LA MÉDIATHÈQUE ÉDUC’ACTIVE DES CEMÉA

Enjeux éducatifs autour de la sportification

Le sport occupe une place centrale dans nos sociétés. De nouveaux sports issus de jeux traditionnels sont nés, à la réalité contraire aux finalités affichées (la force physique y est valorisée). Il existe pourtant des sports collectifs innovants aux formes ludiques originales
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Média secondaire

Il existe une ligue mondiale du chase tag (sport qui vient du jeu du chat) et une balle au prisonnier de compétition (le dodgeball) ! Chacun de ces deux « nouveaux » sports cherche à obtenir une reconnaissance de la part des instances olympiques. Mais il semble qu’ils soient des canada dry des jeux d’où ils sont issus. En effet, ils en ont dévoyé la logique interne et perverti le sens, les transformant en lutte compétitive. Aux Ceméa nous préférons de bien loin le Kinball et le tchoukball, sports collectifs innovants où les actions sont tounées vers le ballon et non vers l’adversaire. Ces deux sports possèdent des règles inventives et donnent à jouer et à voir des combinaisons corporelles originales. Ils souscrivent pleinement aux principes qui sont au cœur de l’éducation nouvelle.


Au lendemain des élections européennes du 26 mai 2019, les seuls résultats également à la Une des journaux en France et en Europe étaient les résultats sportifs. Nous n’avions certes guère besoin de nous attarder sur la presse et les médias de ce jour pour constater au quotidien la place éminemment centrale occupée par le sport dans nos sociétés. Depuis son avènement en Europe au XIXe siècle, il a conquis l’ensemble de la planète au XXe siècle.

En France, la mission éducative assignée au sport par Pierre de Coubertin, relayée dans les années Soixante par les pouvoirs politiques, semblerait également toujours d’actualité : « Le sport contribue à former une jeunesse fortifiée, à créer une société nouvelle avec un climat social nouveau.

Il s’affirme l’une des disciplines fondamentales de l’éducation moderne1», écrivaient les rédacteurs de l’essai Doctrine du sport en 1965. Ce processus de sportification2 se poursuit d’ailleurs de nos jours. De nouveaux sports apparaissent, généralement issus de jeux traditionnels3. En voici deux récents et l’analyse de certaines de leurs potentialités éducatives, induites suite à ce processus.

Le Dodgeball : la Balle au prisonnier en compétition

Comme pour la Balle au prisonnier4, les parties de Dodgeball se jouent sur un terrain délimité et l'objectif est d'éliminer le maximum de joueurs adverses. Il se joue en deux mi-temps de quinze minutes à l’issue desquelles l’équipe ayant le plus de joueurs en jeu à la fin de la manche est déclarée vainqueur.

Ce sont désormais trois ou cinq ballons qui sont mis en jeu simultanément, chaque manche commençant par un «rush» où, au signal de l’arbitre, les équipes se ruent vers le centre du terrain afin de tenter de récupérer les ballons.

Pratiqué en 2015 par plus de cinq millions de joueurs dans plus de cinquante pays, le Dodgeball s'est doté en 2010 d'une fédération européenne à laquelle une vingtaine de nations sont affiliées.

En 2015, une fédération internationale représentative de tous les continents a vu le jour. De nombreuses compétitions se sont déroulées ces dernières années. Le Dodgeball est l’un des sports ayant le plus fort taux de développement à travers le monde, ce qui permet à sa fédération internationale d’afficher l’objectif d’une reconnaissance par les instances olympiques afin d’incorporer les disciplines présentes aux JO à l'horizon 2034.

Le Chase Tag : le jeu du Chat se transforme en un sport spectaculaire C’est en jouant avec son fils, en 2011, que Christian Devaux a défini les règles du Chase Tag : « Il voulait savoir lequel de nous deux était le plus fort au jeu du Chat5. On a décidé de mettre des obstacles dans le jardin.6» Une ligue mondiale organise maintenant des compétitions internationales sur des aires normalisées. Des images de leurs événements ont été vues plus de 350 millions de fois en ligne. Chaque joute se joue à deux athlètes. Le poursuivant débute la partie sur une case désignée à cet effet et a vingt secondes après que le buzzer se soit fait entendre pour toucher le poursuivi, qui est déjà dans l’aire de jeu. Si le poursuivant réussit à toucher le poursuivi, il marque un point. Dans le cas inverse, c’est le poursuivi qui marque le point. Le tableau ci-dessous illustre, au travers de traits objectifs et observables, la manière dont les contraintes sportives de la logique interne liées au spectacle et aux pressions sociales fait basculer les jeux traditionnels dans un autre univers. Ce qui compte, c’est ce qui peut se compter. La permutation7 des rôles et la possibilité de la délivrance en particulier disparaissent quasiment avec la sportification. Pour le spectateur, les cascades répétées, souvent automatisées, et les esquives à haute intensité sur un temps très court « comptent » davantage que la prise de risque d’un joueur qui en libérerait un autre.

