Totem, littérature de jeunesse et Education nouvelle
Il y a parfois des petits évènements qui pourraient paraître sans importance et qui pourtant restent marqués dans notre mémoire. Lorsque j’avais cinq ou six ans, mon père m’acheta, au stand librairie d’une kermesse, l’album Michka. Ce ne fut ni un moment exceptionnel, ni mon premier livre… Mais pourtant, bien des années après, j’ai encore un souvenir très précis de cet achat. J’ai également gardé en mémoire les aventures étonnantes de ce petit ours philanthrope.
J’ai continué à côtoyer les albums et histoires du « Père Castor » durant mon enfance et plus tard, je les ai utilisés dans des stages de formation à l’animation que j’ai suivis, puis encadrés. J’ai lu et raconté ces histoires aux enfants dont je m’occupais à l’école ou dans des centres de vacances. Marlaguette, Le petit poisson d’or, La plus mignonne des petites souris, La vache orange… m’étaient familiers. A l’époque où les dinosaures firent l’actualité cinématographique et publicitaire, je m’étais mis en recherche d’un livre à contre-courant de cette instrumentalisation agressive et mercantile du jurassique. Un libraire me proposa un album adapté à de jeunes enfants et traitant le thème des dinosaures avec finesse, intelligence et sensibilité. Un livre qui informait tout en racontant une belle histoire… C’était évidemment un album du « Père Castor » !
Les souvenirs et anecdotes transgénérationnelles liés à ces livres sont nombreux et souvent partagés. Ils pourraient être racontés pendant des heures.
La spécificité de cette collection mythique est une vraie prise en compte des réalités et des besoins des enfants. Cela a sans doute permis aux albums du « Père Castor » de traverser le temps, sans avoir à jouer sur une nostalgie d’époque. Ces livres sont toujours d’actualité et d’une grande modernité. Roule galette est une histoire intemporelle, parlant aussi bien aux enfants d’aujourd’hui qu’à ceux d’hier. Une transversalité, que l’on peut retrouver dans les contes. Mais ce parti pris d’une publication adaptée aux besoins et aux intérêts des enfants n’est pas dû au hasard. Paul Faucher, le libraire qui a créé cette collection en 1931, fut l’une des figures de l’Education nouvelle. Ses choix éditoriaux témoignent de ses valeurs éducatives. Le symbole du castor, animal constructeur, annonçant des livres aidant l’enfant à construire et se construire, en est lui aussi représentatif. Paul Faucher a contribué en 1927 à la fondation de la section française du bureau international d’éducation et participé la même année au congrès de la Ligue internationale pour l'Education nouvelle. Il y a fait la connaissance du pédagogue tchèque Frantisek Bakulé, qu’il a contribué à faire connaître en France. Il a également été en relation avec Jean Piaget, Édouard Claparède, Pierre Bovet et Adolphe Ferrière. Une mission d’étude sur les nouvelles méthodes pédagogiques, commandée par du ministère français de l'instruction publique et menée dans différents pays, lui permit de découvrir des expériences de pédagogie active où le livre, la musique, le dessin, les travaux manuels et le sport jouaient un rôle essentiel. Une pédagogie permettant aux enfants d’être autonomes et ouverts sur le monde. En 1946, Paul Faucher ouvrit un centre de recherche biblio-pédagogique, puis l'année suivante, une école pratiquant une pédagogie active. Une expérience qui durera quatorze ans.
La démarche éditoriale de la collection d’albums initiée par Paul Faucher nous rappelle que les livres sont des outils pédagogiques qui permettent aux enfants de construire leur représentation du monde et des rapports humains, de découvrir, d’imaginer, de s’informer, d’avoir envie d’aller plus loin, de bouger, de rêver… et de favoriser leurs apprentissages sensoriels, psychologiques et intellectuels. Dans cette logique pédagogique, les albums du « Père Castor » ne sont pas une instrumentalisation des supports par l’adulte à destination des enfants, mais un outil dont chaque enfant peut se saisir en fonction de qui il est et de ses besoins. Les textes de ces livres sont à la fois légers et graves et peuvent permettre différentes approches et niveaux d’appropriation et de lecture. Ils peuvent être racontés, lus et regardés, car les illustrations y tiennent une part essentielle. Les images amènent à réfléchir, parler, jouer et initient également des émotions de couleurs, de graphismes et de situations.
Le castor constructeur est une symbolique tout à fait représentative de l’Education nouvelle. Une pédagogie qui ne cherche pas à remplir l’enfant avec des contenus et des savoirs, mais à le mettre en situation de les construire et se les approprier grâce à un environnement matériel et humain lui permettant de s’intéresser, de réfléchir, de chercher, de mettre du sens sur ce qu’il découvre ou sur ce qui lui est proposé et cela en fonction sa personnalité et de son évolution. Une pédagogie qui s’appuie aussi sur le rapport à l’autre et la mutualisation. Après quatre-vingt-dix ans, le message pédagogique de Paul Faucher est toujours aussi pertinent, avec des albums mettant les enfants au centre de cette fantastique équation humaine qu’est l’éducation.
Lire et raconter des histoires… Toute une aventure !