LA MÉDIATHÈQUE ÉDUC’ACTIVE DES CEMÉA

L'arpentage, une lecture plurielle

L’arpentage est une pratique qui propose d’explorer le savoir contenu dans les livres dans toutes ses dimensions. Et pour l’explorer complètement, quoi de plus efficace que de voyager à plusieurs ?
Il y a ce moment de silence où, le souffle suspendu, les participant·es de l’atelier assistent pour la première fois à ce geste qui leur est interdit depuis la petite enfance, ce crime de « lèse-culture » : on déchire devant eux les pages d’un livre… Pourtant, il ne s’agit pas d’un geste de destruction, mais du début du partage de la lecture, avant une reconstruction collective du propos de l’auteur. C’est le cœur de la pratique de l’arpentage.
Média secondaire

Il n'y a pas besoin de brûler des livres pour détruire une culture. Juste de faire en sorte que les gens
arrêtent de les lire.

Ray Bradbury, Fahrenheit 451

Dans son roman « Le nom de la rose », Umberto Eco nous narre une enquête médiévale où il faut retrouver un livre, caché au fond d’un bibliothèque secrète. Une leçon à tirer de ce roman, c’est que l’important n’est pas dans l’objet en lui-même mais dans ce qu’il contient, un savoir qui peut être transmis. L’arpentage est une pratique qui replace le livre dans une fonction de véhicule des connaissances et propose d’explorer le savoir qu’il contient dans toutes ses dimensions. Et pour l’explorer complètement, quoi de plus efficace que de voyager à plusieurs ? 

Comment se passe un arpentage ?

 Comme souvent, l’atelier va s’appuyer sur un animateur, une animatrice qui va proposer un livre à découvrir collectivement. Elle peut être un·e « sachant », qui a déjà exploré l’ouvrage, ou bien se placer en posture de découverte comme les autres participant·es1. En premier lieu, ce livre va être présenté au groupe, et chacun·e est invité·e à s’exprimer sur son ressenti, son idée à la vue du titre, de la couverture… Le livre est un objet matériel et esthétique après tout ! On évite cependant la quatrième de couverture, qui présente un point de vue éditorial ou commercial, mais on peut prendre le temps ensemble d’évoquer l’auteur·e et son œuvre si quelqu’un·e les connait davantage.

La deuxième partie s’ouvre sur le moment spectaculaire que nous avons évoqué plus haut : le livre est déchiré et partagé entre les membres du groupe. Chacun·e récupère son morceau d’ouvrage et va être désormais dépositaire de la partie du savoir contenu dans les pages qu’il ou elle a entre les mains. Ces lignes, lues, relues, soulignées, annotées, chacun·e en fera sa synthèse et sa propre interprétation en vue d’une remise en commun.

Enfin, de retour au collectif, c’est par le biais d’un nuage de mots / d’idées sur de petits papiers, de l’élaboration d’une carte mentale, d’affichage que les lignes de force de l’ouvrage sont reconstituées, ré-arrangées, « montées » au sens cinématographique. À la destruction physique initiale du livre succède alors une reconstruction collective du savoir qu’il contient.

À l’issue de l’atelier, chacun·e repart alors enrichi·e non seulement des idées du livre mais aussi des échanges et peut-être avec l’envie de prolonger sa réflexion par une lecture plus conventionnelle de l’ouvrage.

À quoi ça sert et comment l’utiliser ?

Cette approche de lecture partagée peut s’inscrire dans le cadre de pratiques très diverses en formation. Le fait de fragmenter le savoir pour mieux l’assimiler est un élément fondamental de bien des apprentissages : la décomposition d’un geste, le découpage d’un chapitre de cours, l’analyse d’un document par parties sont le quotidien de nombreux apprenant·es.

En adossant cette fragmentation à une pratique collective, l’arpentage insuffle une dynamique à ce processus, en le sortant d’un rythme et d’une interprétation individuelle. Chacun·e s’oblige à lire au même moment que les autres, chacun·e s’efforce de communiquer le plus clairement possible aux autres ce qu’il ou elle a compris de son extrait. Les idées, les mots et leur sens ne restent pas dans l’esprit de chacun·e mais s’affichent aux yeux du groupe qui va les organiser en fonction de ce qu’il veut en faire.

