés dans Scientific American à partir de 1957 ont remis le Hex à la mode, en particulier chez les amateurs de récréations mathématiques. Ce jeu d’origine danoise, d’abord édité aux États-Unis, fut enfin produit au Danemark en 1968 sous le nom de Con-Tac-Tix (fig. 2) par l’association de deux éditeurs : Parker Brother et Skjode pf Skjern 3.

LE JEU DE HEX AUJOURD’HUI

Le Jeu de Hex est à l’origine d’un ensemble de jeux appelés « jeux de connexion » 4 ; certains d’entre eux ont été décrits dans deux numéros de Vers l’Éducation nouvelle en 1989 5. Actuellement, le Jeu de Hex n’est pratiquement pas diffusé par la grande distribution. Cependant, de nombreux professeurs de mathématiques le font découvrir dans les collèges et les lycées. Une association, le Comité international des jeux mathématiques (CIJM) édite une boîte de Jeu de Hex comprenant des tabliers de dimensions différentes (trois modèles sur une face d'un carton fort, et un 4e de 19 x 19 cases sur l'autre face) et… un livret d’une trentaine de pages (fig.5). Cette boîte est toujours disponible sur le site : http://www.cijm.org

figure 5

 notes bibliographiques

1. GARDNER (Martin), Le Jeu de Hex, Problèmes et divertissements mathématiques, Paris, 1964, T1, p.69-78.

2. NASAR (Sylvia), Un homme d’exception, Paris, 2001.

3. BOUTIN (Michel), Histoire et diffusion d’un jeu japonais Gunjin shogi et d’un jeu danois, Polygon-Hex, Actes du colloque de Tamanrasset sur les jeux traditionnels de janvier 2019 (publication pour juin 2019).

4. BROWNE (Cameron), Connection Games, Variations on a Theme, Natick, 2005.

5. BOUTIN (Michel), « Le jeu de Hex, 1re partie », Vers l’Éducation nouvelle, 436, octobre 1989, p. 21-28. « Le jeu de Hex, ses jeux dérivés, 2e partie », Vers l’Éducation nouvelle 437, novembre 1989, p.19-29.


Vers l'Education Nouvelle (n°574, avril 2019)