La désignation d’un vainqueur prime sur le fait de laisser le jeu se poursuivre en changeant les rôles lorsqu’un joueur a réussi à en toucher un autre. Les finalités divergent en somme : si les fédérations cherchent d’abord à se développer en attirant de nouveaux pratiquants et de nouveaux spectateurs, ce ne sont pas nécessairement les objectifs des joueurs ou des éducateurs souhaitant s’appuyer sur des activités physiques pour favoriser une vie ludique épanouie, coopérative et socialisante.

Vers une nécessaire « désportification » ?

L’analyse des traits de logique interne des sports fait apparaître une uniformisation certaine des interactions entre les pratiquants qui génère des effets étonnamment contraires aux finalités affichées. Le recours aux seuls duels, aux situations d’oppositions corporelles directes avec risque de blessures, la recherche à tout prix d’un vainqueur au sein d’espaces fermés génèrent son lot de tensions et de déceptions. La convoitise d’un même objet valorise trop souvent la seule force physique et induit une agressivité qui nous semble souvent compliquer la recherche de mixité, d’hétérogénéité, de faire et de vivre-ensemble : autant de finalités pourtant annoncées dans les programmes et les instructions officielles. Faut-il s’en étonner, le regretter et devons-nous nous résigner à cet inéluctable appauvrissement ?

Nos sociétés se sont certes sportifiées mais les éducateurs ne sont nullement contraints d’utiliser de manière exclusive la forme ludomotrice prévalente : le sport. D’une part nous pouvons proposer les formes ludiques originales8, au travers de l’immense diversité de notre patrimoine mondial de jeux traditionnels, préférer en quelque sorte les originaux à des copies et aller ainsi en ce sens vers une «désportification9». D’autre part, nous devons également être attentifs à proposer des jeux qui ressemblent aux sports collectifs classiques mais dont les règles témoignent d’un caractère « innovant » en montrant une rupture avec les éléments de logique interne des pratiques sportives dominantes aux effets souvent néfastes sur le plan relationnel. Il nous semble qu’il en existe, nous en présentons deux.

 

Le Kinball et le Tchoukball : deux sports collectifs innovants

Le Kinball est l’un des très rares sports collectifs à ne pas reposer sur un duel mais sur une coalition d’équipes: il y en a trois. La structure inédite de ce sport collectif créé au Québec s’accompagne de règles favorisant la coopération puisque l’esprit d’équipe est directement sollicité. Tous les membres de l'équipe doivent être en contact avec le (gros) ballon10 au moment des remises en jeu. À l’issue de celles-ci, il s’agira pour l’équipe appelée de le rattraper avant qu’il ne touche le sol. Le « respect envers l’adversaire », tellement souhaité et si souvent invoqué dans le monde des sports, est ici suscité par le fait que les actions des joueurs seront organisées vers ce ballon et non vers (et contre) les corps des joueurs de l’autre équipe.

 

C’est également le cas au Tchoukball11 où les actions défensives seront même dirigées à l’opposé des joueurs en attaque. Inventé dans les années Soixante-dix, le Tchoukball est un sport créé « scientifiquement » par un médecin suisse12 qui souhaitait à la fois permettre aux joueurs qu’il soignait une pratique sportive associée à un moindre risque de blessures, et mettre au point les règles d’un sport éducatif. Son ouvrage, Étude critique scientifique des sports d’équipe – Le Tchoukball le sport de demain13, expose des idées novatrices s’appuyant sur les aspects biologiques (articulations, blessures) et relationnels (opposition originale sans contact, motivation, combativité sans agressivité, solidarité dans l’équipe) qu’il a soigneusement analysés.