Parmi les pratiques de formation évidentes, il y a la lecture d’articles dans un groupe en formation continue, pour s’emparer de l’actualité ou d’un concept un peu plus ardu. C’est aussi en stage BAFA un bon moyen de découvrir les atouts de la documentation à disposition, de donner envie de s’en constituer une ou d’explorer des ressources en ligne.

Mais l’arpentage, c’est également une porte d’entrée à reproduire avec ses publics en animation, qu’il s’agisse d’ados avec qui on débunke l’actualité ou un public d’EPAHD au sein d’un atelier de lecture. Pourquoi pas non plus, dans les instances associatives où nous agissons, s’emparer d’un rapport, d’un compte-rendu de réunion en passant par l’arpentage ?

L’utilisation d’articles photocopiés permet un partage facile et une lecture très rapide de ces textes courts pour un lecteur, une lectrice aguerrie mais intimidants pour les autres. Au-delà des écrits un peu théoriques, on peut utiliser l’arpentage avec des romans, et susciter l’envie d’aller découvrir une histoire plus loin que les quelques pages dont on a hérité pendant l’atelier.

Pour des adolescent·es au collège ou au lycée, l’arpentage est un puissant levier pour aborder un ouvrage au programme, parfois (très) loin de leurs préoccupations : un roman peut être alors décrit par une classe dans ses grandes lignes, ses enjeux, ses personnages, ses scènes importantes etc. sans pour autant lire l’intégralité du livre, qui est parfois problématique2. Après des réticences parfois fortes lorsque l’arpentage a été diffusé, on trouve aujourd’hui des approches pédagogiques et des témoignages sur les sites de ressources académiques.

Comme on peut le voir, l’arpentage est une activité qui peut s’aborder avec des angles très différents, et qui peut donc convenir à des situations pédagogiques extrêmement variées, auprès de publics très divers. Et ce n’est pas un hasard, car sa conception a été particulièrement réfléchie.

Retours sur les origines de l’arpentage et perspectives

La rumeur fait remonter l’arpentage aux cercles de lecture ouvriers du XIXe siècle, avec un renouveau dans les maquis de la seconde guerre mondiale, porté par des grands noms de l’éducation populaire comme Joffre Dumazedier ou Benigno Cacérès. La rumeur est belle, mais c’est une légende3 : l’arpentage, s’il est bien né au sein du mouvement Peuple et Culture, est une création beaucoup plus récente, puisqu’elle remonte aux années 1990.

C’est Jean-Claude Lucien, un militant de Peuple et Culture, qui invente cette approche de la lecture collective4 à l’occasion d’un stage. Il y a bien dans l’arpentage un lien avec les cercles ou clubs de lecture, mais plutôt dans le sens où il s’inscrit en rupture avec ceux-ci : au lieu de s’appuyer sur le partage d’un texte par un individu vers le collectif (partage peu actif et finalement peu émancipateur), l’arpentage permet à chacun·e de partager une partie d’un texte avec tous pour reconstruire activement le propos.

Le terme a été adopté en référence métaphorique aux opérations, à la fois savantes et exploratoires, de délimitation et de bornage des terres. Il représente à la fois l’aspect rigoureux d’une recherche structurée, et en même temps la possibilité d'un cheminement inventif.

Extrait de la fiche « Arpentage » proposée par Peuple et Culture 5

Cette idée est essentielle dans l’arpentage, qui peut effectivement aller bien au-delà d’une simple lecture à plusieurs. Au cours d’une journée d’études en 2014, Christian Maurel6 nous livrait ses sentiments de fascination et de détresse vécus en tant qu’auteur au moment du partage physique de son livre entre des participant·es. Très vite pourtant, il s’était émerveillé de la perspicacité du collectif : non seulement le groupe avait su reconstituer son cheminement intellectuel mais avait également trouvé des ponts entre les idées qu’il n’avait lui-même pas perçu au moment de l’écriture. Le travail des lecteurs et lectrices venait alors compléter sa réflexion d’auteur et lui donner de nouvelles perspectives sur son propre travail.

On le voit, il y a dans l’arpentage quelque chose de profondément transformateur : il s’agit pour un lecteur, une lectrice de s’emparer de la pensée de l’auteur·e, et on peut tout à fait imaginer une prolongation par un temps de ré-écriture, de re-création sous une forme graphique, théâtrale etc. en fonction des envies des participant·es. L’arpentage apporte en ce cas le regard réflexif sur la pratique de lecture, d’écriture, de création et provoque alors une mise en mouvement vers d’autres pratiques à expérimenter individuellement ou collectivement : c’est la mise de nouveaux projets d’activités.

L’approche par l’arpentage se veut d’ailleurs elle-même non figée, constamment en évolution : si initialement les ouvrages sont plutôt des ressources théoriques, la pratique au fil des ans va se tourner vers d’autres formes d’expression. Les enseignant·es qui s’en emparent se tournent volontiers vers le roman, mais il est aussi possible d’arpenter un tableau, une exposition, un lieu, un film… Arpenter, c’est finalement passer d’un point de vue individuel à une pensée collective, les expérimentations peuvent se multiplier indéfiniment…

Enfin, pédagogiquement, il ne faut pas non plus occulter ce qui nous relie à cette pratique : il y a dans l’exploration systématique proposée par l’arpentage une proximité avec les démarches d’enquête (mise en avant par John Dewey entre autres) qui se retrouvent directement dans ces moments d’exploration et d’appropriation de nos démarches d’activité en éducation nouvelle, qu’elles soient formalisées ou non.

Un outil de conscientisation

Plus de 4000 livres viennent d’être interdits dans les écoles et les bibliothèques aux États-Unis. Subversifs, transgressifs ou permettant simplement aux enfants et aux adultes de grandir en connaissance et en réflexion, les savoirs de toutes sortes sont aujourd’hui menacés dans de nombreux pays du monde. Des groupes de médias privés ou publics alimentent ce mouvement en ne proposant plus que des contenus tronqués ou biaisés.

De même, les algorithmes d’intelligences artificielles génératives proposent de digérer et de recomposer des textes du monde entier, en consommant toujours plus d’énergie7 et en écartant volontairement là encore une partie des savoirs.

À son échelle moindre, l’arpentage, au contraire, nous permet de partager du savoir, de le transmettre, d’éveiller les consciences et d’agir en créant collectivement de nouvelles intelligences. Activité jubilatoire et transgressive, l’arpentage se révèle un puissant outil de conscientisation pour l’éducation populaire, facile à mettre en place et à diffuser dans tous les espaces où nous agissons.

Fiches sur l'arpentage

Méthode pour animer un arpentage

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Le livre déchiré… un déchirement ?

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Pratiquer la lecture collaborative pour se former

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Notes

  1. Les modalités précises varient selon les ressources, plusieurs liens figurent à cet effet en blibliographie.
  2. « En classe, la non-lecture des œuvres a longtemps été la norme. On y étudiait des fragments et non des œuvres intégrales. » Maité Eugène, « Ne pas lire les livres imposés au collège ou au lycée, c’est grave ? », The Conversation, 04/02/2025.
  3. Lecture populaire et lecture ouvrière, deux composantes du système de lecture français - Noë Richter - https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1983-02-0123-001
  4. L’arpentage initial est cependant légèrement différent : J.-C. Lucien ne déchire pas les livres, il estime même nécessaire de conserver l’ouvrage initial pour pouvoir le relire. C’est une pratique qui est apparu ultérieurement chez des militants plus jeunes, et qui laisse rarement indifférent, au point de devenir la principale image évoquée à propos de l’arpentage.
  5. Fiche « Arpentage » sur le site de Peuple et culture - https://peuple-et-culture.org/media/pages/ressources/fichearpentage/bb6870d4d5-1734646157/fichearpentage_pec.pdf
  6. Christian Maurel est sociologue et auteur de deux ouvrages sur l’éducation populaire parus aux éditions L’Harmattan : « Education populaire et travail de la culture. Éléments d'une théorie de la praxis » (2001) et « Education populaire et puissance d'agir. Les processus culturels de l'émancipation » (2010)
  7. En 2026, la hausse de la consommation électrique des centres de données, des cryptomonnaies et de l’IA pourrait s’élever à l’équivalent de la consommation électrique de la Suède ou de l’Allemagne, par rapport à 2022 selon l’AIE. (π Le 3,14 - Polytechnics Insight – La revue de l’Institut Polytechnique de Paris, oct. 2024).


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