À l’aide de deux surfaces de renvoi spécifiques ou adaptées aux moyens du bord, chaque équipe cherche à faire en sorte que l’autre ne puisse rattraper le ballon lancé sur ces trampolines. L’espace de jeu est commun (pas de camps attribués) et il n’est pas permis d’intercepter les passes de l’équipe qui construit son attaque ni de gêner les attaquants, y compris de manière involontaire. De cette contrainte naît une intéressante liberté offerte au joueur porteur du ballon, qui sera débarrassé de la « pression » classique habituellement ressentie par ces joueurs en sports collectifs. La trajectoire du rebond étant symétrique, la défense concernera chaque membre de l’équipe qui devra d’abord « lire » le jeu de l’autre équipe pour anticiper les trajectoires et occuper les espaces potentiels où le ballon pourrait retomber.

Il en résulte une « confrontation physique intense mais dépourvue de violence corporelle qui présente l’avantage de permettre de faire jouer à rôle égal filles et garçons, jeunes et plus âgés, participants réputés brillants et participants souvent considérés comme faibles14». Ne trouvons-nous pas ici des principes au cœur de l’Éducation nouvelle ? ■


Bibliographie

BRANDT (H.), Étude critique scientifique des sports d’équipe, Roulet, Genève, 1970.
CAILLAT (M.), Sport et civilisation, l’Harmattan, 1996.
PARLEBAS (P.), Jeux, Sports et Sociétés, lexique de praxéologie motrice, INSEP, 1999.
SAREMEJANE (P.), Éthique et sport, Sciences Humaines Éditions, 2016.

Fichiers de jeux Ceméa

Jeux sportifs, 24 jeux sans frontières, 1994, réed. 2007
Jeux du monde, d’ici et d’ailleurs, 2010
Jeux d’autrefois, jeux d’avenir, 2015

Notes
  1. Cité par Michel Caillat, Sport et civilisation, l’Harmattan, 1996.
  2. « Processus social, notamment institutionnel, et par extension résultat de ce processus, par lequel une activité ludomotrice acquiert le statut de sport. » Pierre Parlebas, Jeux, Sports et Sociétés, Insep, 1999.
  3. Les « jeux traditionnels » désignent les jeux non institutionnels, les « non sports ».
  4. Voir « la Balle au prisonnier », (N°4) fichier Ceméa, Jeux du monde, d’ici et d’ailleurs, 2010.
  5. Voir les « jeux de chats », (N°10) fichier Ceméa, Jeux d’autrefois, jeux d’avenir.
  6. In Le Point : « Le Chase Tag, jeu du chat version sport extrême », 12 juillet 2017.
  7. Un réseau est dit « permutant » lorsqu’il y a permutation des rôles (chat et souris) en cas de touche et « fluctuant » lorsque les changements de rôles (prisonnier ou joueur de champ) s’effectuent au gré des choix des joueurs sans permutation ou absorption systématique.
  8. Au titre de cette originalité, voir « les liaisons dangereuses », (N°11) fichier Ceméa, Jeux d’autrefois, jeux d’avenir, 2015 et vidéo de présentation : https://vimeo.com/336426271
  9. « Processus par lequel un sport perd son statut officiel, parce qu’il apparaît désormais désuet ou parce qu’il est pratiqué selon des règles non reconnues par les instances officielles » Pierre Parlebas, Jeux, Sports et Sociétés, Insep, 1999.
  10. Le jeu se pratique avec un ballon d'un diamètre de 1,22 mètre, pesant entre 800 et 1000 grammes, constitué d'une enveloppe synthétique et d'une vessie en caoutchouc.
  11. Voir « le Tchoukball», (N°15) fichier Ceméa, Jeux d’autrefois, jeux d’avenir, 2015.
  12. Le docteur Hermann Brandt, né à la Chaux-de-Fonds en 1897, créateur en 1928 du contrôle médico-sportif au sein de la fédération suisse de gymnastique, a également introduit la pratique du volley-ball et du basket-ball féminin en Suisse.
  13. Le docteur Brandt a reçu pour cette œuvre le prix Thulin de la fédération internationale d’Éducation physique en 1970 « pour un travail méritoire au service de l’éducation physique ».
  14. Fichier Ceméa, Jeux d’autrefois, jeux d’avenir, 2015.

 


Cet article a été publié dans la revue des CEMÉA VEN N° 575 / juillet 2019

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